Editorial

La traite négrière : mythes et idées reçues

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 » … avec toutes les succursales de ma peau
Brodées à tous les comptoirs de la barbarie. « 
Gratien Zossou
Moi depuis toujours, l’esclave de toujours

Occultation de la mémoire
Rien d’étonnant à ce qu’on n’en parle pas : la traite pose des questions morales trop délicates pour qu’on s’y penche volontiers. Ce n’est pas que les sources manquent : le fisc obligeait les négriers à tenir des livres précis. C’est plutôt que la traite fait partie du refoulé de la mémoire mondiale. Ses causes profondes sont peu analysées, sa réalité est furtivement traitée dans les livres d’histoire, sa spécificité n’est pas reconnue. On en fait un épisode de l’histoire entre l’Europe et l’Afrique alors qu’elle constitue un fait majeur aux conséquences immenses pour le temps présent. Les négriers eux-mêmes, et même les membres de l’Assemblée Constituante qui l’aboliront en 1794, préféraient parler de  » la chose « …
En commémorant l’abolition de l’esclavage, on risque de confondre traite et esclavage. Instrument de domination, le travail forcé a existé dans toutes les civilisations de la haute antiquité. Les cités grecques en ont fait une institution. L’Europe carolingienne comptait 20 % d’esclaves ; même l’Eglise en était grande propriétaire ! Toujours la même logique : la déshumanisation par le changement de nom, les châtiments corporels, la soumission aux exigences sexuelles des maîtres, la torture. Mais lorsqu’au 15e siècle débute la traite, le plus grand déplacement de population de tous les temps (les chiffres tournent autour de 20 millions de Noirs transportés en Amérique), c’est un phénomène bien spécifique qui se met en place :
– La traite ne touche que les Noirs d’Afrique. Alors que les affranchis de l’Antiquité pouvaient s’intégrer à la société en une ou deux générations, les esclaves des Caraïbes et des Amériques conservent dans la couleur de leur peau la marque de leurs origines serviles.
– La traite impressionne par sa durée : elle ne prendra fin qu’à la fin du 19e siècle, avec l’abolition au Brésil (1888).
– La traite a été organisée juridiquement par le Code noir, édit du roi Louis XIV de 1685, un texte monstrueux s’il en est et bourré de contradictions. Il insiste sur la christianisation des esclaves, et leur reconnaît donc une âme, mais les chosifie comme objet de commerce, les traitant tantôt de meuble tantôt d’immeuble. Il énonce leurs droits mais les renie aussitôt par des interdits et des sanctions : à la première fugue, l’esclave perd une oreille ; on lui taille les jarrets s’il récidive et on le décapite s’il recommence. Il régularise l’affranchissement mais perpétue la soumission des affranchis, élargissant ainsi l’infranchissable démarcation entre maître et esclave à la frontière entre Blancs et Noirs.
Car c’est bien le racisme qui permet la traite. Le débat est ancien. Avant les grands voyageurs, l’Europe se considérait comme le centre de la terre. Dans ses marges du Sud, en Afrique, l’Ethiopie désignait globalement le pays des  » hommes à la face brûlée « . Certains encyclopédistes du Moyen Age les décrivaient comme des hommes de justice et de sagesse. La grande majorité cependant les associèrent à l’obscurité et au mal, les renvoyant aux forces de l’ombre et de l’enfer. L’imagerie nécessaire pour asservir les Noirs était en place.
Ambiguïté de l’abolitionnisme
La traite s’installe dans la relative indifférence des libres-penseurs européens. Même si quelques voix s’élèvent pour la condamner au nom de la morale, elles n’ont aucune concrétisation politique et se contentent d’entériner un mal accompli. Ils n’échappent souvent pas au racisme que leurs successeurs du XIXe siècle théoriseront en une inégalité de l’espèce humaine ; Voltaire écrivait en 1734 dans son Traité de métaphysique :  » Les Blancs sont supérieurs à ces nègres, comme les nègres le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huîtres « . Et, bon bourgeois prévoyant, il possédera des actions à Nantes chez Montaudoin, le grand armateur négrier de l’époque…
