Des Noirs marrons aux révolutionnaires antillais, la résistance des esclaves a su s’organiser et profiter des conflits entre grandes puissances pour mieux s’affirmer. Ces combattants de la liberté ont été aux avant-postes de l’émancipation des Amériques, jusqu’à sauver la vie au Libertador Simon Bolivar.
Au « nos ancêtres les Gaulois » des vieux manuels scolaires français répond, pour nous autres issus de l’Outre-mer, avec de plus en plus de résonance, le « nous sommes descendants d’esclaves ».
« Nous sommes descendants d’esclaves »
Héritage lourd à porter, douleur vivace, à fleur de peau. Nous l’avons toujours su, mais la parole restait enfouie, cachée, étranglée. Puis la mémoire a refait surface, au grand jour, sur la scène nationale mais aussi internationale, dans un contexte de commémorations et d’actions qui se suivent : bicentenaire de la Révolution française (1989), célébration des 500 ans de la « Découverte » (1992), marche fondatrice du 23 mai 1998 à Paris qui rassembla 40 000 personnes, loi Taubira de mai 2001, et plus récemment bicentenaire de l’indépendance d’Haïti (2004) et annonce de la journée officielle de commémoration du 10 mai par le président Jacques Chirac.
« Nous sommes descendants d’esclaves », donc
Certes. Mais nos ancêtres esclaves ont-ils reçu le fouet sans réagir ? N’ont-ils pas eu leur mot à dire, par des actions de résistance passive sous diverses formes, jusqu’au soulèvement par les armes ?
Nos ancêtres n’ont pas attendu que leurs maîtres, après leur avoir mis les chaînes, viennent leur donner la clé des cadenas.
Oui, nous avons nos héros, qui ont lutté pour faire triompher l’idéal de liberté et de justice, aux Amériques, durant l’époque coloniale. Des femmes et des hommes qui se sont battus pour se libérer, pour assumer leur destin.
C’est l’action de ces Nègres (le mot Nègre ne doit pas être compris ici de façon péjorative mais bien dans sa dimension revendicative, celle de la prise de conscience de sa condition de Nègre) pour l’abolition, jointe à celle des Blancs patriotes nés aux Amériques, que l’on appelle les Créoles, qui nous intéresse ici.
Rien d’étonnant à ce que les Antillais qui furent les plus opprimés aux Amériques puisqu’ils étaient esclaves sur les plantations, aient été les plus acharnés à se battre pour la Liberté !
Cette libération ne s’est pas faite en un jour. Elle s’étale sur plusieurs siècles, en fonction de contextes historiques changeants, d’alliances et de conflits entre colons, et de guerres en Europe transposées dans la Caraïbe devenue cette « nouvelle frontière impériale » (Bosch, 1981).
Les Révolutions française et haïtienne sont également passées par là. Elles ont eu une influence décisive dans l’émancipation aux Amériques.
En confrontant tradition orale transmise au sein de « groupes en résistance » tels que les Garifunas (ou Caraïbes noirs) et documents écrits par les colons (archives du Venezuela, de Cuba, de France, d’Amérique centrale et des Antilles françaises), j’ai pu constater que les Nègres ont eu de la suite dans les idées. D’abord en lutte ouverte contre les colons, ils ont ensuite été aux avant-postes de toutes les révolutions (1). Sur quarante ans, on retrouve ainsi des personnages qui ont participé à l’indépendance américaine, aux Révolutions française et haïtienne, puis aux luttes de libération des Amériques latines aux côtés de Bolivar, El Libertador.
Dans ce long processus d’émancipation, trois étapes ont été cruciales : la guerre entre colons qui, dès le XVIe siècle, joue en faveur de l’émancipation nègre ; les Révolutions française et haïtienne (1791-1804) qui menacent l’empire colonial et, enfin, la proclamation des indépendances par les « patriotes » soutenus par Haïti.
