Parmi les auteurs sud-africains de théâtre contemporain, Athol Fugard est peut-être le plus accompli et sûrement le plus connu à l’étranger. Mais dans les townships que nous avons parcourues, son nom ne nous a jamais été mentionné par nos amis comédiens. Et pourtant, il a produit dans son oeuvre considérable, entre 1958 et 1973, cinq pièces appelées à juste titre The Township Plays en raison de leur inspiration commune dans ces anciens lieux de résidence obligatoire pour Noirs, Métis et Indiens sous le régime racial de l’apartheid.
Les pièces de Fugard ont été, dès leur origine, multiraciales, car produites en collaboration avec un des acteurs noirs qui ont souvent grandement contribué au texte même. Pourquoi sont-ils dès lors méconnus dans les milieux des townships ?
Prenons comme exemple, à l’instar du critique Robert Kavanagh, la première pièce de Fugard faisant partie des Township Plays : No-good Friday. Elle a bien été le produit d’une collaboration entre Blancs et Noirs, mais il s’agit d’une collaboration ayant germé entre intellectuels blancs et noirs. Et ces intellectuels noirs, comme Lewis Nkosi ou Bloke Modisane, ont clairement courtisé l’intelligentsia libérale blanche de l’époque (fin des années 50) et ont à leur tour été courtisés par celle-ci. Faisant partie, avec Ezekiel Mphahlele et beaucoup d’autres, des journalistes qui travaillaient pour le désormais mythique Drum Magazine, ces intellectuels étaient considérés comme le reflet et l’expression d’une nouvelle culture noire, qui se révélait pourtant un instrument de l’hégémonie culturelle des Blancs d’expression anglaise ([1], ch. 5).
No-good Friday est située à Sophiatown, quartier de Johannesburg qui fut complètement rasé en 1956 pour devenir zone blanche sous le nom de Triomf et dont les habitants noirs allèrent constituer l’actuelle Soweto.
L’originalité de la pièce, en dehors de ses qualités artistiques, est d’avoir été écrite à l’époque par un Sud-Africain et d’être basée sur des personnages et des situations typiques des milieux urbains noirs du pays. Elle documente la bataille quotidienne pour la survie, qui demande de jongler entre débrouillardise, racket et corruption. Le faible est désigné comme stupide et inutile et n’a pas droit à l’existence.
La reconstruction de cette communauté urbaine n’est pas sans vérité, mais l’accent y est trop mis sur des composantes culturelles négatives. Kavanagh indique ainsi que cette pièce porte un jugement sur la communauté et fait ressortir la culture traditionnelle comme arriérée, alors que la culture libérale blanche semble un but à atteindre. Le véritable ennemi se situe au contraire dans l’idéologie qui a dicté les conditions inhumaines de cette lutte pour la survie – cette idéologie qui a donné naissance à l’aberration même de l’apartheid ([1], p. 73).
On peut mieux comprendre l’attitude de Fugard et sa perspective des Townships Plays si l’on se réfère à son histoire personnelle. Dennis Walder [2] fait un rapprochement entre Fugard et Camus, auteur que Fugard admire d’ailleurs beaucoup. Comme lui, il appartient de par sa naissance et son éducation à un groupe dominant mais défavorisé : la minorité blanche des colonisateurs, qui est à la base des sentiments anti-noirs les plus virulents et tenaces. Comme Camus, il s’est élevé contre les intérêts idéologiques du groupe. Son choix a porté sur des idéaux libéraux humanistes ; son engagement s’est orienté vers la pensée occidentale. On l’a d’ailleurs récemment beaucoup critiqué pour ses présupposés eurocentriques et pour ses vues idéalistes.
Les cinq pièces écrites par Fugard et ses co-auteurs [2] sur la vie dans les townships noires ont donc été influencées par la perspective du libéralisme blanc et sa façon de s’opposer à l’apartheid, mais n’ont jamais réellement touché la grande masse des habitants des townships. Tout autre fut la destinée de Gibson Kente, auteur de théâtre devenu mythique dans ces mêmes townships et inspiration principale du théâtre communautaire dont il sera question plus loin.
