Le Maroc est connu comme le pays des festivals de cinéma et la petite ville de Martil, station balnéaire à quelques kilomètres de Tétouan, ne déroge pas à la règle. Du 30 octobre au 4 juin, elle s’est fait hôte de la onzième édition du Festival Ciné de Martil.
Cette partie nord du Maroc, une région colonisée par l’Espagne, en fait un lieu de prédilection pour les échanges et la promotion des cinémas marocain, espagnol et sud-américain. Les langues privilégiées y sont donc l’arabe et l’espagnol, même si dans la région cette dernière est de moins en moins pratiquée par les jeunes générations. À l’origine, cette manifestation prenait la forme de « Rencontres » autour de longs-métrages, elles sont devenues depuis 2006 un festival qui se décline en une programmation aux facettes multiples. Avant tout une compétition de courts-métrages, elle intègre aussi une compétition documentaire, une série d’hommages – cette année à l’acteur marocain Amidou, à l’actrice espagnole Concha Cuetos, tous les deux présents – les projections en plein air étant d’ailleurs consacrées à quelques grands films de la carrière d’Amidou. La programmation comptait aussi un colloque dont la thématique était « Le cinéma témoin de son temps », des rencontres-débats avec Khalid Youssef, cinéaste égyptien très présent sur la Place Tahrir et sur les télévisions pendant la révolution égyptienne, une Master Class avec Michel Khleifi, cinéaste palestinien, auxquelles se sont ajoutées des projections en matinée pour les scolaires. Dans cette manifestation, c’est la coopération entre diverses institutions et associations qui nous semble particulièrement riche d’enseignements sur le possible devenir d’une culture de cinéma et constitue l’objet de la réflexion qui suit.
Les projections du Festival avaient lieu au Cinéma Rif, la seule salle de cinéma à Martil qui jouit en outre du charme désuet d’une salle de petite ville. D’une jauge d’environ 400 places, redécorée et dotée d’un nouvel équipement de projection, elle est au cur de la manifestation. Autrefois privée, elle a été rachetée à sa fermeture par l’Association Ciné-Club et Culture avec des subventions accordées par la ville de Martil. Son Directeur, Ayoub Elanjari Elbaghdadi, est également président de l’association et Secrétaire Général de la Fédération nationale des Ciné-clubs au Maroc. Comme d’autres membres du bureau, il est venu au cinéma par les ciné-clubs dont il a conservé un regard forgé à travers une cinéphilie classique. L’objectif de l’association est donc de développer localement une culture de cinéma à travers plusieurs actions réparties sur l’année, des projections destinées au public scolaire, des actions auprès des étudiants, des projections mensuelles, des colloques, le dernier en date étant une rencontre sur les personnages historiques dans le cinéma marocain. L’association compte aussi introduire à partir de la rentrée prochaine des projections, en avant-première, des nouveaux films marocains. Le festival, financé en grande partie par la ville ainsi que par l’université Abdelmalek Essaadi et le CCM, constitue un moment important pour la promotion de Martil. Il est l’aboutissement du travail de cinq ou six membres de l’association ainsi que d’une bonne vingtaine de volontaires très mobilisés. Les entrées au festival sont gérées par un système de « pass » accessible gratuitement pour les étudiants et toutes les personnes intéressées.
Sans doute la raison d’être de cette manifestation, la compétition de courts-métrages constitue une vitrine sur les recherches thématiques, narratives et formelles et le lieu d’une réflexion sur le cinéma. Si la mutation du cinéma vers le numérique brouille la frontière de plus en plus ténue entre cinéma et médias, la vitalité du court ne cesse de nous rappeler la différence essentielle entre les deux, la recherche permanente d’un regard distancié. Avec un jury présidé par Mohamed Ismail, le réalisateur marocain, cette compétition mettait en jeu trente-et-un courts, parmi eux cinq marocains, une douzaine d’espagnols et autant d’Amérique centrale ou du sud, une sélection dont les réalisatrices étaient largement absentes, seulement deux femmes.
