Nuruddin Farah, l’artiste le plus célèbre de la Somalie, est né en 1945 à Baidhoba mais il a grandi à Khallafo, un village de l’Ogaden, cette province occidentale éthiopienne peuplée majoritairement par des Somalis. Sa production littéraire, qui comprend une dizaine d’ouvrages (romans et pièces de théâtre) présente maints paradoxes. En premier lieu, signalons la fidélité quasi obsessionnelle de Nuruddin Farah à l’endroit de sa Somalie natale en dépit de, ou plutôt à cause de l’exil que le Général Mohammed Siad Barré, le dictateur qui a régné de 1969 à 1991, lui a imposé dès 1974. Depuis, il mène une existence nomade à travers l’Europe, l’Amérique et, surtout, l’Afrique. Il vit, à présent, entre Kaduna, au Nigeria, et Londres quand il n’est pas en déplacement. Si Mogadiscio, la capitale somalienne, devient un jour non plus le terrain de jeu des milices meurtrières mais un théâtre de création et d’imaginaire un peu comme le Dublin de Joyce ou le Vieux Caire de Mahfouz, elle le devra sûrement à son romancier de fils.
Depuis trente ans, cet exilé cosmopolite a trouvé refuge dans la littérature ; il dit se sentir à l’aise dans cette langue anglaise qui lui a offert, semble-t-il, gîte et couvert. Le second paradoxe tient au fait que cet écrivain sans lecteurs dans son propre pays jouisse d’une réputation internationale non négligeable. Le récipiendaire du très convoité Neustadt International Prize for Literature de cette année, délivré par la revue World Literature Today de l’université américaine de l’Oklahoma, est également tenu en haute estime par ses collègues écrivains comme Salman Rushdie, Chinua Achebe ou Nadine Gordimer. Ce prix bisannuel, décerné seulement depuis 1970, concurrent sérieux du Prix Nobel (cf. La Quinzaine littéraire, février 1982), récompense pour la première fois un écrivain d’Afrique noire ; et c’est loin d’être une tare, l’unique auteur français distingué restant Francis Ponge en 1974. A cette occasion, Nuruddin Farah avait pour parrain le Kenyan Ngugi Wa Thiongo et pour concurrents Philip Roth, le Haïtien Frankétienne, la romancière anglaise Doris Lessing ou les poètes américains Adrienne Rich ou John Ashbery pour ne citer que quelques noms. C’est Nadine Gordimer qui écrivait justement que Nuruddin Farah est « l’un des interprètes les plus fins de l’expérience troublée du continent africain « tandis que Salman Rushdie renchérissait en signalant qu’il est « l’un des plus fins romanciers africains actuels « .
Mais de tout cela l’auteur n’en a cure ; têtu et secret, il se contente de poursuivre son art, d’éviter les fausses évidences, de multiplier les paradoxes.
Les romans de Nuruddin Farah sont désormais disponibles en français (à une exception près : A Naked Needle, 1976), grâce aux éditions Le Serpent à plumes ainsi que Zoé de Genève. Dons, son dernier roman paru en France, subtilement traduit par Jacqueline Bardolph, nous plonge dans un Mogadiscio d’avant la belligérance. Malgré les pénuries et les coupures d’électricité, les Somaliens se font fort de vivre en toute sérénité. Ils inventent mille stratagèmes pour trouver les denrées les plus élémentaires, du lait en poudre pour les nourrissons à l’essence pour les taxis collectifs. Mais leurs espoirs, leurs rêves et leur soif de dignité restent intacts : « Contre toute attente, il y avait dans l’air une certaine gaieté. Chacun était prêt à entamer la conversation avec de parfaits inconnus sur n’importe quel sujet, même si la principale préoccupation de tous était la pénurie d’essence et les coupures de courant « (p. 10-11). En tout cas, Nuruddin Farah est là pour éviter les écueils du pathos, du misérabilisme et du pauvre-mais-politiquement-correct, autrement dit la position bien confortable de la victime geignante. Toujours, chez Nuruddin Farah, les êtres gagnent en chair et en profondeur mentale qu’il écrive au féminin comme dans certains de ses précédents romans, Née de la côte d’Adam (Hatier, 1987), Territoires (Serpent à plumes, 1995) et Dons ou, gageure non moins exemplaire, qu’il se mette à la place d’un patriarche pieux et asthmatique comme dans Sésame ferme-toi (Zoé, 1997). Partout, on rencontre la même chaleur, la même compassion et la même ironie à l’endroit de tous ses personnages, des plus odieux aux plus vertueux.
Mais revenons à Dons. Duniya, une infirmière d’une trentaine d’années et une mère dévouée à ses trois enfants, s’attelle à son éducation sentimentale. Bosaaso, jeune veuf, est l’homme avec qui elle va tisser une toile toute d’attention et de tendresse réciproques : « une histoire est née « . Et le roman de démarrer. Parallèlement à cette intrigue amoureuse, le romancier décline le thème du « don » à plusieurs niveaux sans jamais tomber dans le didactisme et la sécheresse par trop théorique.
Si le titre renvoie explicitement à l’Essai sur le don de l’anthropologue français Marcel Mauss, l’idée de ce roman lui est venue à la suite d’un voyage en Gambie, à la fin de la décennie 1970, où l’auteur a été témoin d’un « don » américain de 10 000 tonnes de riz au gouvernement local. Après quoi, non seulement les autorités ont pu acheter les voix des électeurs grâce au long riz américain mais, de surcroît, les Gambiens se désintéressèrent de leur riz court. Dans le roman Duniya, est « donnée » en mariage une première fois à un vieil aveugle par ses parents contre quelques menus cadeaux. Les occasions du donner et du recevoir se multiplient dans le roman en créant des liens complexes entre les personnages. Les dons influent sur tous les partenaires et « finissent par créer des obligations « : on appelle cela de la soumission dans la sphère familiale, du clientélisme à l’échelle nationale et de l’aide humanitaire au niveau international.
On ne saurait cependant réduire ce beau roman à cet exposé politique au sens fort du terme. Dons se clôt sur une scène de communion : un repas préludant le mariage de Duniya et de Bosaaso. Nuruddin Farah est au mieux de sa forme créatrice, il va sans dire que ce don du ciel mérite le lectorat le plus élargi.
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