Kente, né dans l’Eastern Cape, est de langue maternelle xhosa. Ses pièces sont écrites en anglais, mais sont basées sur une culture non-anglophone, de même que les acteurs et le public africain, xhosa, zoulou ou sotho, sont non-anglophones. Le choix d’un anglais propre aux zones urbaines noires permet la compréhension entre communautés différentes et est donc motivé par un souci de communication. D’ailleurs, les pièces de Kente, des musicals, ont d’autres composantes au moins aussi importantes que la langue : la musique, la danse, les gestes, la pantomime. En fait tout ce théâtre du corps qu’on retrouvera dans le théâtre communautaire sud-africain. (Pour une analyse de Kente, voir [1], [2], [3].)
Gibson Kente fut à la tête d’une compagnie indépendante de théâtre très populaire dans les années 1966-76 surtout dans les townships. Le mot « indépendante » signifie qu’elle l’était administrativement et surtout vis-à-vis du pouvoir blanc qui jusque-là avait subventionné, créé et même dirigé des spectacles devenus aussi populaires que le musical King Kong, où se produisaient des chanteurs, danseurs et musiciens noirs. Ecrit et dirigé par des Blancs pour l’Union des Artistes Sud-Africaine, ce musical est basé sur l’histoire véritable du boxeur Ezekiel Dhlamini.
Kente a baigné dans la musique depuis le début de sa carrière. Ses premières influences sont les hymnes catholiques et la musique traditionnelle xhosa. De King Kong, il a tiré sa sensibilité envers la musique jazz africaine et l’idée de diriger des musicals pour Noirs. Très vite, il a décidé de créer ses propres pièces et son deuxième musical Sikalo sera déjà un succès qui changera le cours du théâtre noir sud-africain.
Sikalo n’est pas la première pièce à traiter de la culture urbaine noire et de ses sujets à sensation : gangsters, jazz et shebeens (lieux de vente illicite d’alcool dans les townships, d’habitude tenus par des femmes appelées shebeen queens). Là où Kente a un avantage sur la vision de Fugard et des auteurs de King Kong, c’est qu’il exprime des valeurs positives dans ses pièces, notamment le sens de la communauté et celui de la famille. Dans les townships, ces composantes ont su, comme nous avons pu le constater, survivre autant au processus d’urbanisation qu’à celui d’exploitation raciale et économique de la période d’apartheid.
C’est toutefois un type de théâtre qui, en dépit du fait qu’il s’adresse à des masses noires majoritairement ouvrières à la fin des années 60, est loin d’être critique envers l’apartheid. Coplan l’appelle un théâtre de » prise de conscience « , mais Kerr le considère néanmoins comme une progression remarquable par comparaison avec les musicals contrôlés par les Blancs, car en dépit de ses stéréotypes, il fait parler une culture de l’intérieur en la présentant aussi comme porteuse de valeurs fondamentales ([4], p. 219).
Les pièces de Kente devinrent plus politiques au milieu des années 70, surtout sous l’influence du mouvement sud-africain Conscience Noire, qui était inspiré par le mouvement américain Black Power. Kente fut donc arrêté en 1976 et revint à son retour en 1977 au style de théâtre qu’il avait toujours chéri.
Kente créa des personnages et un milieu social avec qui le public pouvait s’identifier. La structure de la pièce en épisodes, forme d’origine traditionnelle, se retrouvait dans presque toutes ses oeuvres. Au-delà du texte, considéré comme pauvre par un public cultivé, ses pièces avaient une prise extraordinaire. Ses parties musicales étaient capables de fondre un public d’entités séparées en une expérience globale d’intense identité culturelle. Une représentation d’une pièce de Kente était une expérience unique et exaltante ([1], p. 139).
Cette expérience est restée gravée dans l’esprit des gens des townships qui se pressaient pour aller le voir. Aux dires d’un ami, la première fois que la télévision sud-africaine transmit une des pièces de Kente, toutes les familles étaient réunies dans les townships devant l’écran pour regarder enfin « quelque chose d’africain ».
