L’INALCO et les cinémas africains

Entretien de Samuel Lelièvre avec Gaël Brunet

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L’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), plus connu sous la dénomination des Langues’ O, est l’un des rares lieux en France qui dispense un enseignement sur les cinémas africains. Je me suis entretenu avec Gaël Brunet, responsable du Centre Riquet de l’INALCO et enseignant chargé du cours sur les cinémas africains, la veille du regroupement de tous les centres de l’INALCO dans le nouveau bâtiment du Pôle des Langues et Civilisations, rue des Grands-Moulins à Paris (1). L’occasion de rappeler le rôle joué par l’INALCO dans l’enseignement et la promotion des cinémas africains, avec un cours sur le sujet, depuis 1988, intégré à l’enseignement général de l’institution et une présence au FESPACO depuis 1989 pour la remise d’un prix spécial.

L’année académique 2010-2011 a été particulièrement riche pour les Langues’ O et l’enseignement des cinémas africains. Une conférence sur le cinquantenaire des indépendances et des cinémas d’Afrique s’est tenue à l’Université Paris V le 18 octobre 2010 ; une soirée en hommage à Sotigui Kouyaté a eu lieu à l’Université Paris VII le 4 novembre 2010 ; une programmation, une conférence, et une série d’interventions ont été organisées pour le Festival du film africain de Bangui entre le 13 et le 21 novembre ; et, finalement, la participation au FESPACO 2011 s’est maintenue avec un prix remis à Notre étrangère de Sarah Bouyain. Avant de revenir sur l’ensemble de ces activités, est-ce que tu peux résumer la genèse de ton cours sur les cinémas africains à l’INALCO ?

