De l’Humanité au Figaro en passant par Le Monde et Libération, les grands journaux français et leurs homologues belges ont déjà servi de caisse de résonance aux événements initiés par l’association Fest’Africa. Nous (le théâtre international de langue française) avons rencontré à Lille Nocky Djedanoum le fondateur de cette association et responsable du salon de littérature africaine. Confronté aux horreurs du génocide rwandais, il a troqué sa plume de journaliste contre celle de l’écrivain, préférant être médiateur plutôt que rapporteur immédiat, il s’est engagé au côté d’une Afrique qui cherche les voies de la reconstitution. Porte-parole de cette Europe, il encourage également au dialogue et au débat sur les terres exsangues de son continent natal. Dire les choses pour les révéler pour les changer, telle est la devise de Nocky Djedanoum.
Le TILF : Peut-être simplement pour commencer : d’où venez-vous ?
Nocky Djedanoum : Je suis de nationalité tchadienne, je n’aime pas dire » d’origine « , d’ailleurs, j’ai gardé la nationalité tchadienne. J’ai quitté le Tchad pour suivre des études de cinéma en Russie (84-86) où je ne me suis pas vraiment plu. Je suis alors arrivé en France en 1986 et j’ai fait des études de journalisme en France, à Bordeaux puis à l’École de Journalisme à Lille. À bac +4, j’aurais pu devenir fonctionnaire au Tchad, mais je n’ai plus eu envie d’y retourner. Je n’ai pas abandonné l’Afrique pour autant : mon travail en France n’a de sens que par rapport à l’Afrique.
Le TILF : Et vous avez créé le salon du livre africain Fest’Africa ?
Nocky Djedanoum : J’avais cru naïvement que la littérature africaine était bien diffusée en France, j’ai vite été convaincu du contraire, et j’ai eu envie de créer Fest’Africa. À travers cette association et ce festival, je voulais faire partager au public français la richesse de la vie littéraire africaine. J’ai monté le projet sur Lille et il a tout de suite été soutenu par la DRAC et par des élus locaux. À la première édition du festival Fest’Africa (1983), intitulé Lettres d’Afrique, il y avait quatre écrivains (dont Amadou Kourouma). À la huitième édition, cette année, il y aura cinquante écrivains. Cela a beaucoup évolué en 7 ans. Aujourd’hui, on peut même dire et je suis très fier de cela, que le festival fait partie de la vitrine culturelle de Lille.
Le TILF : Avez-vous toujours écrit ?
Nocky Djedanoum : J’ai toujours écrit, mais jamais sérieusement, parce que je n’ai jamais vraiment cherché à être publié. Le recueil de poésie sur le Rwanda est mon premier ouvrage publié. En 1984, j’avais écrit une pièce de théâtre pour RFI, je n’en ai gardé aucune épreuve écrite, heureusement que RFI a enregistré une cassette !
Le TILF :Comment s’est prise la décision d’aller en résidence au Rwanda avec une dizaine d’autres écrivains ?
Nocky Djedanoum : En 1994, au début de ce génocide, il n’y avait que l’émotion qui s’exprimait, et puis notre incompréhension et notre sentiment d’impuissance. Nous ne pouvions pas encore réagir, c’était trop tôt. Les éditions de Fest’Africa en France ont eu lieu, on parlait beaucoup, on réfléchissait, cela a mis du temps. Comme une obsession, les images me revenaient toujours. On était tous persuadés qu’il fallait faire quelque chose, mais on se demandait de quelle façon nous, intellectuels, nous pouvions agir. Quel devait être la forme de notre engagement. Le 10 novembre 1995, pendant le festival Fest’Africa, une nouvelle nous est soudain parvenue : Ken Saro Wiwa (écrivain nigérian) venait d’être pendu. Stupeur, sentiment de trop plein. Là vraiment on s’est dit qu’il fallait vraiment intervenir. Mais il a fallu cogiter encore et encore pour organiser les choses concrètement et réunir les moyens financiers, l’affaire ne s’est précisée qu’en 1997 grâce au soutien décisif de la cellule » culture et mécénat » de la Fondation de France. Tous les écrivains ont adhéré immédiatement, ils étaient tous déjà convaincus qu’ils devaient partir. Nous sommes partis pour le Rwanda, à dix, conscients des risques et de notre devoir, en juillet – août 1998.
