Léonard Vincent, journaliste et responsable du bureau Afrique de Reporters sans frontières (RSF), revient sur l’évolution de la liberté de la presse sur le continent africain.
L’Afrique est souvent présentée, à tort, comme une entité unique, comme si les problématiques étaient les mêmes d’un pays à l’autre. Est-il néanmoins possible de dresser un bilan de la situation de la liberté de la presse en Afrique ? Pouvez-vous nous rappeler quelles ont été les grandes évolutions ces dernières années ?
L’Afrique n’est pas une singularité, un continent homogène, il s’agit avant tout d’un monde divers, hétéroclite, où l’on trouve toutes les situations. L’Afrique, c’est un continent plus grand que l’Europe occidentale et j’éprouve toujours une certaine difficulté à parler de « l’Afrique » comme d’un monde qui aurait des règles uniques et pour lequel des solutions simples seraient nécessaires et suffisantes, comme certains nostalgiques du colonialisme ou panafricanistes le laissent entendre.
C’est pour cette raison que l’on ne peut dresser le portrait de la liberté de la presse en Afrique que comme une mosaïque de situations très diverses. Situations extrêmes d’abord, en Erythrée ou au Zimbabwe, où l’on a connu plutôt une dégradation ces dernières années. Ainsi le Zimbabwe s’est doté en 2002 d’un arsenal législatif très répressif à l’égard de la presse. Depuis cette date, les autorités ont régulièrement recours à ces lois répressives, dont des amendements sont venus renforcer la portée. En 2005, la nouvelle mouture de la loi relative à la publication de fausses nouvelles a fait passer la peine encourue de deux à vingt ans de prison. Cette aggravation se traduit également par l’apparition de nouvelles lois, comme celle relative à l’interception des communications, votée en 2007, qui permet au gouvernement de surveiller e-mails et téléphones. Ce type de législation est rare au niveau mondial et le Zimbabwe, à l’image de la Chine ou d’un certain nombre d’autres pays ultra autoritaires, s’est doté de cet arsenal. Dans ce cas précis, il s’agit donc de la dégradation d’une situation qui n’a fait qu’empirer depuis 2001 pour l’Erythrée et 2002 pour le Zimbabwe.
Vous évoquez le cas de l’Erythrée, mais la Corne de l’Afrique dans son ensemble apparaît comme une zone de non-droit pour les journalistes
Cette année, il est vrai que la Corne de l’Afrique a été une priorité pour le bureau Afrique à RSF, et ce pour plusieurs raisons. D’abord en Somalie, parce qu’un espoir était né du Gouvernement Fédéral de Transition (GFT) et qu’il ne s’est pas concrétisé. L’insurrection des tribunaux islamiques, l’affrontement qui s’en est suivi et la victoire finale du GFT, soutenu par les Éthiopiens et la communauté internationale, n’a pas donné lieu à la pacification du pays espérée, du moins en ce qui concerne la capitale. Sept journalistes ont été tués sur le territoire somalien. Trois d’entre eux étaient personnellement visés, c’est notamment le cas d’Ali Iman Shamarke, directeur de la radio HornAfrik, l’un des médias les plus populaires du pays.
En Erythrée, le conflit récurrent avec le voisin éthiopien a entraîné une crispation du régime. C’est un motif de révolte permanent de voir que les pressions de la communauté internationale s’exercent ailleurs que sur la sauvegarde des libertés civiles et politiques des Erythréens, notamment celles des journalistes encore présents sur le territoire.
En Éthiopie, la crise de 2005 a commencé à trouver une solution mais a laissé des séquelles importantes. Les journalistes qui ont frôlé une condamnation à vie ou la peine de mort se sont tous exilés et vivent aujourd’hui au Kenya. La corne de l’Afrique est devenue une sorte de grande zone de transition qui a encore beaucoup de chemin à parcourir avant que l’on puisse parler d’une solution satisfaisante où la liberté de la presse est une réalité.
Vous dressez un portrait très sombre de la situation de la liberté de la presse, ne peut-on être plus positif pour d’autres États ?
