Mafrouza (3, 4 et 5)

Série documentaire en cinq parties d'Emmanuelle Demoris

3. Que faire ? 4. La Main du papillon et 5. Paraboles
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Vous n’allez pas me croire, mais on en redemande ! Douze heures de projection et on continuerait bien l’expérience. Pourtant, ce n’est pas la logique feuilleton : pas d’identification éplorée, pas d’accroche permanente pour qu’on y retourne savoir la suite. Mais les habitants de Mafrouza nous deviennent si proches qu’on poursuivrait bien l’amitié, que l’on accepterait volontiers la cigarette que nous tend l’épicier et que la réalisatrice accepte sans couper sa caméra.
Les deux premiers épisodes nous avaient subjugués (cf. critique [ n°7559 ]). Mafrouza – Oh la nuit ! introduisait les personnages et leur combat quotidien, dévoilant déjà leur vitalité. Mafrouza/Coeœur se demandait quelle juste place peut prendre la réalisatrice face aux galères d’inondations, aux violences, aux couples qui s’affrontent. Le cœoeur était une réponse, qui dépasse le simple échange.
Les trois épisodes suivants, qui bouclent le cycle, renforcent encore ce qui se mettait en place. Que faire ? rend compte des forces de survie, chacun y allant de sa créativité dans les doux jours d’été. La Main du papillon témoigne des échanges collectifs et des fêtes. Paraboles suit les immolations de l’Aïd pour introduire la concurrence des Frères musulmans qui évincent le cheikh du quartier.
Nous avions dit que Mafrouza nous apprenait à vivre le chaos du monde. Et c’est effectivement un monde qui est là et qui se précise, quelques habitants que l’on suit dans leurs galères comme dans leurs joies, et qui, sans être emblématiques de quoi que ce soit, sont à la fois eux-mêmes et bien davantage. C’est souvent chez les gens pauvres, chez ceux qui semblent coupés de tout, que l’on trouve la conscience la plus aigüe du monde. Mafrouza nous apprend que ce paradoxe tient à leur vitalité et leur inventivité : les chants et les danses, les percées poétiques, les métaphores du verbe y sont légion. Ils font écho aux débrouilles en tous genres pour s’adapter au chaos et mieux le circonscrire. Car cette invasion de l’imaginaire est un mode de résistance. « Réveille-toi ô monde ! » lance l’insurgé déserteur Hassan après avoir slamé : « Avant d’inventer l’atome, rendez heureuse toute l’humanité, faites vivre la terre en paix, après vous irez sur la lune ! » C’est alors que la caméra s’élève pour dépasser le cloître des ruelles insalubres et que l’on découvre le quartier coincé entre des HLM et le port d’Alexandrie, dédale de bâtisses en moellons épousant les formes du rocher auquel elles s’accrochent, puisant de l’espace dans les souterrains de l’ancienne nécropole gallo-romaine dont elle a rangé les ossements de côté…
La résistance, elle est chez cette fiancée qui veut continuer à porter des pantalons, chez cet épicier imam qui refuse de s’inféoder aux fondamentalistes, chez ce couple en pâmoison devant leur nouveau-né malgré la misère. Mais elle est aussi dans le fait que cette fiancée peut s’insurger sans que tout le monde lui tombe dessus, que tous comprennent l’épicier et que tous partagent la joie du couple. Cette insoumission n’est pas seulement individuelle, elle fait corps. A Mafrouza, où par la force des choses l’on vit à moitié dehors, les femmes ne mettent souvent pas le foulard dans ses ruelles mais pour en sortir. Le seuil de l’intimité n’est pas sur le pas des portes mais au-delà des murs d’enceinte. Et c’est ainsi qu’Emmanuelle Démoris, en prenant le temps nécessaire à la rencontre (deux ans !), a partagé cette intimité, sans s’immiscer mais en se laissant inviter dans les intérieurs, avec un traducteur pour toute équipe.
Faire corps, cela veut dire préserver sa dignité. Et c’est parce qu’elle a expliqué que c’étaient les personnes qui l’intéressaient et non les clichés en cours sur les Arabes ou les Musulmans que la réalisatrice a pu partager cette solidarité. Les habitants ont fini par lui donner un nom : Iman. Ils s’adressent régulièrement à elle, lui ouvrent le passage, lui font une place dans les intérieurs étroits. Le documentaire devient alors non un regard sur mais un échange de regards, un dialogue.
Nous écrivions aussi que la force d’invention et de chaleur humaine de ces gens debouts nous encourageait à accepter l’imprévisibilité. Cela aussi se renforce à la vision de ces trois épisodes. Paradoxalement, l’expérience relativement extrême de la durée, en phase avec le rythme de la vie des habitants de Mafrouza tout occupés à gérer leur quotidien tant matériel que relationnel, semble ouvrir à cette capacité. C’est même ce rythme où chaque détail trouve sa place, où chacun dit son mot et reste disponible qui semble leur permettre non seulement de ne pas se lamenter mais d’éprouver une vraie joie de vivre ensemble.
Mais cette façon de faire corps n’est pas forcément une cohésion. Le film ferait illusion s’il n’introduisait pas à la complexité. Les cinq épisodes font état des tensions à l’oeœuvre et le cinquième se concentre sur l’intrusion des pouvoirs religieux et militaires. Cette confrontation perdue débouche sur la tristesse de la conscience d’une perte à venir, qui préfigure le relogement dans la « cité Moubarak » en 2007, à 15 km du centre ville. Les récents événements suffisent à faire résonner la mise à conformité que cela devait signifier. Mais on peut imaginer combien l’impertinence des habitants de Mafrouza pouvait être en phase avec la révolution de la place Tahrir.

///Article N° : 10254

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