Le TILF : Et chacun a écrit ?
Nocky Djedanoum : Seul un conteur rwandais n’a pas pu aller jusqu’au terme de son travail, on n’a jamais su pourquoi. On est tous revenus avec du texte, du théâtre, des nouvelles, des poèmes. Et puis il y a eu un auteur qui a pris la démarche en route. Sept des livres sont déjà parus, parce que les éditeurs habituels des écrivains ont tout de suite marché dans notre aventure, Acte Sud, le Serpent à Plume mais aussi Stock etc… Les trois autres ouvrages seront prêts pour le salon du livre Fest’Africa de cette année (novembre 2000), ce qui est assez exceptionnel dans la littérature africaine. Puis nous avons voulu élargir l’aventure éditoriale à l’Afrique et nous avons créé, avec l’éditeur malien Moussa Konaté (Ed Le Figuier) notre propre maison Fest’Africa Editions ce qui est un autre type d’engagement.
Le TILF : Il y a une unité de ces textes voulue ou impliquée par le contexte ?
Nocky Djedanoum : Lorsque nous sommes partis, nous voulions écrire un livre collectif puis conscients que chacun avait son style et qu’il serait déjà difficile d’écrire ces choses innommables, nous avons opté chacun pour un genre. Les textes sont très différents, parce qu’ils sont marqués de l’empreinte propre de chacun. Bien sûr on retrouve des thèmes : les » charniers « , les » ossements » résonnent d’un livre à l’autre, également la condamnation du rôle de l’Église catholique, la responsabilité des puissances étrangères. Mais L’Aîné des orphelins de Tierno Monemenko reste très différent, du point de vue de l’écriture du Livre des ossements de Boubacar Boris Diop, parce que ce sont les individualités qui ont réagi aux récits des massacres. Une commande de ce type, on se demande toujours » qu’est-ce que cela va donner ? »
Le TILF : Était-il possible de tout écrire ?
Nocky Djedanoum : C’est toujours la même question : peut-on écrire la violence pure ? Bien sûr il y a eu des écueils. Et nous sommes tous sortis bouleversés par cette épreuve. Il y a des écrivains qui ne se sont pas remis de leur travail. Ils disent qu’ils se remettront à écrire encore et encore sur ce génocide. Les mots sont tellement faibles parfois. Moi-même, j’ai commencé un roman, je n’arrivais pas à avancer, et puis je savais que le temps manquerait : alors j’ai écrit un recueil de poèmes.
Le TILF : Face à la réalité rwandaise, vous avez laissé votre plume de journaliste pour celle de poète, il y a des choses qui ne se disent qu’à travers un lent travail sur les mots eux-mêmes ?
Nocky Djedanoum : A mon sens, c’est seulement dans un recueil de poésie que l’on peut passer du temps à s’interroger sur la façon dont on va exprimer telle ou telle chose : » j’ai dit cela, comment le dire de manière plus forte, comment faire que les mots ne trahissent pas la force des faits, comment coller à l’atrocité du fait ? « . Parce qu’on ne peut pas ne pas dire, sous prétexte que le langage avilirait la réalité et que les mots seraient toujours trop faibles. Le silence est coupable. Le silence tue. Dans ce cadre, le journalisme est immédiat. Il est important pour l’actualité et pour l’histoire, que certains décrivent la réalité au jour le jour avec tous les risques de manipulation que cela implique. L’actualité journalistique a souvent constitué la base de notre travail. Mais à mon sens c’est ce lent travail qu’il nous fallait faire. Dans un demi-siècle, il y aura cependant des gens pour dire que nous-mêmes, nous avons écrit trop tôt !
Le TILF : Vous avez recherché le détour de la fiction ?