Nous ne saurions rendre justice à un ensemble de productions aussi diverses et nous nous contenterons d’en dessiner quelques tendances. Le court-métrage est une pratique exigeante qui requiert la capacité de créer un monde, une atmosphère, un univers mental en quelques plans et d’exprimer dans une trame narrative contenue, une construction formelle qui amène une vision singulière. Les courts retenus se détournaient des propos directement sociaux, économiques et politiques pour privilégier une réflexion sur la représentation du rapport de l’humain au monde alors qu’il est aux prises avec la solitude, l’incompréhension, le silence et la mort. Ce qui ne veut pas dire que ces mêmes dimensions sociales, politiques et économiques y demeurent ignorées, bien au contraire, mais qu’elles apparaissaient filtrées au prisme de ces univers décalés. Nous avons pu ainsi noter le très silencieux Coral (2011, par Ignacio Chaneton, Argentine) qui construit le désarroi intérieur d’une femme déterminée, assise le regard fixé droit devant elle, sa famille condamnée à la pauvreté, avant qu’elle ne prenne en main la lutte pour la préservation de leur modeste vie. El orden de las cosas (2010, Cesar Esteban Alenda et Jose Esteban Alenda, Espagne), grand prix du jury, est centré sur une femme prenant son bain. Elle regarde sa liberté et son intégrité, dévorées progressivement par le pouvoir de son mari et de l’ordre social qui l’y autorise. Avec une attention soutenue à la couleur, au cadrage, le film évoque les années qui passent, l’enfant qui grandit, et la cage qui se referme par une simple addition de meubles dans l’espace clos de cet intérieur d’un bleu et blanc propre et faussement apaisant. C’est également une femme muette qui constitue l’objet du monologue prolixe d’El Rio (2010, par Adrian Saba, Pérou), un court qui construit la relation amoureuse d’un couple à partir de la voix off volubile de l’homme, dans une trame narrative dans laquelle passé et présent, réalité et rêve, s’entremêlent jusqu’à en devenir indistincts. Toute la construction est soumise à la disparition inéluctable de la femme à laquelle le monologue effréné tente de résister. El Rio a partagé le grand prix avec un très beau La Vie courte (2010, par Adil El Fadili, Maroc), une fiction ayant déjà reçu de nombreux prix dont celui de la 12e édition du Festival de Tanger en 2011. Histoire d’un enfant né dans les années 70 livré à lui-même, sa mère étant morte en couches, le film conte ses échecs dans une chronique des quarante dernières années. Peu de comédies, de récits drolatiques fondés sur une chute inattendue, si ce n’est une histoire marocaine de photomaton et la relation contradictoire qu’il entretient avec l’islamisme (Clics et déclics, 2010, par Adelilah El Jaouary, Maroc) ou encore l’histoire espagnole d’un fils qui semblait ne jamais vouloir quitter le foyer de ses parents (Adios papa, Adios mama, 2010, par Luis Saravilla Hernandez, Espagne), un court élaboré à partir d’un plan séquence. Le premier a reçu une mention spéciale et le second le prix Nourredine Kechti, du nom d’un réalisateur décédé l’année précédente auquel le festival rendait hommage.
Étrangement, mis à part Eu nao quero voltar sozinho (2010, par Daniel Ribero, Brésil) qui explore avec sensibilité l’éveil du désir dans un trio adolescent et obtint une mention spéciale, les jeunes apparaissent peu à l’écran dans les fictions qui mettent beaucoup en scène des figures adultes ou âgées, des enfants aussi. Par exemple dans le beau Naia et la lune (2010, par Léandro Tadashi, Brésil), une vieille femme raconte aux enfants rassemblés autour du feu la légende de Jacis, le gardien qui habitait le ciel et transformait en étoiles les jeunes filles dont il tombait amoureux. Une enfant réveillée par la lumière de la lune se lance éperdue à la poursuite de l’astre brillant, espérant elle aussi devenir une étoile. Cet univers onirique est construit par la nuit qui enveloppe une forêt tropicale et par une animation au graphisme très réussi. De la même façon, Ofelia (2010, par Humberto Guttierez, Pérou) est centré sur le parcours d’une enfant à la poursuite d’une poupée qu’elle extrait de la vase, nettoie avant que celle-ci ne retombe malencontreusement à l’eau. S’engage alors une quête tranquille et déterminée au fil de l’eau, la poupée devenant le deuxième protagoniste, seule compagnie d’une enfant solitaire dans un univers fictionnel au point de rencontre avec l’eau. Comme nous l’avons déjà mentionné, la mort et la solitude de l’individu y furent des thématiques récurrentes. Nombreuses furent les incursions dans les univers d’êtres solitaires aux prises avec des mondes qu’ils ne maîtrisent pas, comme dans El Corazon de la mancha, (2010, par Ruben Mendoza Moreno, Colombie) qui nous amène lentement vers la lutte d’un marginal et d’une prostituée pour un billet de loterie. Dans Sentidos (2011, Diego Lopez Cotillo, Espagne), un film un peu didactique s’appuyant sur la dimension esthétique et sémiotique de l’image, le pouvoir de symbolisation de l’objet, le récit construit avec retenue l’arrêt du souffle de la vie, la mort par le montage d’un ensemble d’éléments d’abord en mouvement puis immobiles, le tout pour suggérer l’arrêt du temps.