Car le noeud de la traite est bien l’intérêt : non seulement celui de la rentabilité immédiate mais aussi la question de fond posée par Montesquieu puis par Voltaire qui fait dire à l’esclave rencontré par Candide :  » C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe  » ! Que ce soit au nom de l’Evangile ou du droit naturel, les abolitionnistes ne pouvaient triompher que s’il résolvaient le problème économique :  » l’anti-esclavagisme du XVIIIe siècle, écrit Yves Bénot, porte en germe la colonisation européenne de l’Afrique au XIXe siècle « . Grégoire et Mirabeau, tout comme la  » Société des Amis des Noirs  » mais aussi les abolitionnistes britanniques, voyaient dans les établissements européens en Afrique le moyen de  » civiliser  » les Africains… et de continuer à produire les denrées nécessaires au bien-être et au développement européen. Les futurs colons leur donneront raison les armes à la main pour appliquer aux colonies le travail forcé…
Lorsqu’après la guerre de 14-18, les bases de l’impérialisme commencent à être mises en cause, la traite est étudiée comme un crime, dans une perspective paternaliste. On affirmera que les esclaves étaient une marchandise bon marché alors qu’ils étaient échangés à des Africains bien organisés contre armes à feu, fer, cuivre et plomb, alcools, textiles européens et imprimés d’Inde, cauris de l’océan Indien, pacotilles. On affirmera que les négriers entassaient les esclaves durant le transport, acceptant un taux de mortalité élevé, alors qu’ils cherchaient à le réduire pour limiter leurs pertes. Loin de nous l’idée de restaurer une quelconque humanité à la traite négrière ! L’Occident doit regarder en face l’horreur qui a fondé son développement car on ne pardonne qu’à celui qui reconnaît son passé. Mais assumer l’horreur implique de considérer la traite pour ce qu’elle était : une froide organisation économique guidée par l’intérêt. Seule son étude scientifique peut chasser les mythes avaleurs de mémoire, ces mythes qui contribuent justement à faire de l’abolition une avancée humaine renforçant la bonne conscience occidentale, comme si la page de l’hégémonie était définitivement tournée.
L’abolition nous est ainsi présentée comme le résultat d’une grande croisade morale agitant la pensée occidentale alors que les arguments économiques et politiques dominaient et que les Noirs furent eux-mêmes, par émeutes et maronnage, les principaux acteurs de la lutte abolitionniste. Les révolutionnaires qui proclamèrent la première abolition française craignaient avant tout la sécession, la révolte et la mainmise des Anglais sur les plantations. La décision de l’Assemblée Constituante en 1793 suit l’insurrection de St Domingue (qui mènera à l’indépendance de la colonie en 1804 après la défaite des troupes napoléoniennes chargées de restaurer l’esclavage ; elle retrouve alors son nom amérindien d’Haïti). L’émancipation britannique suit la longue rébellion des esclaves en Jamaïque (1831-32). Et que l’on ne nous bassine pas avec les grandes déclarations humanistes de Schoelcher : il ne réussit à convaincre le gouvernement issu des journées révolutionnaires de février 1848 que dans la crainte d’une révolte générale si l’on maintenait le status quo.
Les difficultés rencontrées par les  » nouveaux libres  » montrent d’ailleurs à quel point l’abolition était conjoncturelle. Aux Caraïbes, les accords entre les gouvernements européens et les comptoirs d’Inde, d’Indonésie et de Chine organisèrent l’arrivée de plusieurs centaines de milliers de coolies sous-payés qui les exclurent du marché du travail. Aux Etats-Unis, les Etats du Sud s’empressèrent de mettre au point une politique de ségrégation et de discrimination raciale dès leur défaite dans la guerre de Sécession en 1865 (date de la création du Ku Klux Klan dans le Tennessee).
En définitive, la question de l’indemnisation ne sera bien sûr posée que pour les colons : jamais un dédommagement des anciens esclaves ne fut abordé.
Difficile mémoire
Si des penseurs des Lumières comme Diderot sentirent que la question de l’esclavage et de la traite mettait en cause l’unité et l’égalité de l’espèce humaine et donc les fondements de la démocratie, leurs voix restèrent lettre morte : au Nord comme au Sud, tout le monde est impliqué.
Du côté africain, il est souvent politiquement correct de nier la collaboration des Africains avec les marchands d’esclaves. Pourtant, selon Djibril Tamsir Niane,  » si l’on excepte quelques rares cas d’incursions de négriers blancs à l’intérieur des terres, l’organisation de la traite dans le pays profond a été presque uniquement l’affaire des Africains.  » Le rapt précéda l’organisation de la traite, mais au 17e siècle, précise Elikia M’Bokolo,  » les grandes nations européennes avaient imposé une sorte d’éthique au commerce négrier  » : n’acheter que des esclaves régulièrement vendus par les Africains. Il s’agit bien sûr d’une relation inégale imposée, sans cesse menacée par le recours aux armes, machination infernale qui précipita dans la décadence des royaumes en apogée comme celui du Kongo ou enjoignit d’autres comme celui du Dahomey à trouver par razzia les esclaves à échanger contre les armes à feu nécessaires à leur défense.
