Entretien avec Léonce Tira, directeur de la Cinémathèque africaine de Ouagadougou

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Sous l’égide du Fespaco, la Cinémathèque africaine de Ouagadougou développe de nombreuses activités. Rencontre avec son directeur au lendemain du festival.

Olivier Barlet : Quelles sont les grandes options de travail en ce moment à la cinémathèque ?

Léonce Tira

Léonce Tira : Depuis le départ d’Ardiouma Soma, la cinémathèque avait besoin de dynamisme. Disons d’abord qu’il fallait croiser le regard avec ce grand passionné de cinéma qu’est le délégué général du Fespaco, lui aussi passionné de cinémathèque. Il avait besoin de quelqu’un ayant fait des études dans ce sens. Avec Alex Moussa Sawadogo, nous nous sommes fixés de grandes ambitions pour qu’elle reprenne sa place de leadership dans le domaine de la gestion des archives en Afrique. C’est ce qui est engagé aujourd’hui.

Avant  d’aborder tout cela, quelles ont été les conséquences de l’inondation ?

L’inondation du 1er septembre 2009 a été une catastrophe, avec presque deux mètres d’eau. Malgré les aides et soutiens, la Cinémathèque a perdu au moins un quart de son fond. Très mouillées, certaines bobines n’ont pas pu résister. Avec l’hydrolyse, l’acétate de cellulose des pellicules se dégrade en acide acétique, un des principaux composants du vinaigre, d’où l’expression  » syndrome du vinaigre  » Cela engendre une dégradation accélérée de la matière.

Tout ce qui était sous le niveau de l’eau a été perdu ?

Non, tout n’a pas été perdu. Il aurait fallait mettre en place en urgence un plan de sauvegarde de certaines bobines. Mais le temps de remettre en route la cinémathèque, des bobines n’ont pas pu résister. Depuis, c’est un travail au quotidien. Je suis arrivé en janvier 2021, mais dès le mois de mars, il nous a fallu faire face à la panne du système central de climatisation, qui a plongé les bobines dans la chaleur durant trois ans jusqu’à ce que nous trouvions l’appui nécessaire pour la rénovation.

De quel soutien avez-vous bénéficié ?

scanner de pellicule Blackmagic Cintel

C’est un projet de renforcement des capacités techniques, opérationnelles et professionnelles de la Cinémathèque africaine de Ouagadougou. Ce projet a été financé par le fonds des Ambassadeurs avec l’accompagnement  de l’Ambassade des Etats-Unis au Burkina Faso. Cela nous permet d’élever le niveau des professionnels et d’avoir le matériel technique nécessaire. Ce projet comporte la digitalisation de la cinémathèque. Raison pour laquelle nous avons reçu un scanner de pellicule, le Blackmagic Cintel. En Afrique, on ne le trouve à ma connaissance qu’au Maroc et en Afrique du Sud. C’est un scanner très performant et de dernière génération. Aussi nous avons acquis un autre scanner photo, la EPSON V850 PRO ainsi qu’une scan station, un lecteur LTO avec des cartouche LTO 9, des serveurs Racks Synology,  un écran de visionnage 75 pouces etc.

Marco Lena, formateur sur le scanner, et Zoundi Bassinou, chef-archiviste au siège

Que permet-il de scanner ?

La Blackmagic Cintel permet de numériser les pellicules 35 mm et les pellicules 16 mm tandis que scanner Epson V850 permet de scanner les photos, affiches et autres archives iconographiques.

 il y a aussi un bureau au siège.

Oui, heureusement situé à l’étage. Depuis mon arrivée, nous avons lancé l’opération mana-mana, qui veut dire lieu propre, qui scintille, qui brille bien. Le gouvernement avait initié ça : on nettoie toutes les saletés de la ville. Cela a permis à tout le personnel de se regrouper pour dépoussiérer, et tout mettre en cartons. Ensuite, on a fait un gros travail avec Archivistes Sans Frontières. On a tout classé et traité, et donné des cotes pour s’y retrouver. On a aussi identifié et classé les photos, qui ont été mises à la disposition des professionnels. Avec les anciens, nous essayons de reconnaître les personnalités. Il y a quelque 6000 photos physiques et plus de 3000 photos numériques.

Le système de climatisation

Température maintenue

Cela demande une méthode très professionnelle.