Les projections de courts-métrages étaient longues, presque trois heures parfois, mais il est malgré tout dommage qu’elles n’aient pas mené à des débats au vu de l’implication des étudiants présents. Les débats ayant lieu le matin suivant, ils ne rassemblaient que très peu de monde. Nous n’aborderons pas ici la compétition documentaire dont le premier prix, décerné par un jury présidé par Daniel Gervais revint à El Mundo de Raul (2010, par Jessica Rodriguez y Zoe Miranda, Cuba).
Un des partenaires actifs de ce festival est l’Université Abdelmalek Essaadi, à travers la présence et l’engagement d’Hamid Aïdouni, directeur du Groupe de recherches et d’essais cinématographiques et audiovisuels, lui-même très soutenu par le doyen, Mohamed Saad Zemmouri. Dans ce cadre, les étudiants de la licence professionnelle d’études cinématographiques et audiovisuelles ont aussi activement contribué à l’organisation de l’événement et ont été très présents durant son déroulement, le festival offrant une opportunité de réflexion sur les enjeux professionnels, universitaires et culturels d’une telle manifestation.
À quelques kilomètres du centre, l’université a ainsi hébergé le colloque et les rencontres avec les réalisateurs invités. Le colloque « Le cinéma témoin de son temps » a rassemblé en deux sessions distinctes des contributeurs de sept pays, Maroc, Espagne, Egypte, Liban, Tunisie, Argentine et Colombie. Si le cinéma est témoin de son temps, c’est en partie dans le rapport que des cinéastes entretiennent avec les images puisées dans un matériau parfois intime social, politique et/ou historique, qu’ils/elles réalisent sans qu’ils/elles ne sachent jamais ce qu’il en restera ni dans le contenu ni dans les formes. Cette question est d’autant plus cruciale aujourd’hui que la production d’images est pour tout un chacun à bout de téléphone portable. Que voit-on ? Que retient-on ? Quelles images témoignent ? Si le cinéma est témoin de son temps, il l’est dans les images que des institutions, des publics profanes et experts parviennent à voir, comprennent, retiennent, valorisent et préservent (ou rejettent), des réceptions qui sont autant de filtres pour les générations futures de spectateurs qui revisiteront cet héritage à la lumière de leurs préoccupations. Ce qu’il ressort d’une telle discussion est sans doute que le positionnement des cinéastes vis-à-vis de leurs films n’est pas uniquement le fait d’une conception du cinéma qu’ils auraient cultivée au fil des années, mais aussi celui de la capacité d’agir dont ils jouissent à un moment donné en relation à un pouvoir politique, à un état qui finance ou qui ne finance pas, qu’ils veulent solliciter ou au contraire qu’ils veulent garder à distance, et à une société dont ils sont issus et dont ils s’inspirent, qu’ils soutiennent ou à laquelle ils s’opposent, tous ces éléments étant pris dans un ensemble plus large de forces géopolitiques. À cela, il faut ajouter la palette de choix narratifs, formels et esthétiques possibles en relation avec le public qu’ils ciblent ou qu’ils préfèrent ignorer.
Le premier panel était composé de réalisateurs qui ont évoqué tour à tour leur rapport au cinéma, comme Pilar Tavora, réalisatrice espagnole, qui a adopté une pose assez classique insistant sur la responsabilité, sa responsabilité en tant que militante nationaliste andalouse de parler de ce qui fait mal, de rechercher les traces de toutes ces générations de femmes qui n’en ont pas laissées, de contribuer à une histoire des femmes. Jilali Ferhati, réalisateur Marocain bien connu, a évoqué l’image du fleuve et de ses affluents pour parler du film qui donne vie là où la vie n’existe pas et de la fiction convertie en document pour des générations futures. Agustin Furnari Alonso de Armino, réalisateur argentin, a évoqué tout un passé de vidéastes très engagés politiquement dans les luttes syndicales pour lesquels faire un film revenait à traiter un fait, susciter un débat et conscientiser des publics.