Nocky Djedanoum : Dans le journalisme, il y a le risque de se tromper. La fiction a plus de distance, tout en dénonçant par un autre moyen les mêmes faits. Le contrat n’est pas le même que pour le reportage. Mais attention, vis-à-vis du génocide, on n’a pas toutes les libertés de récit justement. Parce qu’il y a une des » libertés » de la fiction qui consisterait à être négationniste. La liberté dont on dispose, c’est celle de maquiller les faits, celle d’utiliser la métaphore, l’allégorie. Cette résidence au Rwanda a été pour nous tous l’occasion de se rendre compte de la force et de la faiblesse des mots, » Faiblesse » parce que les mots sont toujours pauvres à dire la violence et la cruauté. » Force » parce que dire c’est déjà quelque chose comme une victoire, c’est important. On attend ensuite que quelqu’un le dise mieux, si on ne trouve pas les mots suffisamment forts. C’est la même chose que pour un deuil, on ne sait pas dire mais il faut le dire. C’est une question humaine et aussi c’est le propre de la littérature. Ainsi je me suis toujours détaché sans remords du métier de journaliste, je suis plus attiré par la littérature. Parce que j’ai besoin de prendre le temps. Je me trouve bien dans ce qui mêle journalisme et littérature comme les récits de voyages par exemple. Il y a des moments où j’ai envie d’écrire un article de circonstance où je dénoncerais telle ou telle chose. Mais je sais que cet article ne pourrait pas servir plus tard à un écrivain. L’article est une réaction immédiate, impulsive, directe. En littérature on descend dans les profondeurs, et on peut se demander vraiment comment on en est arrivé là. On a du recul, mais après tout peut-être que c’est de la lâcheté.
Le TILF :La littérature permet peut-être de démêler la complexité des choses ?
Nocky Djedanoum : C’est prendre le temps qui permet de saisir les choses complexes. Evidemment si on approfondit trop, on peut peut-être tomber sur des constats du type » le monde n’a jamais marché « , car plus on descend à l’intérieur de l’homme, plus on comprend certaines pulsions terribles. Si on reste deux jours à Brazzaville, on constate la désolation, les impacts de balles et à côté de cela les voitures flambant neuves. Si on reste cinq mois, on peut faire des portraits, on peut donner des noms aux visages. Ce bâtiment aux impacts de balles, on peut choisir d’en raconter l’histoire, de l’intérieur, comme on écrirait l’histoire d’un personnage, et cela est utile bien sûr. Je m’installe dans cette frange entre contestation et médiation. Je reste persuadé que la médiation sur le long terme, reste un moyen d’intervenir en restant intègre. La question se pose toujours : comment ne pas perdre son âme dans de telles situations ? Je n’ai pas vraiment trouvé de réponses encore. Mais il y a besoin des deux, des contestataires et des médiateurs : Bourdieu et Orsenna pour prendre des exemples français. Fest’Africa est un lieu reconnu de débat en Afrique francophone, il es même reconnu comme le lieu de débat, pas seulement de contestation. Ensuite il faut accepter cette situation de lâcheté, et je me retiens pour ne pas dénoncer directement mais pour laisser et faire parler les Rwandais, pour que les choses aillent mieux.
Le TILF : Justement, il y a eu une session du festival au Rwanda durant laquelle les textes ont été lus, joués.
Nocky Djedanoum : En 1998, nous avons créé un bureau de l’association Fest’Africa à Kigali, au Rwanda. Cette antenne est devenue de plus en plus importante, jusqu’à comporter une équipe d’une dizaine de personnes impliquées à fond dans leur travail et très professionnelles. Cette équipe prend le relais de toutes nos activités, ils suscitent le dialogue, cherchent à tisser des liens dans les différents quartiers. Depuis 1998, j’ai moi-même fait huit fois l’aller-retour, nous n’avons donc pas plaqué un événement de façon inopportune. Le travail mené au Rwanda est continu et le festival était une sorte de paroxysme de cette activité. C’était cette année, (27 mai – 3 juin) et Télérama y a par exemple consacré un article. Je voulais que ces textes reviennent au Rwanda, je voulais qu’ils soient rendus aux témoins du génocide. Parce que bien souvent nous sommes partis de témoignages. Comme beaucoup ne savent pas lire, il y eu des adaptations théâtrales des dix textes qui avaient été écrits. Les écrivains sont venus, d’autres ont suivi, qui avaient écrit avant, puis des écrivains intéressés par cet événement, des Français, des Belges, des chercheurs. Les spectacles ont été conçus par des artistes venus de partout en Afrique (pus d’une trentaine d’artistes) et le directeur artistique est venu de France.