Tout a démarré en 1981 par un ciné-club, avec un collègue du service audiovisuel des Langues’ O. Ce ciné-club a duré 14 ans au Centre Dauphine de l’INALCO. Le premier film que nous avons montré était un film japonais mais dont l’action se déroule en Tanzanie – il s’agissait de Bwana Toshi réalisé en 1965 par Susumu Hani et distribué à partir de 1979. Je revenais moi-même d’une mission en Tanzanie, après avoir été étudiant en swahili aux Langues’ O. Mon ami, lui, connaissait le japonais… En fait, mon intérêt et mes actions en direction de films africains avaient commencé dix ans auparavant, alors que je m’intéressais à un certain nombre de films ethnographiques ou documentaires, dans le prolongement de mes propres inclinations pour les arts, les musiques et les langues africaines. J’étais engagé dans l’organisation d’expositions et de programmes et rédigeais des articles sur les arts plastiques et des catalogues d’expositions. La nécessité de montrer des films africains dans notre ciné-club s’est imposée naturellement, donnant progressivement le cadre de ce que j’allais faire pour mon cours.
Quel était le contexte de l’époque aussi bien en termes de production de films que sur le plan pédagogique ?
C’était une époque qui a vu l’émergence des cinématographies du Sud et nous étions de plain-pied avec ce bouillonnement politique et artistique, au travers des structures comme ATRIA avec Andrée Davanture, la Médiathèque des Trois Mondes avec Dominique Sentilhes et Martine Leroy ou l’AUDECAM (l’actuelle Cinémathèque Afrique de l’Institut français) avec Jeannick Le Naour. Il était relativement aisé à cette époque de se lancer dans un certain nombre d’initiatives et de réaliser les projets que nous pouvions avoir. Notre ciné-club était fréquenté par des étudiants de tous horizons, y compris d’Afrique, et d’Africains, y compris non-étudiants. De fait, certains d’entre eux sont devenus depuis des acteurs d’institutions liées aux cinémas africains (FESPACO, Radio Télévision burkinabè, Cinémathèque africaine). Dès 1985, je participais de manière régulière au FESPACO. L’idée d’un Prix de l’INALCO a alors germé ; elle a été acceptée par l’institution et mise en place en 1989 (2). Un an avant, j’avais commencé mon cours sur les cinémas africains au sein même du cursus diplômant des Langues’ O. L’objectif de ce cours était avant tout de « sortir » les étudiants des études de langues pour leur montrer aussi des « images ». Le fait que des Africains prennent la caméra, c’était quelque chose d’important. Il fallait soutenir et répondre à ce désir qu’avaient des Africains de montrer des images d’eux-mêmes.
Est-ce que tu te considérais toi-même comme un militant ou reliais-tu ton projet à une perspective « tiers-mondiste » héritée des années 60 et 70 ?
Évidemment, il y avait un engagement vis-à-vis du Sud. L’idée principale était de s’opposer aux clichés habituels, de ne plus retomber dans les mêmes panneaux, et de voir sur place ce qui se faisait. Personnellement, mon intérêt pour l’Afrique était passé, dès le milieu des années 60, par la sculpture africaine et par la musique. Par ailleurs, comme j’étais également cinéphile, je ne tardais pas à regarder ce qui se passait de ce côté-ci également. Mais toujours dans une forme d’engagement politique car il y avait un immense intérêt pour le Sud – souvenons-nous que c’est à cette époque qu’ont été mis en place de nombreux départements dans tous les domaines des sciences humaines et sociales. Les cinémas africains pouvaient apporter leur contribution à cette ouverture, en apportant de nouvelles formes ou idées qui allaient amener de l’air frais. Et faire connaître leurs films, c’était -modestement – participer au combat des cinéastes africains.
Quels étaient les premiers films africains qui étaient montrés et comment étaient-ils reçus ? Quelle était ton approche des films ?
Nous avons montré tous les films africains classiques produits depuis les années 60 – nous étions parmi les premiers à le faire, avec les festivals – ce qui serait quasiment impossible aujourd’hui. Ces films nous étaient fournis par La Médiathèques des Trois Mondes, l’AUDECAM, l’Agence de coopération culturelle et technique (l’ACCT devenue l’Organisation internationale de la francophonie), ATRIA, ou même certains cinéastes. Les formats utilisés étaient le 35 mm, puis on est passé au VHS et, aujourd’hui, aux DVD. Mon approche était et reste très libre, mon principal objectif étant avant tout de « déclencher la parole » chez les étudiants ou les spectateurs : ça pouvait être très joyeux ou, au contraire, des disputes pouvaient surgir. Rien ne me paraissait négatif, même si certains films pouvaient être médiocres. Du reste, j’étais personnellement moins critique à l’égard d’un certain « cinéma calebasse » – mais je n’aime pas ce terme, caricatural et dévalorisant, même si je comprends les « impatiences urbaines » – que du « cinéma pancarte », c’est-à-dire de tous ces films qui cherchent à bombarder le spectateur de toutes sortes de messages… Notre approche, dès le départ, réunissait cinéphilie et connaissance de l’Afrique : aujourd’hui encore, nous prétendons apporter cette spécificité.
Tu as pu faire intervenir un certain nombre de cinéastes dans ton cours ?
Étant très proche des milieux professionnels, j’ai invité des cinéastes comme Idrissa Ouédraogo, Jean-Marie Teno, Dani Kouyaté, Gaston Kaboré, Newton Aduaka ou Adama Drabo à rencontrer les étudiants, mais ils n’ont pas nécessairement parlé de leurs propres films : Idrissa Ouédraogo, par exemple, est intervenu par rapport à L’Exilé d’Oumarou Ganda (1980) et Gaston Kaboré pour nous entretenir de la Fédération panafricaine des cinéastes (FEPACI) et de l’Institut africain d’études cinématographiques (INAFEC) (3). Pour moi, ce lien direct avec ceux qui font les films a toujours été très important car il permet de se faire une idée plus concrète et plus juste de ce que sont ces cinématographies. Il est nécessaire de rapporter les cinémas africains à leur contexte historique et politique, tant à l’époque bouillonnante de Thomas Sankara qu’à l’époque actuelle où un désir d’ouverture démocratique s’exprime. Par ailleurs, je pense qu’il faut continuer de développer une forme d' »éducation à l’image », un rapport à l’esthétique des films.