Bien évidemment, il fut aussi beaucoup question des révolutions dans le monde arabe qui posent directement la question des nouveaux enjeux du cinéma, ces séismes politiques ne pouvant que transformer les ordres politiques et les hiérarchies culturelles. Si comme toutes les ruptures, celles-ci offrent une opportunité de « ré-imaginer » le cinéma, elles mettent aussi les réalisateurs devant le vide vertigineux de tous les possibles déjà rongé par la crainte de la résurgence de vieilles habitudes. Sherif El Bendary, réalisateur égyptien qui a participé au film collectif 18 jours à travers un court, Couvre-feu, a exprimé les hésitations des réalisateurs face à une révolution dont la rapidité a pris le cinéma par surprise et créé un certain désarroi puisqu’elle pose justement le rapport des créateurs à l’histoire. Devaient-ils filmer un présent en train de se faire ou prendre du recul et attendre ? Autant de questions qui ne sont jamais tranchées définitivement. Si Shérif El Bendary a finalement décidé de filmer, il a choisi de privilégier la dimension humaine d’une révolution à travers l’histoire d’un grand-père et de son petit-fils qui ne peuvent rentrer chez eux à l’heure du couvre-feu. Carlos Hernandez, réalisateur colombien et gagnant du grand prix de la précédente édition, considère qu’il est impossible d’exprimer ce que l’on ressent s’il faut passer par un état mafieux et corrompu pour obtenir les ressources nécessaires à la production des films. Il voit ainsi le court-métrage comme une opportunité de progresser, et comme le lieu possible d’une liberté créative à l’extérieur d’un système économique, politique et social ébranlé et sali.
Si l’espagnol et l’arabe furent les langues privilégiées de la première session consacrée aux réalisateurs, le français fut la langue du panel d’universitaires intervenant dans la deuxième session. Sonia Chamkhi, réalisatrice, romancière et universitaire tunisienne, a ainsi évoqué son ressenti au vu des quelques films réalisés sur la révolution tunisienne et interrogé l’enjeu du cinéma, rappelant aussi l’absence d’investissement du gouvernement de transition dans le cinéma. Elie Yazbek, réalisateur et universitaire libanais, a présenté le cadre d’un travail sur la représentation de l’univers carcéral au cinéma, tandis que Youssef Aït Hammou a interrogé les termes dans lesquels le biopic mettant en scène des personnages politiques marocains pouvait devenir le lieu de la construction d’une mémoire, voire d’une histoire. Notre contribution a examiné à la lumière d’une réflexion sur l’histoire des cinémas du Maghreb, la mobilisation hypothétique des réalisateurs de cette région à l’heure des révolutions arabes sous cette bannière régionale maghrébine et la signature du nouveau Manifeste de Saint-Denis en mai 2011.
L’université Abdelmalek Essaadi aimerait faire renaître en son sein un espace de débat politique. Les rencontres ont attiré une foule nombreuse d’enseignants et d’étudiants qui ont écouté attentivement le récit que Khalid Youssef, réalisateur égyptien auteur de La Tempête (2000) et coréalisateur avec Youssef Chahine du Chaos (2007), a fait de la révolution égyptienne, et la vision qu’il avait des enjeux de ce moment(1). Il a longuement évoqué son cheminement auprès de Youssef Chahine dont il se sentait très proche et dont il affirme avoir partagé la vision politique, celle d’un nassérien, socialiste croyant au devenir d’une nation arabe dont l’Égypte serait en quelque sorte, le centre. Il a évoqué avec force la grandeur et l’unité du peuple, la fraternité entre des communautés musulmanes et chrétiennes, la dimension pacifique de la révolte contre un gouvernement qui n’était pas représentatif. Il a aussi insisté sur le fait que le peuple avait prié sur ses morts mais qu’il n’était pas en quête de vengeance, qu’il revendiquait le droit à la justice et au respect. Il évoqua ensuite ce que pourrait être un « cinéma arabe » issu d’une révolte contre la médiocrité et la mémoire dont cette « nation arabe » devait se doter par le cinéma, le renouveau de cette nation ne pouvant que passer par le cinéma et la littérature. Les questions furent nombreuses. Wafae Gorfti s’étant étonnée du fait qu’il n’avait pas mentionné la révolution tunisienne, Khalid Youssef concéda que sans celle-ci, le peuple égyptien ne se serait pas soulevé.