Cette idée de communauté, nous l’avons retrouvée dans le théâtre des townships que nous avons étudié [5]. Nous avons choisi de l’appeler communautaire parce qu’il a son origine dans la communauté et qu’il s’adresse à la communauté. Il est en fait constitué par des artistes qui, comme dans la tradition africaine, sont intégrés dans le tissu social.
Les troupes de théâtre que nous avons rencontrées dans différentes townships de l’Afrique du Sud sont toutes composées de jeunes artistes qui avaient au début constitué leurs groupes sur la base d’un réseau d’amitiés ne débordant souvent pas les frontières d’un quartier. C’était aussi une réaction à la forte instabilité et la violence qui avaient frappé les townships à la fin des années 80. Des états d’urgence successifs et des troubles constants avaient déstabilisé une génération entière de jeunes. Ces groupes de théâtre, au-delà de leurs capacités artistiques indiscutables, voulaient s’affirmer comme une source d’inspiration et comme une force de transformation sociale au sein même de leurs lieux de résidence. Ils s’adressaient pour les aider dans leur développement à des adolescents éventuellement exclus des structures scolaires en place. Ils utilisaient le langage du corps et les activités artistiques comme un moyen de formation et d’épanouissement de la personnalité.
On reconnaît dans cette attitude le prolongement de la tradition africaine de l’artiste qui entretient des liens étroits avec la communauté. On y voit aussi le choix d’une expression artistique éloignée des strictes catégories occidentales de musique, danse et théâtre, formant un ensemble harmonieux où ces différentes activités se complètent.
Le texte de la pièce est oral et créé de façon communautaire par toute l’équipe. Le directeur de l’ensemble disparaît pour laisser place à un facilitator qui peut changer à tour de rôle, donnant lieu à une hiérarchie pluridimensionnelle fondée sur les différentes capacités et expériences des membres du groupe.
Comme dans la tradition africaine, le public agit de façon interactive durant le spectacle. Il fait des commentaires, se joint aux parties musicales, souligne ce qu’il aime ou n’aime pas. Ce dialogisme et les composantes non verbales de la pièce, les chants, la musique, la danse, les parties lyriques, donnent un rythme tout à fait unique à la représentation qui, comme dans le cas des pièces de Kente, devient une expérience globale et humaine.
Cette humanité surgit aussi des sujets des pièces qui ont un contenu fortement social, quelquefois politique, mais jamais militant. On y traite du chômage, des problèmes de l’éducation, de la violence dans la rue et dans la famille, de l’emprise de l’alcool, de la condition de la femme et – tout récemment – du sida.
Pour ces jeunes, la lutte a consisté à choisir un travail artistique et communautaire là où l’apartheid cherchait à déraciner toute une culture à travers une idéologie raciale et économique. Le rite qui visait à récupérer une voix qu’on voulait muette est devenu prise de conscience de son propre rôle dans la société. La tradition a été réinventée à travers l’art, et celui-ci a réinventé la communauté.
Si Fugard cherchait la liberté dans des idéaux libéraux et si Kente s’efforçait de donner une voix à sa communauté, ces jeunes troupes de théâtre représentent la communauté même qui a résisté au cheminement brutal de l’apartheid. Une communauté qu’on voulait morte à jamais et qu’on retrouve dans le chant de ses fils.
[1] Kavanagh, Robert Mshengu Theatre and Cultural Struggles in South Africa, Zed Books, London, 1985.
[2] Fugard, Athol The Township Plays, Oxford University Press, Oxford, 1993 (Introduction de Dennis Walder).
[3] Coplan, David In Township Tonight : South African Black City Music and Theatre, Longman, Harlow, 1985.
[4] Kerr, David African Popular Theatre, James Currey, London, 1995.
[5] Coray-Dapretto, Lorenza Le Théâtre Communautaire Sud-Africain, L’Harmattan, Paris, 1996. ///Article N° : 242