Comment évalues-tu les connaissances des étudiants ?
Comme pour les autres matières enseignées à l’INALCO, je procède à deux examens par an : une épreuve écrite par semestre (question de cours ou commentaire d’une citation d’un cinéaste ou d’un critique) et un exercice particulier à chaque semestre. Au premier semestre, il s’agit d’un dossier sur un thème choisi par l’étudiant ; au second, un oral portant sur l’analyse d’un film projeté précédemment sans commentaires (par exemple, Muna Moto de Jean-Pierre Dikongué-Pipa ou Kodou d’Aboubacar Samb Makharam). Ce travail a pu inciter certains de mes étudiants à approfondir leur réflexion et leur intérêt pour les films africains, notamment en s’organisant pour venir au FESPACO (les étudiants présents au festival sont toujours associés au jury qui décerne le prix de l’INALCO).
Comment définirais-tu la philosophie générale de ton cours ?
Tout en étant lié aux développements les plus récents, notamment à travers le prix que nous remettons tous les deux ans au FESPACO, j’essaie de rendre compte de la mémoire des cinémas africains, en revenant chaque année sur un certain nombre de films classiques (ceux de Sembène Ousmane, Souleymane Cissé, Cheick Oumar Sissoko, Gaston Kaboré, Idrissa Ouédraogo, Oumarou Ganda), mais aussi en présentant des œuvres d’une nouvelle génération (Dani Kouyaté, Abderrahmane Sissako, Mahamat-Saleh Haroun). Par ailleurs, je m’attache à donner aux étudiants des clés pour une meilleure compréhension du fonctionnement des films. Il s’agit de savoir ce qu’est une image de cinéma, un plan-séquence, un champ/contrechamp, une bande-son, ou le montage etc. Certains étudiants disposent de quelques notions, d’autres sont complètement novices. Il s’agit d’enseigner aux étudiants à comprendre un film tel qu’il est, d’apprendre à regarder un film. Un autre aspect important de mon enseignement concerne l’aspect patrimonial des cinémas africains, c’est-à-dire l’histoire ou les histoires des cinémas africains. Que représentait le cinéma pour les Africains avant les indépendances (le cinéma colonial, les films exotiques, éducatifs, ou celui des missionnaires, le cinéma commercial avec les compagnies étrangères etc.) Il s’agit d’informer les étudiants sur certaines réalités de l’époque coloniale soit du début des indépendances (les autorisations pour pouvoir filmer, les problèmes de censure, aussi bien que le profond mépris dont les Africains étaient victimes, etc.) ou après les indépendances (avec la mise en place d’organisation telle que la FEPACI, la rédaction de la charte d’Alger et du manifeste de Niamey et l’émergence d’une sorte de « parti des cinéastes » etc.), ainsi que les développements plus récents (émergence des pays anglophones et lusophones, fin de l’apartheid, apparition du numérique, mondialisation). D’un point de vue général, je procède à une approche « contextuelle », ce qui me permet aussi de relier cet enseignement avec ce qui se passe dans le département Afrique de l’INALCO. Depuis vingt-trois ans que ce cours est en place, je pense avoir pu mettre en oeuvre un enseignement qui rende compte de l’ensemble de l’histoire des cinémas existant maintenant depuis environ 50 ans, même si bien évidemment j’ai pu davantage me concentrer sur les cinémas d’Afrique de l’Ouest ou de pays « francophones », et si je m’attache à ce que les étudiants connaissent assez bien les films de Sembène Ousmane, Djibril Diop-Mambety, Souleymane Cissé, entre beaucoup d’autres.
Tu as animé et réalisé la programmation de films pour un festival organisé par l’Alliance Française à Bangui (en Centrafrique) en novembre 2010…
Je participe de manière régulière à divers festivals (spécialisés ou non) ou manifestations culturelles. Le festival, que l’Alliance française de Bangui a organisé, était consacré aux cinquante ans d’indépendance de l’Afrique. J’ai élaboré la programmation d’une quinzaine de films africains, incluant l’inévitable Le silence de la forêt de Didier Ouenangaré (avec Bassek Ba Kobhio), le seul film de fiction « centrafricain ». L’un des grands intérêts de cette manifestation était de montrer des films dans divers lieux de la capitale centrafricaine (Alliance Française ou Ambassade des Etats-Unis, mais aussi et surtout de vieilles salles de cinéma réhabilitées le temps d’une projection dans des quartiers populaires…). Et ce qui est intéressant, comme toujours, c’est de pouvoir montrer des films à des spectateurs extrêmement intéressés par ce qui leur est proposé. Nous avons fait le choix de répondre à certaines demandes, comme celle de voir des films dits de « divertissement » dans certains quartiers populaires.
Comment s’achève cette année universitaire ?
Nous avons terminé l’année par une projection de Notre étrangère, le dernier film ayant reçu le prix de l’INALCO, avec une intervention de la réalisatrice. Ce fut l’occasion pour les habitués, pour mes étudiants actuels et les anciens, de se retrouver. Après une année riche en activités, après une décennie de Centre Riquet, et presque trente ans de ciné-club, nous sommes prêts pour une nouvelle étape dans nos nouveaux locaux. Ceux-ci nous offriront beaucoup plus de possibilités et de meilleures conditions de travail, notamment la projection des films sur un grand écran. Un nouveau chapitre va s’écrire, à partir de ce que nous avons pu construire depuis trois décennies.