Les premiers esclaves sont introduits aux Amériques dès 1502, précisément sur l’île qui réunit les actuelles Haïti et République dominicaine, baptisée à sa découverte par les colons sous le nom d’Hispaniola. Très vite, bon nombre de ces esclaves se rebellent. Ils s’échappent et rejoignent pour certains les villages indiens et les caciques déjà en lutte ouverte contre les Espagnols. Le gouverneur Nicolas de Ovando demande alors à l’Espagne de ne plus envoyer d’Africains aux Amériques, accusés d’enseigner aux Indiens « de mauvaises coutumes » et de ne pouvoir « jamais être corrigés » (Saco, 1937 : 64). Mais les intérêts économiques prennent le dessus. Au milieu du XVIIe siècle, l’esclavage s’amplifie de façon sensible, devenant un esclavage de masse.
Les villages de marrons vont alors se multiplier. Ces premiers villages sont d’abord désignés par les Espagnols sous le nom de palenque. Palenque signifie en espagnol
« palissade ». Ce dont étaient entourés les repères fortifiés des Noirs marrons réfugiés dans les bois. Le terme de
« cimarroneras » (Acosta, 1978) fut également employé pour désigner ces caches multiples des fuyards dans les lieux naturels comme les montagnes ou les forêts. « Cimarron » vient de ganados cimarrones, traduisible en français par bétails sauvages. L’expression était employée par les Espagnols pour désigner les bêtes échappant à la domesticité en retournant à l’état sauvage. Les esclaves noirs étant considérés comme du bétail, ceux qui s’échappaient étaient affublés de la même terminologie : cimarrones (ou « marrons » en français).
Après le XVIe siècle, les cimarroneras furent désignées par d’autres dénominations d’origine africaine : mocambo au Brésil et au Mexique, mambise à Cuba, cumbe et quilombo au Venezuela. Ce dernier terme, désignant des cabanes de fortune fabriquées avec les éléments offerts par la nature environnante (Tardieu, 1984), fut également utilisé au Brésil et en Argentine. Il y eut même au Brésil le célèbre quilombo de Palmares, qui rassemblait plusieurs villages fortifiés : c’était un véritable État centralisé, comprenant plus de dix mille habitants. Il fallut plusieurs expéditions sur plusieurs siècles, pour venir à bout de cette « Troie nègre », qui renaissait régulièrement de ses cendres (Bastide, 1960 ; Rodriguez, 1932).
Tandis que les richesses tirées du Nouveau Monde viennent inonder le marché européen, les guerres entre grandes puissances du Vieux continent se déplacent aux Amériques.
Alors que l’Espagne et le Portugal se partagent le Nouveau Monde deux ans après sa découverte par Colomb, à travers le traité de Tordesillas (1494), les puissances d’Europe du Nord réclament leur « part du gâteau ». Au XVIIe siècle, la France, la Hollande et l’Angleterre s’attaquent aux Antilles, en s’emparant des îles inoccupées par les Espagnols, notamment les Petites Antilles (la Guadeloupe et la Martinique sont colonisées par la France en 1635), ou en tentant de leur ravir les Grandes Antilles (l’Angleterre chasse les Espagnols de la Jamaïque en 1655 ; la France s’installe à Saint-Domingue en 1697 où gouvernaient les Colomb).
Les Noirs marrons profitent de ce conflit entre colons pour jouer leur carte. En Jamaïque, les Maroons sont ainsi financés par les Espagnols (depuis Cuba), leurs anciens maîtres, contre les nouveaux colons présents sur l’île : les Anglais.
Ces derniers vont finalement accepter de pactiser avec les Maroons en 1738, après avoir tenté en vain de les soumettre. Ils les laissent propriétaires de leurs territoires. En échange, les Noirs marrons deviennent sujets du roi. Ils doivent participer, sous l’ordre de l’armée britannique, à toute action visant à repousser l’invasion de la Jamaïque par des forces étrangères et empêcher les évasions d’esclaves vers les villages marrons (Dallas, 1980 [1803]).
