Un article en mots et en crayons. Expérience inédite sur Africultures, un musicien interviewe un artiste, pendant qu’un illustrateur crayonne l’échange. Une manière originale de transmettre l’information. Direction le Cabaret Sauvage avec le reggaeman jamaïquain Protoje.
9 novembre 2013. Le froid grignote la capitale française. Direction le Cabaret Sauvage où le reggae est à l’honneur ; Protoje et ses camarades de The Indiggnations tiennent le haut de l’affiche. Ce soir, nous avons rendez-vous avec ce trentenaire jamaïquain. Un rapide détour par le zinc et nous plongeons dans l’ambiance. La première impression est « strictly » positive ! Protoje & the Indiggnations ne font pas juste acte de présence. Ils jouent avec et pour le public, qui prend feu sur « Kingston be wise », titre phare de l’opus The Eight Year Affair, sorti il y a tout juste un an. Ce groupe de musiciens n’est pas un backing band (1) à la sauvette, mais une équipe soudée par une pratique commune. Résultat ? Un spectacle de qualité, savamment orchestré et mis en scène. On aime les couleurs jazzy du clavier qui rejoint le devant de la scène le temps d’une improvisation, mélodica en bouche. Le binôme basse/batterie, fidèle aux attentes de tout amateur de reggae est puissant, ronflant et coordonné. Les choristes, deux femmes énergiques, habitent la scène dansant avec grâce et nous gratifient à tour de rôle d’un solo vibrant. Le phrasé du guitariste, ponctué d’accents rock élargit de fait le discours musical du collectif
Protoje, quant à lui, électrise le public avec une voix sincère, agréable et « signé ». Son flow (proche par moments de celui d’un certain Damian Marley) combine toast, chant et hip-hop sans maladresse. Protoje poserait presque les jalons d’un nouveau style à part entière, un « new rub a dub » (2), les spécialistes apprécieront
Quelques heures auparavant, l’artiste nous a reçus dans sa loge. L’atmosphère est sereine, l’homme doux et affable. La fatigue est néanmoins présente, une tournée bien fournie a suivi la sortie de son dernier album réalisé avec son cousin, le producteur Don Corleone. Première question : d’où vient le nom de scène du quidam ? Oje (c’est son nom de « baptême ») explique que « Protoje » renvoie à l’idée d’un « éternel étudiant, constamment en chemin, qui viserait une forme d’excellence« . Si les reggaemen ne sont pas toujours avares en interprétations symbolico-mystique, on sent ici l’auteur/interprète clair, précis et d’une humilité non feinte. N’en déplaisent à certains, l’homme à la chevelure terrifiante (dreadlocks) n’inhale pas nécessairement ses paraboles. Que pense notre nouveau camarade de l’évolution du reggae, dans le message comme dans sa forme musicale ? Je laisse alors entendre que si Peter Tosh qualifiait le reggae d’arme du futur, certains de ses représentants actuels font preuve de peu d’originalité et enfoncent des portes ouvertes
Dans le passé, certains ont reproché à Protoje son originalité, quand il s’écartait des traces laissées par les pionniers du genre. L’artiste nous dit sans détour qu’il ne prétend pas sauver le monde mais plutôt apporter un son de cloche différent. Son message parle d’unité et d’amour mais précise-t-il : « Mon propos n’est pas destiné spécifiquement à la Jamaïque ou à l’Afrique mais à l’ensemble des humains, nous partageons une même expérience et respirons le même air, essayons alors juste de sourire
». Et d’ailleurs
À quand une date en Afrique ? Aucun concert sur le continent au compteur, bien que l’engouement suscité par le reggae ne se démentît pas. Cela reste un projet sans deadline pour Protoje,qui évoque avec admiration les Fela Kuti, Nneka et cite avec bonheur « African head charge », formation londonienne des années 1980 aux sonorités dub et « World music » comme il se plaît à le dire malicieusement
Son regard s’illumine enfin quand il se souvient avoir découvert lors d’un récent festival, des instruments « old school » (sic) telle que la kora. Tristement habitué au prêchi-prêcha et aux lieux communs que le reggae véhicule parfois, je suis ravi que Protoje veuille y amener une touche plus personnelle, « his own corner stone« . Son ouverture d’esprit et sa capacité d’écoute sont séduisantes. Le chanteur semble éviter sans encombre les ornières que le genre a vu fleurir depuis les années quatre-vingt et la disparition de ses plus grands ambassadeurs, à quelques exceptions près
Ce témoignage est une bouffée d’air pur si on le compare au discours volontiers messianique ou communautariste que d’autres reggaemen entonnent à tue-tête
1. Le rub-a-dub ou early dancehall traduit littéralement le « rantanplan » d’un tambour. C’est un genre musical jamaïquain né en 1979. Dérivé du reggae, il suit le roots rockers et précède le early digital.
2.Backing bandou backup band est un groupe d’instrumentistes accompagnant un artiste lors d’un concert ou d’un enregistrement. Cela peut être soit un groupe établi ou un groupe collaborant ponctuellement.///Article N° : 12071