La master class de Michel Khleifi, auteur de Mémoire fertile (1980), Noces en Galilée (1987) et Conte des trois diamants (1994) fut, elle aussi très suivie. Palestinien ayant émigré avec sa famille en Belgique alors qu’il avait quatorze ans, Michel Khleifi est le fils d’un militant communiste. Il enseigne aujourd’hui à l’INSAS à Bruxelles. En guise d’introduction, Jilali Ferhati posa la question de la dimension éthique du rapport au passé. Conscient qu’il est nécessaire d’étudier les processus historiques qui permettent de comprendre le rapport de l’artiste à la société, Khleifi note que les Arabes ont du mal à penser leur propre rapport à la réalité et au passé, une difficulté qui est liée à un passé de colonisé. Ayant constaté que les télévisions autour du monde étaient en décalage avec la réalité palestinienne, Khleifi a raconté avoir choisi de concentrer ses films sur la vie quotidienne en essayant de ne pas mentir. « Comment représenter un paysan qui a besoin d’une terre d’un point de vue non idéologique ? ». Qu’est ce que la réalité d’un pays ? Quelle est la vision de quelqu’un qui commence à voir quand le monde lui tombe sur la tête ? Le cinéma passe par la pensée et le rapport au lieu. Pour lui, écrire un film, c’est avoir fait d’abord un repérage, avoir une connaissance intime de l’espace dans lequel le film sera tourné. Il défend une vision humaine de la réalité palestinienne, qui ne soit pas anti-israélienne. S’il comprend la distinction entre les réalisateurs qui travaillent dans les territoires dont les contraintes sont plus fortes, et ceux qui travaillent à l’extérieur, il ne pense pas qu’il y ait nécessairement une grande différence, car la vision des uns et des autres se construit davantage par la télévision que dans les rues de Ramallah. Par contre, déplorant des sociétés qui n’ont pas encore décidé de leur projet d’avenir (« on ne peut pas seulement dénoncer »), il incite les chercheurs des pays arabes à retourner le regard et développer une pensée de l’Occident. Dans une vision assez idéalisée d’un peuple se définissant et se rassemblant autour d’un projet, il voit le cinéma comme participant de cet élan, une vision quelque peu contredite lors du déjeuner lorsqu’il évoqua les relations qu’entretiennent les réalisateurs palestiniens entre eux et qui relèvent davantage de la concurrence que de la solidarité. Ancrée dans une trajectoire modelée par les années 80 et 90, la vision de Khleifi aurait-elle traversé les révolutions arabes sans être affectée ?
La 11e édition du Festival Ciné-Martil est derrière nous. Comme d’autres manifestations elle fut un lieu privilégié de rencontres et d’échanges entre des professionnels, des réalisateurs, des critiques et des universitaires, qu’ils soient enseignants ou étudiants. Une fois de plus, cette édition prouve que le cinéma peut encore mobiliser des énergies uvrant communément pour la recherche, le développement et la promotion d’une culture de cinéma et en cinéma. Formellement, il existe aujourd’hui encore vingt-trois ciné-clubs au Maroc mais seulement cinq ou six d’entre eux sont actifs. Seulement quelques milliers de cinéphiles prennent la carte de la Fédération au coût modique de 5 l’année, en d’autres termes le réseau associatif est agonisant. Nous ne saurions pourtant en déduire que la culture du cinéma appartient au passé, elle se construit encore aujourd’hui à travers la coordination de divers acteurs, l’université étant devenue pour les étudiants le lieu incontournable d’une réflexion théorique et d’un accès à la formation professionnelle. Il ne s’agit pas ici d’appeler de tous nos vux la renaissance des ciné-clubs, ni de promouvoir l’université comme substitut à l’espace de débats que ces derniers constituaient en un temps donné. Le cinéma ne peut survivre que de la rencontre entre des espaces de réflexion et des espaces de professionnalisation distincts, sous peine de s’appauvrir et de se dissoudre dans la formation à la production audiovisuelle. Dans le cadre d’une manifestation telle que celle de Martil, comme dans d’autres festivals qui avant d’être des marchés ou des lieux de promotion d’une culture à travers le cinéma, sont d’abord des lieux dévolus au cinéma, la frontière entre acteurs et spectateurs devient plus fluide. La majorité des spectateurs à toutes les projections était composée de personnes invitées et/ou investies dans l’organisation de la manifestation. Les étudiants en cinéma (et d’autres disciplines) représentaient un public privilégié, même si d’autres présences plus silencieuses et plus fugaces passaient dans le hall du cinéma, s’asseyaient pour tout ou partie d’une projection. La conception que nous avions du cinéma, une conception qui a nourri l’expérience des ciné-clubs dans de nombreux pays, est en redéfinition permanente mais, dans des interstices de la formation et du marché, des lieux de réflexion subsistent qui sont essentiels parce qu’ils sont le souffle du cinéma.
1. Je tiens à remercier chaleureusement Elie Yazbek pour la traduction simultanée des interventions.///Article N° : 10255