Dans les Petites Antilles, sur l’île de Saint-Vincent, les Noirs marrons vont également bénéficier de l’opposition entre colons, cette fois français et anglais, pour faire progresser leur cause. Le contexte est particulier. Au large de cette île, en 1635 et 1675, trois bateaux négriers font naufrage. Or, à cette époque de pleine expansion française et anglaise dans les Petites Antilles, seuls les Indiens caraïbes de la Dominique et de Saint-Vincent ont pu arracher aux colons un accord de paix afin de préserver ces îles de la colonisation (traité de 1660). Les naufragés noirs de Saint-Vincent ont donc « la chance » de pouvoir prendre pied sur une terre échappant encore tant bien que mal au contrôle des Blancs esclavagistes.
Ces Noirs d’Afrique réfugiés dans l’île adoptent la culture des Indiens caraïbes langue, rituels, etc. si bien qu’ils sont appelés « caraïbes noirs ». Lorsque les Indiens caraïbes disparaîtront définitivement de l’arc antillais, après avoir été chassés et exterminés par les colons, les Caraïbes noirs, de plus en plus nombreux (2) reprendront le flambeau de la lutte contre la colonisation.
Ainsi, en 1719, les Caraïbes noirs repoussent victorieusement une attaque française lancée depuis la Martinique. Par la suite, les Français s’allieront à ces troupes noires rebelles, pour empêcher la prise de l’île par les Anglais. Cette alliance sera scellée de 1756 à 1763, lors de la guerre dite de Sept ans entre la France et l’Angleterre.
En 1797, les Caraïbes noirs sont finalement déportés en Amérique centrale par les Anglais. Mais jusqu’à leur départ forcé, ils restent alliés de la France. N’oublions pas que le célèbre gouverneur général des îles installé en Guadeloupe, Victor Hugues, s’appuya sur Chatoyer, le leader des Caraïbes noirs, dans sa stratégie d’expansion de la Révolution française aux Antilles.
Aujourd’hui, les Caraïbes noirs (ou Garifunas) sont plusieurs dizaines de milliers, répartis sur la côte caribéenne dans leurs villages du Nicaragua, du Honduras, du Guatemala, et du Belize. Ils possèdent encore leur langue, une des dernières qui soit arawako-caraïbe, et leur culte des ancêtres, également hérité des Indiens caraïbes.
En août 1791, sur Saint-Domingue, s’écrit une des grandes pages de l’histoire de l’émancipation : le processus qui abouti en 1804 à la proclamation d’indépendance d’Haïti est enclenché. Les Noirs esclaves se révoltent contre les colons blancs : c’est ce que l’histoire édifiante retient, en omettant certains détails de taille. En effet, la « réunion du Bois-Caïman » marquant le point de départ du « soulèvement général des Noirs » sur Saint-Domingue rassemble d’abord des commandeurs d’ateliers, agissant pour le compte du gouverneur français Blanchelande lui-même directement sous les ordres du roi Louis XVI (Rey, 2005a, b, c ; de Cauna, 1997 ; Ardouin, 1865). L’insurrection du Nord est emmenée par les chefs Boukman, rapidement tués, Biassou et Jean-François (Toussaint est considéré comme l’éminence grise du soulèvement).
En 1793, après la décapitation du roi de France, la monarchie espagnole récupère à son compte les insurgés du Nord, dans le but de déstabiliser la Révolution française. La même année, les Anglais débarquent sur l’île. Face à la menace externe (armées espagnole et anglaise) et interne (royalistes et Noirs insurgés au Nord), les représentants français sur l’île, Sonthonax et Polverel, envoyés par la Convention pour établir l’autorité de la République à Saint-Domingue, décident d’abolir l’esclavage.
Les milliers d’hommes devenus libres rejoignent alors la Révolution, dès lors abolitionniste, et font pencher Saint-Domingue en faveur de la France. Toussaint quitte ainsi le camp espagnol pour rejoindre Sonthonax, tandis que ses anciens « chefs » Biassou et Jean-François restent du côté de la monarchie espagnole.