Des souverains et chefs religieux éclairés essayèrent d’organiser la résistance mais ne purent faire front. Les soulèvement de Gorée en 1724 et 1749, de St-Louis en 1779 et de Galam en 1786 furent noyés dans le sang. Au 19e siècle, toutes les entités politiques avaient fini par perdre leur cohésion : les sociétés étaient vulnérables à l’aventure coloniale.
Cette généralisation de la violence fut ainsi désastreuse pour l’Afrique et reste trop négligée dans l’explication des problèmes actuels du continent :
– les rivalités ethniques sans cesse attisées par les négriers provoquèrent une excessive centralisation des pouvoirs ;
– la concurrence des produits manufacturés européens provoqua le déclin de l’artisanat local ;
– l’insécurité entraîna la stagnation des techniques culturales agricoles ;
– la guerre mobilisant les hommes développa l’esclavage domestique pour la culture des champs ;
– la peur devint, selon Joseph Ki-Zerbo,  » une des dimensions de l’âme africaine « .
Que commémorer ?
C’est la traite qui est abolie et non l’esclavage ! Dans les faits, l’esclavage moderne existe (cf. encadré) et surtout dans les têtes. Tant que subsistera la croyance en l’inégalité entre les hommes, il fera ses ravages physiques et psychiques. C’est en cela qu’il est encore universel. Commémorer son abolition ne peut dès lors faire illusion : reposer la question des droits de l’homme et de la citoyenneté ne peut se faire sans bousculer les représentations que l’on a de l’Autre et interroger les bases encore vivantes de l’hégémonie. Cela ne peut aller sans chasser bonne et mauvaise consciences : la traite n’a pris fin que grâce à la révolte réelle et potentielle de ses victimes ; les esclaves n’ont survécu que grâce à la force de vie que représentaient les images de leurs dieux, les souvenirs de leurs contes ancestraux, les rythmes de leurs chansons ; ils ont apporté avec eux leur sagesse morale, sociale et technologique ; ils ont enrichi les sociétés où on les débarquait. De ce métissage culturel est né un renouveau encore vivant aujourd’hui.
Célébrer cette vitalité revient à affirmer au monde que, malgré l’horreur, ce mélange a du bon, mais sans tomber dans la béatitude : il ne s’agit pas de célébrer une soupe, un united colours où les apports de chacun seraient gommés au profit de l’intégration dans le modèle unique. Il s’agit au contraire d’affirmer qu’une société progresse quand, plutôt que d’assimiler, elle laisse les expressions originelles se vivre et s’exprimer, quand elle reconnaît la richesse qu’elles apportent à sa propre dynamique, en somme quand elle valorise et intègre sa pluriculturalité – et que par contre elle régresse quand elle croit pouvoir imposer au monde la prétendue universalité de ses modèles.
La mémoire engage à ne pas recommencer : il ne s’agit pas tant de demander pardon que de restaurer le savoir de ce qui est refoulé. C’est un travail plutôt qu’un devoir. Restaurer la mémoire sera donc avant tout chasser les mythes et l’oubli, accepter l’autopsie pour faire le deuil des intégrismes et des fixations de toutes sortes, reconnaître que son identité ne peut être qu’un processus toujours renouvelé puisqu’en perpétuel devenir, avoir l’immense maturité de ne plus voir dans les défaites que des parenthèses mais les germes éventuels d’avancées futures, tabler sur un melting pot qui apprenne à respecter les spécificités de chacun pour mieux les intégrer.
L’esclavage moderne
Les derniers pays à abolir l’esclavage furent l’Iran (1928), l’Ethiopie (1942), le Qatar (1952), l’Arabie saoudite (1962) et la Mauritanie (1981). Mais il n’a pas disparu. Les anciens esclaves mauritaniens ont trop de mal à subsister indépendamment de leurs anciens maîtres. La pratique du servage et des rapts d’enfants se perpétue encore. Au Soudan, la guerre civile semble aggraver les choses, le trafic d’enfants étant pratiqué par des forces armées à des fins politiques. L’esclavage moderne a su prendre d’autres formes : la servitude pour dettes, répandue en Amérique latine et en Asie du Sud-Est, et spécialement en Inde et au Pakistan, et l’exploitation des femmes et des enfants : pornographie et prostitution, ateliers clandestins de travail forcé, domestiques impayés, vente à d’autres familles…

///Article N° : 299

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