Notes

(1) Ce nouveau pôle universitaire, qui sera central dans l’enseignement supérieur et la recherche au niveau national et international, résulte du regroupement de l’INALCO et de la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations (BULAC) dans un ensemble architectural situé au 65 rue des Grands-Moulins, 75013 Paris.
(2) Jusqu’en 1999, l’usage d’une langue africaine était requis pour pouvoir concourir au Prix de l’INALCO. Ce critère a été abandonné avec La Vie sur terre d’Abderrahmane Sissako (Mauritanie / France, 1997) car trop restrictif. Beaucoup de films sont soit en langues officielles « européennes » soit utilisent des créoles.
(3) L’Institut africain d’études cinématographiques à Ouagadougou (INAFEC) avait été mis en place en 1976 et a fermé en 1987. L’Institut supérieur de l’image et du son (ISIS) est venu, d’une certaine façon, le remplacer en 2006. De son côté, Gaston Kaboré avait créé le centre Imagine en 2003, institut de formation continue et de perfectionnement aux métiers du cinéma et de l’audiovisuel.
Liste des films primés par l’INALCO au FESPACO depuis 1989
1989 : Yaaba d’Idrissa Ouedraogo (Burkina Faso)
1991 : Ta dona d’Adama Drabo (Mali)
1993 : Hyènes de Djibril Diop Mambety (Sénégal)
1995 : Guimba de Cheick Oumar Sissoko (Mali)
1997 : Buud Yam de Gaston Kaboré (Burkina Faso)
1999 : La vie sur terre d’Abderrahmane Sissako (Mauritanie)
2001 : Sia, le rêve du python de Dani Kouyaté (Burkina Faso)
2003 : Abouna de Mahamat-Saleh Haroun (Tchad)
2005 : Zulu Love Letter de Ramadan Suleman (Afrique du Sud)
2007 : Ezra de Newton Aduaka (Nigéria)
2009 : La maison jaune d’Amor Hakkar (Algérie)
2011 : Notre étrangère de Sarah Bouyain (France / Burkina Faso)///Article N° : 10256

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