Pour d’autres pays évidemment, la situation de la liberté de la presse s’est améliorée : des démocraties se sont stabilisées, permettant la construction d’une relation pacifiée, organisée et structurée entre la presse et les gouvernements, mécanisme indispensable à la survie de l’État de droit, dont la légitimité s’est ainsi renforcée. C’est par exemple le cas du Ghana où pratiquement aucune atteinte à la liberté de la presse, tout du moins institutionnelle, n’a été enregistrée. En Tanzanie ou au Bénin, la situation s’est réellement améliorée, et ce à partir des outils qui avaient été mis en place afin d’intégrer la presse privée dans la démocratie. Enfin, il y aussi des situations un peu exceptionnelles, des tournants historiques comme en Mauritanie, où, après le coup d’État de 2005, les lois ont été réformées, la censure abolie, la presse privée développée, les médias publics libérés de l’emprise de l’État.
En définitive, on pourrait donc dresser un panorama très contrasté, sans caractéristique unique. La seule caractéristique unique vaudrait aussi bien pour l’Afrique que pour le monde entier, c’est-à-dire que partout les violentes crises politiques font les premières victimes parmi les journalistes, locaux ou étrangers. On a vu ainsi qu’en Birmanie un journaliste japonais a été tué, et en Côte d’Ivoire, quand la situation a commencé à sérieusement se détériorer, Jean Hélène a été assassiné. Quand des démocraties se désagrègent, que ce soit par la faute du gouvernement, d’un mouvement rebelle ou d’une intervention extérieure, les journalistes sont, ont été et seront les victimes de la violence.
Quels sont les réels moyens à disposition de la communauté internationale pour permettre une amélioration de la sécurité des journalistes ?
D’abord, il faudrait que la communauté internationale prenne au sérieux la signature des traités par ses partenaires. L’Erythrée, l’Éthiopie, la Gambie, le Zimbabwe, tous les régimes autoritaires d’Afrique – ainsi que des pays plus libres mais problématiques comme le Burkina Faso, la République démocratique du Congo ou le Niger – sont signataires d’un certain nombre de traités, comme le pacte international relatif aux droits civils et politiques ou la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DDH). Il semble que pour ces gouvernements, ces traités ne sont que des torchons avec lesquels ils peuvent prendre des libertés en toute impunité. Ces gouvernements se sont engagés auprès de la communauté internationale et leurs signatures figurent au bas des documents qu’ils méprisent et foulent régulièrement aux pieds.
La communauté internationale doit exiger de la part de tout le monde, et pas seulement des pays africains, le respect des traités signés. Il faut qu’enfin les gouvernements les plus autoritaires reconnaissent que la DDH est un texte à respecter, ou qu’ils assument de ne pas s’y conformer et se rétractent. Dès lors on pourrait voir qui est dans le club des pays prêts qui garantissent les droits de l’être humain et qui ne l’est pas. Ce serait une première étape.
La deuxième étape serait d’avoir des exigences claires et notamment de comprendre qu’on ne peut pas exclure des négociations politiques les libertés civiles et politiques ; il serait aberrant de considérer que du pain suffit quand l’exigence de base de tous les démocrates c’est du « pain et des livres ». Le pain est peut être indispensable à la survie mais les livres sont nécessaires à la pérennité de l’existence. En Erythrée, les gens ont certes peu de pain mais ils en ont, la survie alimentaire est assurée – certes avec l’aide de la communauté internationale – mais le pays se vide tout de même de ses habitants dans des conditions abominables, à pieds à travers le Soudan, la Lybie, le Sahara, la Méditerranée. On ne peut pas parler de coopération bilatérale lorsque seuls les intérêts du gouvernement sont pris en compte. La coopération bilatérale implique de se préoccuper d’un pays, c’est-à-dire d’une population et d’une société civile. Ne pas prendre en compte ceux qui sont opprimés, ou les considérer comme un problème annexe, ce n’est pas faire de la coopération bilatérale mais de petits arrangements sans réel avenir.
Le 20 septembre 2007, Moussa Kaka, correspondant de RFI et de RSF au Niger a été arrêté puis accusé de « complicité de complot contre l’autorité de l’État ». Quels sont exactement les tenants et les aboutissants de cette affaire ?
Il est fréquent que les journalistes se trouvent accusés de porter atteinte à la sûreté ou la sécurité de l’État, et ce dans l’exercice de leurs fonctions. En général, les affaires sont résolues assez vite car l’extravagance de ce type d’accusation tombe sous le coup de l’évidence. On ne peut pas considérer comme un crime d’exercer le métier de journaliste.