Oui, j’avais été à l’Université Senghor d’Alexandrie et j’ai eu la chance de faire des stages au CNC à Bois-d’Arcy dans les Archives françaises  avec Béatrice DE PASTRE. Ensuite, j’ai été formé à la Cinémathèque française et un temps à l’INA. Nous sommes en contact avec la Cinémathèque québécoise, celle de Lausanne et la Cinémathèque marocaine. La Cinémathèque africaine est maintenant dans un réseau. Depuis que je suis arrivé, nous n’avons jamais raté le congrès de la Fédération internationale des archives du film (FIAF) dont nous sommes membres depuis 1994. Nous avons eu ainsi un congrès à Bangkok avec pour thématique comment les films peuvent contribuer à lutter contre le terrorisme. J’avais pris des bandes-annonces de films comme Sira, Massoud !, L’Envoyée de Dieu… Plus de cent pays sont représentés à ce type de congrès. Le prochain à Montréal concerne le réemploi des films et l’insertion d’archives notamment coloniales dans les productions. Cela rentre dans mon travail de thèse.

Sur quoi porte-t-elle ?

La stratégie de réemploi et de revalorisation des films d’archives, à l’exemple des étalons jusqu’en 2019 : comment peuvent-ils être remis dans le circuit et comment leur donner une nouvelle vie pour soutenir la création d’autres œuvres. Je travaille en collaboration avec l’université de Montréal, avec André Habib dont les recherches portent notamment sur l’histoire de la conservation et la pérennité des archives filmiques, donc le patrimoine cinématographique. Je m’intéresse aussi aux archives coloniales dans le sens de leur réemploi et de leur restitution dans leur pays d’origine.

Je me souviens d’une rencontre au festival de Cannes où Noureddine Saïl pestait contre l’inaccessibilité des archives détenues en Europe du fait de prix trop élevés, notamment à l’INA. Avez-vous des archives télévisuelles ?

Une partie est ici, tout ce qui était sur bobines. On les a fait numériser en 2011 avec l’appui de la fondation Prince Klaus. Sur la question de l’accessibilité, nous sommes en discussions avec l’INA. Il y a une petite pause avec la France pour des questions politiques. Cela ne dépend pas de nous les techniciens. Beaucoup de gens essayent de faire progresser les choses et ramener des archives en Afrique. Je pense par exemple à Danielle Lacourse que j’avais rencontrée lors d’un stage de perfectionnement à la cinémathèque québécoise. Il s’agissait d’environ 500 sur supports Bétacams, avec des archives extraordinaires dont on ne trouve les images nulle part. Le transport était compliqué, donc on a monté un projet entre la cinématique québécoise et la cinémathèque africaine. On a associé l’IFAN à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Cela nous a permis d’accéder à un fonds pour tout numériser. Si je pars à Montréal pour le congrès, il y aura une remise officielle.

Il va y avoir un travail universitaire sur les archives de Sembène et de Vieyra à Bloomington aux Etats-Unis.

Oui. Il faudrait que les chercheurs africains puissent eux aussi avoir accès aux archives des premiers cinéastes africains. S’ils doivent aller jusqu’aux Etats-Unis, c’est dommage. Pourrait-on avoir des copies ? Ils ont dit qu’ils allaient tout numériser. Reste la question de l’accès. C’est très important.

Et de votre côté, comment pouvez-vous soutenir le travail des universitaires ?

Nous faisons l’inventaire pour connaître chaque élément. Est-ce en bon état et qu’y a-t-il dedans ? Ce travail nous conduit à un répertoire. Le problème est qu’on n’a pas forcément tous les lecteurs nécessaires. On est en train de négocier. Mais nous recevons des étudiants qui viennent de loin, comme récemment de l’université de Princeton des États-Unis. Certains étudiants sont en stage ici aussi.

Et au niveau sauvegarde ?

Des serveurs nous permettent de faire de la redondance au niveau du stockage. Les supports LTO ont une durée de vie d’à peu près 15 ans. Il faut savoir qu’un disque dur peut lâcher à tout moment. On numérise, on classe, on stocke sur plusieurs supports.

Et pour le Fespaco, quelle est la participation de la cinémathèque ?

D’une part, on travaille sur la programmation de films dits classiques, ce qui était rétrospective avant. Ce sont les films restaurés, qui ont au minimum 20 ans. Avec l’Institut français et le CNC Paris, on a fait un gros travail pour les éditions passées. D’autre part, les ateliers du patrimoine proposent une réflexion pratique, un partage d’expérience. Les participants venaient de tous les quatre coins de l’Afrique. Beaucoup de cinémathèques y ont participé. Pour 2025, on a eu la participation de 16 pays.

Quelle est votre relation avec les héritiers des grandes figures des cinémas d’Afrique ?

Gaël Samb, Alain Sembène, Stéphane Vieyra sont venus à ce Fespaco. Henriette Duparc est venue l’année dernière. C’est une activité qui bouge. Les héritages prennent des formes différentes, c’est assez complexe.

La cinémathèque africaine revendique-t-elle encore sa dimension panafricaine ?