Le TILF : Comment ont été reçus ces spectacles ?
Nocky Djedanoum : Il y a eu une résonance énorme. Les gens ne disaient pas » bravo « , bien sûr, ils disaient merci, parce qu’il ne s’était jamais passé un événement de ce type au Rwanda. Que la » culture » occupe soudain toute cette place, c’était inimaginable. Et puis la résonance était nécessairement particulière parce que les étudiants qui jouaient dans les pièces parlaient aussi à leurs parents à travers ces textes. En faisant cela, ils ne parlaient pas seulement du génocide au passé, mais ils essayaient de construire les lendemains. Ils disaient comment les gens s’étaient battus, mais ils disaient aussi comment ils vivaient à présent, et comment ils avaient malgré tout envie de survivre à ces temps d’horreur. Parfois dans des lieux exigus (université) il y avait plus de mille personnes, assis par terre ou debout. Les conditions techniques étaient dérisoires mais les gens écoutaient, regardaient, et puis ils discutaient. Tous les gens étaient debout pour applaudir. On a organisé des rencontres avec les écrivains et beaucoup de gens se sont mis à parler.
Le TILF : Et les effets se sont-ils poursuivis après la fin du festival ?
Nocky Djedanoum : Ceux-ci sont intervenus dans les classes où ils ont soulevé, à leur grande surprise, d’immenses vagues d’enthousiasme. Les classes ont répondu, ont écrit des histoires qu’ils ont envoyées par fax aux auteurs, après leur retour en Europe. Les Rwandais ne pensaient pas que des écrivains pouvaient aller dans les écoles. Cela a été une surprise. C’en a été une autre pour nous quand nous avons vu comment marchaient ces ateliers, et quand nous avons reçu les textes des élèves. Ils continuent de correspondre. Et le bureau de Fest’Africa là-bas poursuit notre action, organise des ateliers d’écriture, il a sur place une bonne visibilité. L’UNESCO nous a confié le travail dans le quartier de Kigali où les écrivains sont intervenus. Le fait de dire, même imparfaitement, a entraîné des débats, et j’ai pu rencontrer d’autres personnes. Le dialogue continue. Par exemple, nous venons de recevoir un fax de la mère de miss France 2000, rwandaise, qui nous félicite et nous encourage, ou bien le directeur du théâtre de Bamako, qui lui même etc…
LE TILF : Vous croyez que vous avez lancé un mouvement de réflexion ? Que cette manifestation aura des conséquences sociales ?
Nocky Djedanoum : Je crois qu’il faut dire le Mal, parce que c’est un besoin vital pour continuer à exister. En même temps, je reste assez pessimiste. Le travail fait autour de Fest’Africa peut être un moteur, mais on doit continuer à diffuser les écrits dans les écoles. Le festival a été un temps fort, mais il ne doit pas masquer les deux ans de travaux inscrits sur le long terme, un travail poursuivi sans cesse. Il s’agit d’apporter un remède au défaut de parole. Il existe un véritable besoin, un peu partout, un besoin de fraternité aussi.
LE TILF : Et des conséquences politiques ?