Pour le compte de la France, Toussaint chasse les Espagnols et leurs alliés noirs (appelés negros franceses par les Espagnols) en 1795 et négocie habilement avec le général anglais Thomas Maitland le départ des troupes britanniques en 1798. Le chef des negros franceses, Jean François, continuera à faire parler de lui dans sa nouvelle terre d’accueil, le Honduras, toujours au service des Espagnols (Demazière, 1994 ; Rey, 2005a, b, c). Et, « hasard de l’histoire », les negros franceses, héros du soulèvement dans le nord de Saint-Domingue, vont retrouver dans la milice espagnole de Trujillo (Honduras) les Caraïbes noirs, résistants de longue date sur Saint-Vincent, liés à la Révolution française et également chassés des Antilles.
Ainsi, dans un contexte de guerre ouverte entre Anglais, Français et Espagnols, mais aussi entre Ancien Régime et République régicide, les Noirs en lutte aux Amériques, tel le plus célèbre d’entre eux, Toussaint Louverture surent manuvrer d’un camp à l’autre pour tendre vers plus de liberté.
Avec la Révolution française abolitionniste, la notion de liberté pour tous, universelle, donne une nouvelle dimension au combat des Noirs. Qu’ils soient Noirs marrons ou troupes auxiliaires nègres, ils n’ont plus à se battre pour la seule liberté de leurs troupes. Désormais leur lutte concerne la liberté de tous les hommes.
En 1794, alors que la France est la première puissance à avoir décrété l’abolition de l’esclavage (16 pluviôse an II, 4 février 1794), Victor Hugues est envoyé aux Petites Antilles pour établir l’autorité de la République. S’il échoue face aux colons français alliés aux Anglais en Martinique, il parvient à prendre la Guadeloupe et y établit son « gouvernement général des îles ». Très vite, la Guadeloupe devient un centre névralgique de subversion, d’où partent des espions et corsaires afin d’établir la « loi des Français » aux Amériques.
Cette « loi des Français », à diffuser dans tout le Nouveau Monde, peut se résumer en deux mots : abolition et République. En 1795 et en 1799, Maracaibo au Venezuela est attaquée par des corsaires français, qui comptent dans leurs rangs des Noirs de Saint-Domingue (Brito, 1985). Le pouvoir en métropole n’a plus d’emprise directe sur ces actions. Victor Hugues et les corsaires des Antilles qui agissent pour le compte de la France, menacent par leurs initiatives de faire voler en éclat les traités d’alliance entre grandes puissances. Le traité de Bâle de juillet 1795, signé entre la France et l’Espagne, n’empêche pas la première de soutenir les actions des républicains espagnols et d’intervenir aux Amériques, par l’intermédiaire de ses corsaires, afin d’imposer la « loi des Français ».
Car en cette fin de siècle des Lumières, les idéaux républicains font des émules bien au-delà de la France. En Espagne, après plusieurs projets d’insurrection déjoués (insurrection notamment dite de San Blas, cf. Parra-Perez, 1959), les pro républicains espagnols arrêtés ne doivent leur grâce qu’à l’intervention diplomatique de la France. Déportés au Venezuela, ils s’échappent des prisons, avec la complicité des autorités locales également tentées par la République.
Les menaces que représentent l’abolition de l’esclavage et le modèle républicain gagnent donc du terrain dans toutes les Amériques, sous l’action concertée des révolutionnaires français établis en Guadeloupe et des patriotes créoles du monde hispanique, opposés eux aussi à l’Ancien Régime. Blancs, Noirs, mulâtres, mais aussi Indiens, sont unis dans cette vaste entreprise de déstabilisation de l’empire espagnol.
Le « mal français » tant redouté par l’Espagne prend fin en 1802, avec la terrible décision de Louis Napoléon Bonaparte de rétablir l’esclavage aboli huit ans plus tôt aux colonies. Le premier Consul rêve d’Empire. Pour cela, il a besoin de faire tourner les plantations à plein régime, afin de financer ses guerres en Europe. Mais il souhaite également reprendre pied à Saint-Domingue, afin de partir à la conquête des Amériques notamment du Mexique, ce qui est moins connu (Franco, 1965).