Dans toute ma communication, je le dis haut et fort. Nous travaillons à la formation des archivistes qui officient un peu partout, et essayons d’opérer un suivi. L’ambition est de créer des structures pour mieux conserver. Avec la Cinémathèque marocaine, nous préparons une rencontre pour mettre en place une association des archivistes cinématographiques et audiovisuels africains. Elle devrait pouvoir voir le jour. Nous restons purement africains. Certains voudraient qu’on développe une cinémathèque nationale mais nous avons déjà une Cinémathèque africaine dotée de toutes les conditions techniques et  professionnelles. On peut développer un service à l’intérieur de la Cinémathèque africaine qui ne va s’occuper que du national. Je garde ma place de technicien : c’est l’État qui décide.

Alex Moussa Sawadogo a pour projet un musée du cinéma.

Quand vous entrez à la cinémathèque, vous voyez l’exposition des appareils de projection et de montage. Plutôt que de les tenir enfermés, on les montre. C’est déjà une première ébauche de musée ! Ce projet permettrait de faire des expositions temporaires, itinérantes et même permanentes. Nous avions d’ailleurs organisé en collaboration avec le musée national l’exposition Grandeur Nature au Fespaco 2021, et on a compté quelque 12 000 visiteurs. On montrait tous les appareils sous un chapiteau. Et au Fespaco 2025, on a fait le concept Fespaco au musée : exposition au musée national avec des costumes, des accessoires, le maquillage. On a aussi abordé les effets spéciaux du cinéma pour que l’exposition ne soit pas inerte. On a simulé des scènes où quelqu’un est blessé par exemple, avec des maquillages en direct. On a accueilli 30 établissements scolaires, 6 par jour pendant 5 jours. Avec en moyenne 500 élèves par jour. Nous avons montré des objets authentiques comme des fusils ayant servi pour Camp de Thiaroye, ou des pipes de Sembène, d’anciens passeports, des scénarios, etc.

La Cinémathèque développe donc beaucoup d’activités.

Oui, sous l’égide du Fespaco, le cinéma mobile qui existait déjà sous Ardiouma Soma : apporter le cinéma à ceux qui n’y ont pas accès. Le Cinéma mobile nous permet de toucher d’abord la périphérie, mais aussi d’autres villes, mais aussi à la demande. Lorsque le réalisateur est d’accord, nous collaborons avec le Cinéma numérique ambulant sur le plan technique mais c’est nous qui gérons. Nous faisons aussi de l’éducation à l’image et par l’image : des films de sensibilisation sur les fléaux sociaux, sur le mode de la société, etc. Nous différencions la valorisation active et la valorisation passive : active quand on propose des contenus à des initiatives ; passive quand on répond à leur demande.

Une activité qui date des premiers temps du Fespaco est le ciné-club…

Oui, on a le ciné-club Sembène Ousmane. Chaque premier mercredi et chaque dernier mercredi du mois, on organise des projections avec film et thème. On invite les réalisateurs. Cela marche très bien. Il est piloté par des jeunes très dynamiques. Son président est un passionné, artiste musicien, Lionel Bambara, qui joue Wendemi dans Katanga, la danse des scorpions de Dani Kouyaté.

Et qu’est-ce que Ciné Académie ?

On fait venir entre 600 et 800 élèves. La salle est pleine. Chaque mois, on programme un établissement qui est invité d’honneur. Cela permet de faire le tour des établissements. Ils viennent vers 17h. S’ils ont des artistes en herbe, des slameurs, ou qui font des sketches, ils peuvent venir présenter ça entre 17h et 18h. Dès qu’il fait sombre, on lance d’abord un court-métrage, puis un long, dans la salle dont la construction avait été interrompue, que l’on dit mythique puisqu’on raconte qu’il y a des génies là-bas. Ce sont de bons génies, on est amis ! On finit vers 20h. Les bus les ramènent.

Vous avez donc des activités tout azimut.

Oui, on est aussi en train de développer Ciné-Histoire avec l’Université Norbert Zongo de Koudougou. Nous nous intéressons aux films qui peuvent contribuer à l’écriture de l’histoire africaine. Je pense par exemple à Camp de Thiaroye de Sembène Ousmane. Un étudiant en Histoire doit le voir pour compléter son information livresque. Cela concerne les étudiants en Histoire mais va aussi être étendu aux Lettres modernes. C’est un peu comme le ciné-club mais en une version purement universitaire.

Il est frappant que l’ensemble de ces activités est tourné vers l’animation.

Dans un musée, rien ne bouge. Il faut donc de l’animation culturelle. On a aussi les journées portes ouvertes de la cinémathèque. On travaille par focus thématiques sur un auteur ou un pays. On rassemble tout ce qui a contribué à tourner un film : caméras, costumes, accessoires, acteurs et on organise des masterclass pour partager avec les jeunes comme les étudiants de l’ISIS ou autres. C’est du travail, mais c’est passionnant !

Ouagadougou, le 4 mars 2025

 


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