Mafrouza (1 et 2)

Série documentaire en cinq parties d'Emmanuelle Demoris

1. Mafrouza - oh la nuit ! et 2. Mafrouza - coeur
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La pauvreté, on connaît ? De multiples reportages nous la montrent sous toutes ses coutures, et nous savons qu’elle est une des choses au monde la mieux partagée, en général sous d’autres cieux. Germaine Tillon faisait la différence entre une pauvreté où l’on peut encore lutter et celle où l’on n’en a plus la force. Le Camus du Premier homme la situait, au-delà du matériel, dans le fait que les gens pauvres n’espèrent plus laisser une trace sur terre. Pour lui, la pauvreté était dans l’absence de mémoire, notamment familiale. Mais il insistait sur le fait que la pauvreté qu’il a connue dans son enfance algérienne n’a jamais été le malheur qu’il put constater ensuite dans les banlieues industrielles. Elle ne dissipait pas les forces à l’œoeuvre.
C’est dans cette énergie de « pauvreté chaleureuse » que plonge les Mafrouza, cette série documentaire fleuve qu’Emmanuelle Démoris ouvre avec Mafrouza – oh la nuit ! et Mafrouza – cœoeur mais qui se prévoit en cinq films sur une dizaine d’heures. Les habitants de ce quartier de Mafrouza, un bidonville d’une dizaine de milliers d’âmes proche du port d’Alexandrie, ont beau vivre dans une extrême précarité, ils déploient une étonnante force de vivre et même une véritable aptitude au bonheur.
Emmanuelle Démoris leur laisse le temps d’exister face à cette caméra qui prend elle-même le temps de s’intéresser à eux. Au-delà de l’insalubrité de leur vie, elle leur permet d’exprimer dans toutes leurs dimensions, souvent étonnantes et contradictoires, la pertinence de leur vision et la délicatesse de leur esprit.
Nous ne pouvons accepter cette durée qui déjoue aussi bien nos habitudes formatées que les conditions d’une diffusion commerciale (une sortie salles + DVD est envisagée) que parce qu’elle fait sens. Plus ça dure, et plus cette durée semble nécessaire. Suivre les gestes de cette femme qui tente désespérément d’allumer un feu sous la pluie dans les ruines pour cuire le pain du repas n’est pas seulement percevoir l’extrême de ses conditions de vie mais aussi vivre une véritable expérience, humaine et de cinéma, car sa pauvreté cesse d’être un spectacle. En frôlant ainsi le temps réel, la compassion devient réflexion, méditation. Ce serait bien sûr une épreuve si les choix esthétiques et le montage ne soutenaient pas le sens dégagé. Dans cette scène, la caméra se fait tantôt proche tantôt distante, privilégiant tantôt la relation au sujet tantôt la perception du contexte. Dans d’autres scènes, la caméra se fait oublier tandis que dans d’autres, notamment dans Mafrouza – coeœur, elle est le sujet de la conversation. Ce jeu de va-et-vient ne cesse de poser la question de la représentation, déplaçant l’objet de cette chronique polyphonique de la pauvreté au rapport des personnes avec leurs conditions d’existence. Et ce rapport se révèle complexe, contradictoire et dynamique. Comme la vie. A l’encontre des stéréotypes que l’on bâtit souvent sur des vues partielles, ethnocentrées, caricaturales ou sentimentales.
Ces quelques habitants de Mafrouza avec qui Emmanuelle Démoris a établi une relation privilégiée ne peuvent dès lors être enfermés dans une catégorie ou une généralité, et surtout pas dans un cliché. Ils ne sont pas l’Egypte, ils sont eux-mêmes. Ils échappent à une identité figée découlant de leur origine (pour la plupart issus de la Haute-Egypte pour trouver du travail dans le Nord, d’où leur peau foncée) ou de leur religion (musulmane, mais l’on voit une chrétienne introduire le culte de St George pour résoudre un problème de couple). Bien au contraire, ils sont des exemples vivants d’hétérogénéité. De ce jeune couple qui raconte la tragi-comédie de son mariage dans Mafrouza – oh la nuit ! au rire de Hassan, ce jeune chanteur bagarreur qui ponctue Mafrouza – coeœur, ce sont des voix parfaitement contradictoires qui s’élèvent contre les idées toutes faites.