En l’occurrence, au Niger, la situation est complexe parce que le gouvernement est entré dans une logique basée sur la défense autiste des ses intérêts, de ceux du président Mamadou Tandja et de son discours. Aujourd’hui, Moussa Kaka est réellement et sincèrement considéré comme un traître à sa nation alors qu’il est simplement coupable d’avoir été l’un des meilleurs journalistes de la région et d’avoir fait ce qu »aucun autre journaliste n’a été capable de faire. Il a révélé les revendications politiques du Mouvement des Nigériens pour la Justice (MJN), les rebelles touaregs, contredisant ainsi la version officielle. Pour s’en rendre compte il fallait interviewer les chefs du MNJ, ce qu’a fait Moussa et ce qu’aucun autre journaliste nigérien, ni étranger, n’est parvenu à faire. Il a réussi à obtenir des documents, des photographies et des informations très précises sur cette rébellion touareg. Ce nouvel éclairage n’a pas été toléré par le gouvernement nigérien. Pour ce dernier, il s’agissait d’une agression d’origine extérieure, menée par des bandits manipulés par la Libye, qui n’avaient d’autre objectif que de piller et continuer leur trafic. Ce n’était pas le cas, Moussa l’a montré et a été puni pour ça.
Nous espérons faire sortir Moussa en essayant de convaincre le gouvernement nigérien de sa méprise. Il croit que Moussa est un traître, nous pensons qu’il est un excellent journaliste. Il s’agit de dépasser ce bras de fer absurde opposant un gouvernement en colère, blessé par la mort de certains de ses soldats, à un journaliste, afin de montrer au gouvernement qu’il a fait fausse route dans son analyse du conflit qui l’oppose au MNJ et que c’est grâce à Moussa Kaka qu’il pourra développer une nouvelle stratégie. Au lieu de l’incarcérer, les autorités nigériennes devraient le remercier.
Dernière question : fin 2006, moins de 15 pays africains figuraient sur la liste établie par RSF des pays dans lesquels la situation de la presse était « satisfaisante ». Qu’en est-il cette année ?
Cette année, la situation s’est dégradée. Dans des pays dans lesquels on avait placé beaucoup d’espoir, comme le Bénin et le Mali, les lois sur la diffamation n’ont pas été réformées, malgré les promesses et le fait qu’elles n’aient pas été appliquées depuis longtemps. Elles ont été de nouveau appliquées, ce qui a conduit en prison les journalistes de tabloïds à scandales. Nous n’avons cessé de répéter que l’incarcération n’était pas une réponse à ce type de problème, et que les pays démocratiques doivent refuser de voir leur justice appliquer des peines disproportionnées aux délits.
La situation s’est également dégradée en Guinée Bissau où, sous les coups des narco trafiquants colombiens, la société est en train de se désagréger. Les journalistes ne peuvent pas parler et briser le tabou du narco trafic dans lequel sont impliqués des membres du gouvernement et des autorités militaires, sous peine probablement d’être assassinés. En attendant, ceux qui franchissent les lignes rouges fuient le pays.
En Erythrée, nous pensons que de très mauvaises nouvelles sortiront à nouveau des bagnes de M. Issaias Afeworki. La liste des quatre journalistes morts en détention depuis 2001, dont Fessehaye Johannes, dit Joshua, écrivain et journaliste pour l’hebdomadaire interdit Setit, va sans doute encore s’allonger. La population continuera à fuir, y compris les journalistes des médias publics qui ne tolèrent plus cette dictature dans laquelle Issaias Afeworki a plongé son pays.
La situation s’est donc vraiment dégradée. Il y a une sorte de résignation de la part de l’Afrique et de la communauté internationale à voir dans ce continent une terre de massacres. Il y a un mépris considérable de la part des gouvernements, hommes politiques et autorités militaires à l’égard de la presse, et ce même dans les démocraties avancées.
Dans ces conditions, sans une réforme des mentalités, sans une pression internationale plus intelligente que celle exercée aujourd’hui, sans une réforme intellectuelle de cette coopération entre les gouvernements, sans une nouvelle invention des relations bilatérales entre l’Afrique et les pays occidentaux, on se trouvera face à ces petits arrangements. Les gouvernements ne consentiront à libérer des journalistes qu’en contrepartie de demandes politiques qu’ils auraient formulées au préalable.
De vastes chantiers sont à ouvrir, les relations nord-sud sont teintées par la question du droit d’ingérence, et celle du rapport postcolonial entre anciens colons et anciens colonisés. Toutes ces questions doivent être soulevées par les intellectuels africains et européens et par les hommes politiques des deux continents avant que l’on puisse améliorer la situation dans des pays où défendre les droits de l’homme et faire du journalisme restent des exercices à haut risque.
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