La France, qui avait été à la pointe de l’émancipation dans le Monde, en choisissant ce retour en arrière, abandonne son universalisme. Mais il est déjà trop tard pour enrayer la marche de l’histoire : le vent de liberté continue sur sa lancée. Les Nègres et leurs alliés patriotes créoles reprennent le flambeau de l’émancipation.
En Guadeloupe, les résistants républicains échouent de peu face aux troupes napoléoniennes. Mais ces dernières sont laminées à Saint-Domingue par les Nègres décidés à ne pas retourner en esclavage. La France avait trahi
jusqu’à ses plus fidèles alliés mulâtres ? Qu’à cela ne tienne ! Après la déportation du « Bonaparte des Antilles », Toussaint ayant osé défier Napoléon, et celle du mulâtre Rigaud, resté pourtant fidèle à la France, les Nègres proclament l’union sacrée à Saint-Domingue contre la France esclavagiste. Haïti, la première République noire, est proclamée le 1er janvier 1804, alors que Napoléon se fait couronner empereur la même année.
En échouant à Saint-Domingue, Napoléon accouche d’un empire mort-né. Non seulement il est privé de trésor de guerre, en laissant s’échapper la colonie, mais l’impact psychologique est certainement bien pire. On imagine l’humiliation que cela a dû représenter pour la France à l’époque : la « civilisation » vaincue par de « simples » Nègres. Ce n’est pas bon pour partir à la conquête de l’Europe ! Étrangement, nos manuels scolaires ne s’étendent pas sur la portée d’un tel événement
Dessalines, Christophe et Pétion, désunis dans leur pays après avoir pourtant réalisé « l’union sacrée » pour chasser les Français hors de Saint-Domingue (Dessalines est assassiné sur ordre de Christophe et de Pétion en 1806, qui se partagent le pays en deux zones d’influence, le premier au nord, le second au sud), ont en commun d’uvrer à l’émancipation du Nouveau Monde en soutenant tous les indépendantistes créoles et les Noirs en révolte contre l’esclavage. Dès 1805, Dessalines envoie dans les possessions européennes de la Caraïbe des agents chargés de soulever les Noirs.
En 1811, alors que Christophe se fait proclamer roi, le Noir cubain Aponte reçoit d’un intermédiaire la possibilité d’être fourni en armes et munitions. En septembre, la rumeur s’empare de Port-au-Prince : elle annonce l’abolition prochaine de l’esclavage. La « Conspiration d’Aponte » (Franco, 1963) qui consiste en un soulèvement général des Noirs et d’alliés créoles est sur le point de renverser l’île de Cuba, mais des traîtres la dénoncent aux Espagnols avant qu’elle ne s’abatte sur eux.
Enfin, toujours depuis Haïti, Pétion qui est président de la République du sud tandis que Christophe règne au nord, prête main-forte aux navires du Mexique et de Colombie qui uvrent pour l’indépendance en Amérique latine. Le Libertador, Simon Bolivar, est l’hôte de marque de Pétion, après l’échec des républiques successives du Venezuela proclamées depuis 1811. D’abord hostile à une alliance avec les Noirs (les pardos, au Venezuela), Bolivar promet à Pétion d’abolir l’esclavage dans les territoires d’Amérique latine à libérer. Lorsqu’il attaque le Venezuela en 1816, Bolivar est sauvé par un ancien corsaire de Victor Hugues, Jean-Baptiste Bideau, qui était aussi un proche de Miranda, le père de la patrie vénézuelienne. C’est ce qu’affirme Bolivar lui-même, dans une carte envoyée à son ami Fernandez Madrid (qui fut nommé président de Nouvelle Grenade (Colombie) peu avant de mourir en 1830,
« Je fus trahi à la fois par un aide de camp du général Marino
et par les marins étrangers qui commirent l’acte le plus infâme au monde, en me laissant entre mes ennemis sur une plage déserte. J’allais me tirer un coup de revolver quand l’un d’eux, M. Bideau, revint de la mer dans une barque et me prit pour me sauver » (Ortiz, 1971 : 216).