Tout comme ils ne peuvent prévoir les niveaux de la nappe phréatique qui envahit parfois leurs habitations, obligeant ce vieux à écluser dans Mafrouza – oh la nuit ! ou cette femme à reconstruire son four dans Mafrouza – coeœur, leur quotidien est d’un absolu imprévisible, les forçant à convoquer, pour résister et survivre, toutes sortes de solutions de fortune, de débrouilles et de rafistolages, dans l’habitat comme dans les coeœurs. Les rapports hommes-femmes prennent effectivement une grande place dans les discussions, et sont évoqués sans fard, directement face à la caméra, en situation, dans des poèmes ou dans ces délirantes joutes verbales entre jeunes dans les fêtes. Là aussi, l’inventivité est extrême. Cette parole n’est pas seulement consciente d’être filmée, elle s’adresse aussi à la caméra, à ce public inconnu d’autres horizons. Si cela est possible, c’est qu’Emmanuelle Démoris a pris le temps de la relation. Sur deux années, de 2001 à 2003, elle a tourné Mafrouza avec pour seule équipe un traducteur, Amir Younan. Cette immersion autorise une confiance qui dépasse la simple acceptation d’un regard mais construit un échange de regards étonnés. Une étrangère vient filmer des gens peu à peu conscients qu’ils sont des étrangers pour d’autres. Rien de cela n’est gommé, si bien que ce jeu de miroirs nous touche directement, remettant radicalement en cause notre vécu de riches, non par culpabilité mais par relativité.
Si cette remise en cause ne se résout pas dans la démobilisation d’une résignation au scandale du monde, c’est bien parce que ces gens sont vivants mais c’est aussi parce que leurs vivantes contradictions ouvrent à une métaphysique. Le fait que le bidonville de Mafrouza se soit construit il y a une quarantaine d’années sur une ancienne nécropole gréco-romaine, la plus grande du pourtour méditerranéen, renforce en permanence cette dimension : les habitations des morts étaient encore bonnes, les vivants ont rangé les os de côté et en ont fait leurs maisons de fortune. Entre l’épique du combat quotidien et la conscience de la mort, les habitants de Mafrouza nous apprennent à accepter un monde en devenir. Lorsque la caméra suit le dédale des ruelles, avec une lenteur qui permet d’accompagner le pouls du quartier, pour finalement se faufiler dans ces cavernes, nous entrons dans un labyrinthe de vécus et de ressentis reflétant le chaos du monde. La force d’invention et de chaleur humaine de ces gens debouts nous encourage à en accepter l’imprévisibilité.
L’enjeu est bien sûr de sortir de nos certitudes ataviques. Cette expérience cathartique (au sens où l’émotion engendrée construit un regard autonome) est saisissante et l’on comprend qu’Emmanuelle Démoris, qui a tourné seule et sans producteur, avec pour soutien financier une bourse de la Villa Médicis et une petite aide du CNRS, ait pu convaincre d’autres personnes de la pertinence et de l’importance de son travail, à commencer par son ami scénariste Jean Gruault (auteur de Jules et Jim et de La Chambre verte avec François Truffaut, de Mon oncle d’Amérique et de L’Amour à mort avec Alain Resnais), qui à 84 ans monte une société de production, les Films de la Villa, pour donner au film, avec le soutien de la région Ile-de-France et du Studio des Arts Contemporains du Fresnoy, les moyens nécessaires à son aboutissement, notamment le montage réalisé avec Claire Atherton.
Ce bidonville de Mafrouza, aujourd’hui détruit tandis que les habitants ont été relogés dans des HLM à 15 km de la ville, dans une zone à la fois désertique et industrielle, est comme tant d’autres endroits de la planète que le cinéma peut nous rendre proches s’il accepte d’en intégrer l’opacité pour en révéler l’énergie créatrice, c’est-à-dire de ne pas filtrer la réalité à l’aune de notre seule compassion ou compréhension : un lieu qui nous apprend à vivre le chaos du monde.

///Article N° : 7559

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Mafrouza - coeur
Mafrouza - oh la nuit !





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