[En avant-première] Un roman essentiel : La reine aux yeux de lune de Wilfried N’Sondé.

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La reine aux yeux de lune, nouveau roman de Wilfried N’Sondé, est un magistral opus bâti sur l’Histoire du Royaume Kongo au XVIIème siècle et qui narre le destin de la reine-prophétesse Kimpa Vita. Entre roman biographique, tragédie et fresque historique ce texte finement ciselé offre l’éternité littéraire et un nouveau souffle à celle qu’adulait le peuple d’Afrique centrale à la grandeur oubliée.

Le royaume Kongo, correspondant à son apogée à l’actuel Angola ainsi qu’aux deux Congo, connut une certaine prospérité du XVème au XVIIème siècle. Les Portugais, qui y accostèrent à la fin du XVème siècle respectèrent dans un premier temps ses frontières, son pouvoir et son peuple et établirent des liens diplomatiques et commerciaux avec cette royauté africaine. Dès lors le catholicisme s’y introduisit en syncrétisme avec les croyances endogènes. Toutefois, la fraternité des peuples s’effrita devant le gain commercial, tandis que la traite négrière enrichissait l’Europe, que les Africains étaient considérés comme de la main d’œuvre utile, et que les Portugais envisageaient ce royaume comme pourvoyeur de bras esclaves. Dans ce contexte, à la fin du XVIIème siècle, la jeune Kimpa Vita, que l’école catholique nomma Dona Béatriz (Dona Béatrice dans le roman) devint prophétesse. Saint Antoine, qu’elle disait africain, habitait ses visions et lui indiquait de mettre en marche son peuple pour qu’il se libère du joug portugais et ressuscite le grand royaume Kongo. Prenant à son compte l’arme européenne de domination, la religion catholique, elle parvint rapidement à fédérer autour d’elle une foule qui reconquit, à défaut de son pouvoir, sa fierté. Kimpa Vita fut brûlée vive à 24 ans, en 1706, sur ordre de Pédro IV, Roi du Kongo à la solde des Portugais. Selon l’historienne Coquery-Vidrovitch, celle qui selon les écrits portugais avait un regard singulier « fut incontestablement, pour ce que nous en savons, une grande figure populaire de la résistance à la colonisation portugaise ».

De cette histoire réelle, documentée par d’importantes archives portugaises et dont l’héritage a perduré, notamment dans le mouvement antoniste, en Afrique centrale, Wilfried N’Sondé élabore un roman comme l’avait fait Bernard Dadié avant lui avec sa pièce de théâtre Béatrice du Congo (1970). Néanmoins, elle n’est pas que la voix rebelle s’élevant contre les Européens, comme chez le doyen des lettres ivoiriennes. Avec N’Sondé, elle devient plus complexe.

Je retrouvais Ma Louisa dans son intérieur ombragé. Elle s’affaiblissait de jour en jour et quittait rarement sa chaise à bascule en rotin, qu’elle affirmait avoir reçue en cadeau de fiançailles d’un riche seigneur portugais tombé fou amoureux d’elle du temps où elle était belle. La vieille dame avait attendu que je devienne une demoiselle de quatorze ans, suffisamment mûre, pour me confier les histoires de cœur de sa jeunesse. (p.21)

Roman biographique, le texte s’écrit essentiellement à la première personne du singulier, suivant le regard de l’héroïne, ce qui place le lecteur aux premières loges de ses réflexions, la rend humaine autant qu’exceptionnelle. Le récit s’ouvre avec sa naissance, se clôt lorsqu’elle est tuée, narre toute son existence, sa mère morte en couche ainsi que sa jumelle, le premier âge avec Ma Louisa, la vieille sage, mémoire du peuple, puis l’envoi dans une école catholique, la fuite de cette prison religieuse, la reconnaissance de ses visions par son peuple, son retour dans l’ancienne capitale Mbanza Kongo, le culte qu’on lui porte, l’armée qui se dresse pour protéger son pouvoir, finalement sa capture et sa perte. Se posent ainsi les questions typiques d’un exceptionnel destin : faut-il suivre les élans du cœur ou les devoirs assignés par son peuple ? L’héroïne grandit tiraillée entre ces pôles adverses. Lorsqu’elle tombe amoureuse, peut-elle se donner à l’être aimé, et donc devenir plus humaine mais courir à sa perte, ou doit-elle rester à l’image de la Sainte Vierge, dans un rôle de prophétesse pure ?

Même s’il avait beaucoup changé, s’était épaissi et semblait avoir mûri, je reconnus immédiatement João Barro, mon ami de toujours, mon ancien ange gardien. Il n’avait réclamé aucun privilège, lui qui pourtant m’avait soutenue depuis le début. (p.180)

Dilemme insoutenable et qui inscrit, dès lors, le texte dans la tradition de la tragédie : puisqu’il n’y a pas de résolution possible, elle va mourir, d’autant que le pouvoir dont elle est dépositaire est pris dans d’inextricables contractions. En effet, comment ressusciter l’ancien Kongo tout en refusant la guerre ? Kimpa Vita, qui dans les récits de celle qui l’a élevée, Ma Louisa, a appris que des batailles ne naissait que l’horreur, ne peut accepter que des affrontements se mènent en son nom.

Les temps s’assombrissaient au crépuscule d’un conflit à venir : l’agressivité et l’envie d’en découdre transformaient même les tempéraments les plus doux. La hantise de l’échec inspirait les violences aux plus valeureux. (p.174)

Bien sûr, La reine aux yeux de lune est également, et peut-être surtout, une fresque historique fidèle aux archives et qui permet dans une perspective décoloniale, s’il faut encore le faire, de démontrer à quel point le continent africain avait une riche Histoire, à l’égale de celle des autres continents, avant la percée coloniale. Des peuples, des rois et reines, des héros et héroïnes s’y sont succédé comme ailleurs. Comme ailleurs, ils ont espéré la prospérité et ont pâti de régimes déloyaux.

Alors, si N’Sondé conte la fierté retrouvée d’un peuple grâce à sa reine-prophétesse, de manière performative, en donnant à cette existence féminine exemplaire l’éternité littéraire, il rend cette fierté à tout un continent qui doit encore réinvestir ses archives et son Histoire au-delà du temps colonial. Ce roman, soutenu par une écriture élégante et aisément abordable, se lit d’une traite et demeure en mémoire longtemps. A coup sûr un grand texte qui rencontrera un large public.

Emmanuelle Eymard Traoré

 

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