Un autre Antillais, le capitaine Piquet, né en Guadeloupe de parents originaires de France, accompagnait Bideau à l’assaut du Venezuela. Ainsi, républicains noirs et blancs issus des Petites Antilles, largement influencés par la période abolitionniste française sous Victor Hugues, poursuivent leur idéal dans les luttes de libération de toute l’Amérique du Sud au début du XIXe siècle avec Bolivar et les Haïtiens. Des Révolutions française et haïtienne à l’indépendance des colonies espagnoles, les Noirs des Antilles et leurs alliés créoles ont été déterminants dans la libération du Nouveau Monde.
En 1807, la Grande-Bretagne abolit la traite négrière, suivie par le Portugal, les États-Unis et le Danemark. Il faut attendre 1815 pour que toutes les puissances européennes suivent. Mais la traite clandestine dure encore quinze ans. Quant à l’abolition de l’esclavage par les grandes puissances, elle n’est pas encore à l’ordre du jour. Mais Haïti et les patriotes maintiennent la pression.
Finalement, les grandes puissances européennes, chassées des Amériques par les Noirs et les Créoles, ne risquèrent plus de menacer leurs territoires en abolissant l’esclavage puisque ces derniers étaient déjà limités à une portion congrue. Leur décision d’abolir l’esclavage, certes justifiée par des considérations humanistes, répond d’abord à des choix économiques géostratégiques. L’exploitation servile dans les colonies en grande partie perdue aux Amériques, les grandes puissances préfèrent l’exploitation de la classe ouvrière dans les villes européennes désormais plus sûres, tout en se redéployant en Afrique
Lorsque l’Angleterre abolit finalement l’esclavage en 1833, alors que deux ans auparavant 50 000 esclaves s’étaient soulevés en Jamaïque, et que la France redevenue une république fait de même en 1848, les indépendances et les abolitions aux Amériques ont déjà été en grande partie obtenues, sans l’assentiment des grandes puissances. Que les choses soient donc bien remises à leur place : c’est bien contraintes et forcées, bien après que les Noirs et leurs alliés créoles aient chassé les grandes puissances européennes hors des Amériques, que ces dernières, finalement, n’eurent d’autre choix que d’abolir l’esclavage, à leur tour.
« Nous sommes descendants d’esclaves »
Aujourd’hui, demain, et pour toujours.
De plus, la démonstration est faite : nos ancêtres ne sont pas restés pieds et poings liés. Ils n’ont pas attendu qu’on vienne gentiment les libérer. Un long processus d’émancipation s’est réalisé, sur plusieurs siècles. Qui retrouve-t-on alors à la pointe de cette lutte ? Les Nègres des Antilles, qui furent les plus opprimés aux Amériques, sous le système esclavagiste.
Le devoir de mémoire ne peut faire l’économie d’une remise à plat de cette histoire de l’esclavage. Encore faut-il le faire en passant de l’écriture d’une histoire de la soumission à celle d’une histoire de la résistance. Se souvenir, oui, mais pour sortir des blocages internes à nos sociétés issues de l’esclavage. Et exiger, pour chaque individu constituant ces sociétés, qu’il soit considéré comme un citoyen à part entière, dans l’accès à l’emploi, au logement, au sein des républiques qu’il a contribué à construire. Quand les discriminations, jamais « positives », se seront estompées, alors peut-être pourra-t-on danser sur un même pied d’égalité !
1. Pour plus de détails cf. Rey, 2001, 2005a, 2005b, 2005c.
2. Les esclaves des îles voisines comme Barbade ou même la Martinique rejoignaient ce « havre de paix » qu’était Saint-Vincent.Bibliographie
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