Véritable phénomène de société en Ouganda, le talk show radiophonique – dans un contexte politique singulier – illustre, ici comme dans bien d’autres pays, un nouveau processus de participation des populations à l’espace public.
À Kampala, les ondes retransmettent inlassablement les jingles des différents talk shows qui se livrent une concurrence acharnée : « Radio One. When you call radio starts ! », « Tough talk, definitive issues ! It’s Mwenda Live ! Only on KFM ! Hard hitting opinions from people who matter ! And you can contribute ! » Les injonctions à la participation sont omniprésentes et le public y répond largement. Dans les studios de KFM, à l’heure de l’émission d’Andrew Mwenda, présentateur vedette connu pour son insolence, les lignes de téléphone sont toujours saturées et les SMS arrivent par centaines
Inspirée de l’Ujamaa, la démocratie du Mouvement instaurée par Yoweri Museveni en 1986 voyait dans les partis politiques une importation coloniale et la cause de la cristallisation d’identités ethniques et religieuses qui ont conduit aux affrontements sanglants qu’a connus le pays. Jusqu’en 2005, les partis politiques avaient le droit d’exister, sans pouvoir organiser de rassemblements publics et les candidats aux élections devaient se présenter sans étiquettes partisanes, afin d’éviter qu’un parti ne s’attribue la totalité des sièges sans laisser de place aux autres. La représentation politique est basée sur des arènes de délibération et de prise de décision locales. Dans un tel contexte et au vu du succès initial de ce système, la prise de parole populaire est devenue un enjeu politique de premier ordre.
Depuis la fin des années 1990, elle représente aussi un pivot des rapports de force entre les médias et le gouvernement, ce sur quoi les journalistes s’appuient pour répliquer aux contractions autoritaires du régime. En 1992 a été lancé le principal quotidien indépendant, The Monitor, qui se distingue par sa liberté de ton sur des sujets aussi sensibles que les guerres du Congo, les affaires de corruption au sein du Mouvement et la guerre qui ravage le nord du pays, ce qui a valu au journal des attaques judiciaires ou policières. Malgré cela, les journalistes ont réussi à préserver leur indépendance en assumant un rôle de promotion de la prise de parole citoyenne, c’est-à-dire en usant du même registre de légitimation que le pouvoir, ce qui place ce dernier dans une situation contradictoire pour les interdire.
Depuis la libéralisation des ondes en 1993, plusieurs dizaines de radios ont fait leur apparition à Kampala. Parmi elles Capital FM et Monitor FM, qui vont lancer des talk shows comme le célèbre Capital Gang, ou Talk of the Nation. Les différents présentateurs ont imposé sur les ondes une économie de l’insolence, prenant le gouvernement à partie, organisant à l’antenne des affrontements d’une franchise rare et encourageant les auditeurs à donner leur avis par téléphone. Certains, comme le pasteur Martin Ssempa, revendiquent ainsi un rôle de porte-parole et de défense des opprimés.
Avec la campagne électorale qui précède l’élection présidentielle de 2001, une fracture se crée au sein du Mouvement et un nouveau mode de conflictualité apparaît qui va impulser la création d’espaces de débat dans la capitale. En effet, le colonel Kiiza Besigye, freedom fighter et ancien médecin du président, se présente à l’élection et va incarner le premier défi sérieux au leadership de Museveni. Ne reniant pas les bases idéologiques du Mouvement, il condamne les dérives affairistes du régime et la volonté de Museveni de s’accrocher au pouvoir. Une campagne électorale passionnée s’en suit. C’est à ce moment-là qu’apparaissent l’émission d’Andrew Mwenda, qui multiplie les provocations, et l' »ekimeeza », sur Radio One.
« Ekimeeza » (ebimeeza au pluriel) signifie « grande table » en luganda. C’est une émission de débat hebdomadaire qui a la particularité de se tenir dans un bar et d’être ouverte à tous. Elle a pour origine des rassemblements informels de personnes qui commentaient l’actualité de la campagne. Au fil des semaines et devant l’ampleur que prenait la candidature de Besigye, ces réunions ont pris de l’importance, jusqu’à accueillir plusieurs dizaines de personnes. C’est à ce moment qu’une journaliste de Radio One a proposé à sa rédaction et aux personnes à l’origine de ces débats de les retransmettre en direct. L’émission revendique le fait de passer outre le biais du téléphone et d’être donc plus populaire, même si de nombreuses barrières subsistent.
Au sein de la petite assemblée, les attentes sont multiples et reflétées par des codes de prise de parole et de présentation de soi. La trame de ces derniers a été élaborée par un groupe d' »anciens », parmi ceux qui avaient initié ces débats : les « co-ekimeeza people ». Ce code écrit veut créer un espace de débat idéal : chaque individu peut y participer librement, les « explosions d’émotions » sont rejetées et le témoignage personnel banni : l’argumentation est de mise, sur des sujets nationaux ou internationaux.
L’affluence croissante a conduit à la mise en place de règles très strictes sur les tours et le temps de parole. Des personnages veillent au respect de ces règles : le « chairman », issu des « co-ekimeeza people », qui anime le débat, le « contrôleur de plateforme » qui passe le micro et le « time keeper ». Chaque orateur parle une fois cinq minutes, les « invités », en général des hommes politiques, une fois dix minutes.
Au début de chaque séance, les personnes voulant prendre la parole s’inscrivent sur une liste. Cette dernière est revue à la marge par les journalistes et le chairman selon différents critères de représentativité : le sexe, les appartenances partisanes et/ou la position par rapport au sujet. Au niveau des identités partisanes, leur énonciation n’est pas exigée sur Radio One mais largement adoptée par les auditeurs, remettant en cause les codes du Mouvement.
Une autre ekimeeza, sur CBS, reconstitue physiquement un Parlement sur le modèle de la chambre britannique : les opposants sont placés sur la gauche, les pro-Mouvement sur la droite, cristallisant des oppositions partisanes. Pour de nombreux participants, l’ekimeeza (aussi appelée « Parlement du peuple ») est un moyen de mettre en scène un parlement idéal en termes de représentativité, concurrent du parlement national, afin de montrer les carences de ce dernier. La participation à ces émissions est, selon les auditeurs, un moyen de faire passer leurs revendications. En effet, ils sont persuadés d’être écoutés et pris en compte par les autorités, même si l’influence réelle de ces émissions sur l’agenda politique ne semble être effective que sur des sujets très consensuels.
Les vrais effets de la participation à ces émissions se retrouvent dans les itinéraires biographiques de certains participants. Nombreux sont ceux qui voient dans ces émissions de véritables écoles de la prise de parole et de la politique, voire qui envisagent à plus ou moins long terme d’entamer une carrière. Certains candidats à des élections locales ou universitaires recherchent une audience et viennent tester leurs capacités oratoires, cherchant à détourner les vecteurs classiques et parfois sclérosés de la réussite politico-administrative. Ce genre de posture est encouragé à la fois par le sentiment de remplir une mission de porte parole plus ou moins assumée (d’une communauté, des femmes pour certaines des rares participantes féminines ou des « sans voix » en général) ou par des histoires très connues à Kampala de réussite professionnelle ou politique d’anciens participants aux ebimeeza, recrutés par exemple par le Mouvement après s’être fait remarquer lors de ces émissions.
Mises en scène d’un débat démocratique idéal, ces espaces véhiculent des espoirs de réussite et des attitudes pleines d’enseignement sur ce que doit signifier le pluralisme en Ouganda.
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