Editorial

Se rendre insaisissable

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« L’identité africaine n’existe pas en tant que substance. Elle se constitue, dans des formes variées, à travers une série de pratiques ».
Achille Mbembe, A propos des écritures africaines de soi, bulletin du Codesria 1, 2000, Dakar.

L’africanité ? Voilà un sujet casse-cou ! Car dès qu’on essaye de la définir, elle vous file entre les doigts. Voilà un sujet piégé : les impasses sont telles qu’il vaudrait mieux ne pas l’extirper. Voilà un sujet polémique aussi, puisqu’elle cristallise toutes les projections et tous les replis identitaires. Mais voilà un sujet essentiel : c’est quand on veut bien le mettre en crise que ce concept devient moteur et ouvre des perspectives d’avenir.
Remontons dans le temps : lorsque les philosophes des Lumières ont défini une nature commune aux êtres humains qui fonderait des droits universels, la question fut posée de savoir si les Africains en faisaient partie ou pas – en somme s’ils étaient des êtres humains, des alter ego, des semblables. On mit les différences en exergue et on les théorisa comme des inégalités parfaitement naturelles : comment aurait-on pu sinon justifier la traite puis la colonisation et l’apartheid ? Après avoir été animal corvéable à merci, le progrès fut pour l’indigène de se civiliser pour accéder au statut commun, de s’assimiler. Pour cela, il devait renier toute différence. Rien d’étonnant à ce que les penseurs africains se soient attelés à la tâche d’une affirmation de soi : Fanon, Césaire, Senghor affirment l’humanité de l’Africain. Se libérer, c’est pouvoir décider de soi : il s’agira de remplacer « civilisation » par « progrès » et d’affirmer la singularité culturelle de l’Africain tout en le décrivant comme victime. L’émancipation est ainsi pensée comme une coupure, pour reprendre l’expression d’Achille Mbembe : « le rêve fou d’un monde sans autrui ».
Les discours identitaires radicaux s’appuient sur la race, la géographie et la tradition, mêlant volontiers les termes pour définir une authenticité excluante (il faut être Noir ou vivre en Afrique pour être Africain etc). Mudimbe aura beau montrer que l’identité africaine est le produit d’une invention où l’Autre a une grande part et d’autres auteurs clairement la définir non comme une constance mais comme un devenir, une dominante de la pensée demeure qui évite soigneusement l’autocritique tout en glorifiant la différence. Et pourtant, c’est en sortant de cette singularité que l’on peut marquer son appartenance au monde, non pour s’y fondre mais pour y apporter ce qu’on est et l’enrichir : se considérer comme semblable aux autres permet d’établir avec eux la relation qui permettra une intégration qui ne soit pas assimilation. C’est bien sûr valable pour toute la planète.
Mbembe en appelle à un regard endogène qui ne soit pas la seule revendication d’une filiation, d’une généalogie ou d’un héritage, qui ne soit pas réhabilitation de l’appartenance, de la différence, du territoire, de la tradition. Mais alors qui soit quoi ? Ce dossier donne des pistes de réponses : et si ce n’était pas aussi précis que ça ? Et si l’africanité aujourd’hui, c’était tout simplement déjouer les projections en se rendant insaisissable ? Mais pas pour s’isoler ni se renier : pour s’affirmer au contraire comme une richesse pour le monde.

///Article N° : 1837

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