Nocky Djedanoum : Il faudrait qu’une grande famille intellectuelle des artistes se développe, pour que nous puissions résister ensemble, refuser la violence brute, assurer la transition avec d’autres formes de relations et de pouvoir. Les politiques ont également besoin du regard des médiateurs, d’interlocuteurs. Les intellectuels sont les mieux placés pour poser un miroir aux politiques. Ils ont du recul. Au Rwanda, le Ministre de la Culture, le Premier Ministre et des préfets sont venus au festival, ils ont trouvé ça génial. C’est à nous de continuer à sensibiliser les gens. Car même les anciens bourreaux ne sont pas seulement des montres, nous ne devons pas les montrer comme des monstres. Les victimes ont un destin à construire avec leurs anciens bourreaux. Pour l’instant, ils sont très forts, mais ils sont conscients de cela. C’est tout le problème des politiques africains, parmi lesquels se trouvent de nombreux intellectuels.
LE TILF : Le rôle et la place des intellectuels dans la reconstruction des pays d’Afrique vous préoccupe particulièrement ?
Nocky Djedanoum : Récemment, j’ai vu le ministre du pétrole du Congo (un pays lui aussi ravagé par la guerre). Cet homme est surtout connu comme poète, il a publié de nombreux recueils. Comme beaucoup de gens au Congo, il a suivi tous les évènements autour du festival. Il est venu me voir en disant : » je suis venu saluer le poète « . Et nous avons parlé, c’est un homme merveilleux. Nous avons besoin d’hommes comme cela, parce que j’imagine mal qu’un homme imprégné de cette force puisse tuer. Il faut montrer aux autres politiques, que parmi eux, il y a des intellectuels, à la position délicate. Et cela sera sans doute un des thème de Fest’Africa 2002 ; le rôle des intellectuels au pouvoir dans les pays africains. En quelle mesure ils font office de tampon, en quelle mesure ils cautionnent par leur présence au gouvernement, les violences des autres. Le Congo Brazzaville est le pays qui a donné le plus d’écrivains-hommes-politiques (les ambassadeurs à Paris notamment). C’est toujours l’écrivain qui est mis en avant, mais comment peuvent-ils garder la distance ? Parce qu’au contraire le prix Nobel de littérature Olé Chwinka s’engage seulement dans ses livres, il se bat contre la dictature de son pays sans jamais être entré en politique. Je me demande toujours où les poètes africains trouvent la force de résister à ce point. Cette force est tellement vivante dans leurs passions. Ceux-là me donnent espoir. Ils témoignent de la force de la vie. J’ai envie qu’on sache que parmi les 6 millions d’habitants de Kinshasa, il en est qui croient et qui ont l’espoir, qu’on sache que des poètes, des intellectuels existent qui veulent faire triompher la vie. A eux on ne donne pas la parole, mais ils ont évidemment un rôle à jouer. Entre créateurs, on s’enfonce dans nos créations, on n’a pas ces débats. Création et fonction publique, il faudrait que je reprenne le journalisme rien que pour cela, pour faire raconter aux écrivains qui sont rentrés en politique comment ils vivent cela ? S’ils sont devenus de vrais médiateurs, ou s’ils se perdus à quel moment ils devenus des cautions, malgré eux.
LE TILF : Avez-vous eu des échos des intellectuels européens ?
Nocky Djedanoum : Quand je suis parti au Rwanda, je ne pensais pas à accuser l’immobilisme des puissances occidentales. Je pensais seulement » qu’est-ce que je fais, ou plutôt pourquoi je ne fais rien moi, en tant qu’africain ? Il était sûr pour moi, que je devais agir, d’une façon ou d’une autre. Je voyais les Rwandais incapables de sortir de leur crise, et je pensais qu’il fallait avant tout mobiliser l’Afrique par rapport à ces évènements. D’ailleurs, Fest’Africa à Kigali a été beaucoup suivi par des Africains venus de partout, du Burundi, du Burkina etc… Et chacun s’est senti concerné, chacun je crois, s’est demandé à cette occasion comment on avait traité l’information, pendant la guerre du Rwanda. Comment on dit les choses et comment les gens les reçoivent. Il y a en France des gens qui manifestent parce qu’ils trouvent que les Noirs ne sont pas assez visibles à la télévision, par exemple, dans les pays occidentaux. Mes priorités à moi ne sont pas là, même si c’est en soi une lutte légitime. J’aimerais mieux que ces gens aillent se battre là-bas, pour la renaissance de l’Afrique. Car même si dans les pays occidentaux, on endure le racisme qui est une petite forme de violence, c’est là-bas qu’on est en danger. Je ne suis pas en sécurité au Tchad, moins qu’en France, malgré toutes les discriminations possibles et imaginables. A la limite, je suis mieux accepté en Europe qu’au Tchad. Là-bas, il faut entretenir les valeurs de la vie, c’est ça qui est utile. Mais après tout, c’est un problème humain, après tout, il concerne l’humanité tout entière.
