Editorial

Les ponts et les conflits

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« J’ai bien peur que tu aies perdu quelque chose
A ne pas t’arrêter pour me parler
Je t’aurais dit le passé
En t’expliquant le présent »
Saul Williams, Sha Clack Clack

A l’heure où j’écris, la municipalité de New York se demande si elle ne va pas tout de suite reconstruire les tours jumelles : de puissants faisceaux lumineux créeraient l’illusion de leur présence dans la nuit.
Dérisoire illusion : n’était-ce pas ce qui ressortait de la réaction des Noirs américains aux attentats du 11 septembre ? L’affirmation de leur patriotisme fut aussi forte que celle de toute l’Amérique, comme en ont témoigné nos correspondantes à New York. Et cela bien qu’ils continuent de subir une ségrégation officiellement bannie en 1964. Dans un récent article du Monde Diplomatique (sept. 2001), Dalton Conley, professeur à l’Université de New York, montre comment elle se perpétue perfidement. Dans une « Winner-Take-All-Society » (société où les gagnants prennent tout), un même niveau de rémunération ne suffit pas à faire évoluer l’inégalité. La richesse accumulée, souvent le produit des héritages, détermine la mobilité sociale. L’exemple immobilier est frappant, alors même que posséder sa maison reste le meilleur moyen pour disposer d’un capital. Si des Noirs s’installent dans une zone blanche, tout le quartier perd de la valeur : on cherchera à les en faire partir !
Au lieu d’encourager l’épargne des plus pauvres, le gouvernement Bush mise sur la baisse de l’impôt sur les successions : ce n’est pas prêt de changer ! Pourtant, le patriotisme noir-américain est au summum et les réactions violentes et racistes envers leurs « frères » noirs immigrants venus d’Afrique gardent toute leur vigueur. Les « Africains-Américains » s’alignent ainsi sur le fameux Nimby général, le « not in my back yard » (pas dans mon jardin), expression du rejet systématique de tout ce qui viendrait dévaluer son environnement et partant son capital.
A Little Senegal comme ailleurs, là où ils se regroupent, les Africains migrants reconstruisent les relations sociales du village – un véritable défi au normes ambiantes de promotion sociale. Le lien ancestral est devenu trop ténu pour motiver une réelle solidarité. Au contraire, et bien inconsciemment, la honte d’avoir été esclavagisé renforce la réaction émotionnelle déjà suscitée par l’intérêt économique. L’émotif engendre la violence. Le rejet des Africains par leurs cousins noirs puise sa source dans les ségrégations accumulées.
Pourtant, les ponts culturels sont bien là, et les artistes ne manquent pas d’en explorer la fécondité, affirmant une fois de plus le rôle prophétique de la création artistique. Ce dossier témoigne tant de ces ponts que de ces conflits. New York sinistrée, vidée de ses touristes et secouée dans tous ses équilibres, réduit ses aides à la Culture. Le mouvement est général : décidément, Monsieur Ben Laden avait vu loin dans sa volonté de déstructuration. Il nous faudra à tous beaucoup de maturité pour passer le cap. Sans doute nous faudrait-il aussi ressusciter une valeur bien galvaudée : la générosité.

///Article N° : 2057

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