LE TILF : Qu’attendez-vous de votre passage à la Villette ?
Nocky Djedanoum : Le destin de l’Afrique est fortement lié à celui de la France, une partie de l’histoire leur est commune. Et la France est une grande puissance qui est encore directement impliquée en Afrique. Ce qui se passe sur le continent européen a toujours une résonance en Afrique. Par exemple, quand on est reconnu en France, on est mieux respecté dans son pays. Parler en France, c’est comme parler au Congo, cela a la même importance, on touche aux mêmes réseaux susceptibles de porter l’information et de réagir : Le Monde, l’Humanité, Télérama, RFI, tous ces échos font dire » il y a des africains qui portent une parole vive sur les évènements, qui réagissent « . Parce que les pays africains sont sans cesse placés dans un contexte international. Touts les puissances sont représentées sur place, et impliquées dans les guerres civiles, le monde paraît alors très petit : il y a la Belgique, la France, l’ONU, les ONG internationales. On doit donc se battre sur deux terrains ici et là-bas. L’argent des armes vient d’Occident.
LE TILF : Quel est le prochain événement que vous préparez ?
Nocky Djedanoum : Tous les écrivains de Fest’Africa 2000 savent pertinemment qu’ils ne peuvent plus se taire. On en sort pas indemne de cette expérience. Pour beaucoup, on ne sait pas encore comment se reconstruire. Mais il y aura à Lille la neuvième édition de Fest’Africa en 2001, sur le thème de » l’Amour » cette fois. L’amour comme cette magie de transposition ou de transfiguration des choses. Cela fait un certain temps que je veux décliner ce thème et jusqu’à présent on n’a fait que travailler sur la haine. Or, je ne sais plus qui disait ça : » il est apparemment plus facile d’appeler les gens pour tuer que pour construire quelque chose ensemble » ou quelque chose comme cela. Pourquoi, justement il serait plus facile de tuer ? Pourquoi il est aussi difficile et parfois ennuyeux de parler d’amour ? Pourquoi il n’y a aucune grande histoire d’amour sans déchirure ?
LE TILF : Parce que cela n’intéresse pas, de lire le bonheur des autres ?
Nocky Djedanoum : La haine Hutu/Tutsi, l’étude de la formation de cette haine, c’est aussi mon histoire que je raconte, c’est vrai. La part cruelle qui dort au fond de chacun. D’accord, mais comment expliquer que les charniers attirent l’autre ?
LE TILF : Et que comptez-vous faire de ce thème de « l’amour » ?
Nocky Djedanoum : Ce sera quelque chose de nouveau, de Beau. On besoin du Beau. Beaucoup plus que ce que certains croient. La réalité humaine confrontée au problème de la représentation, le problème de l’esthétique de la violence. Il n’existe pas une vérité toute faite sur la représentation du Mal. La violence doit trouver chaque fois un style. Il est des gens qui pensent qu’il n’est pas d’esthétique de la violence, en particulier du génocide. C’est un débat auquel on sera toujours confronté. Pour cela, l’Amour, c’est original, c’est une thématique à laquelle on ne pense même pas en Afrique. Il y a par exemple beaucoup plus de choses qu’on n’explique plus crûment par la sexualité, et il y aussi les non-dits, les faux-fuyants. Chacun joue avec ça. On peut voir une affiche porno lorsqu’il s’agit d’une femme blanche, ça ne choque personne. Mais s’il s’agit d’une femme noire alors là, c’est impossible, cela fait scandale. Ce sont des hypocrisies qu’il faut soulever, aussi, dire et penser, encore.
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