Caya Makhélé, La Fable du cloître des cimetières que vous avez écrite en 1989 sera présentée à Limoges pour le Festival International des francophonie dans une mise en scène de Patrick Mohr et vous avez vous même mis en scène une autre de vos pièces La Danse aux amulettes (1) qui a été jouée un mois en Avignon et est actuellement reprise à Paris, au théâtre du Proscenium. Ces pièces sont jouées par des acteurs africains ou métis, mais elles convoquent une dramaturgie qui entre dans la mouvance des écritures contemporaines francophones et semblent avoir perdu toute coloration spécifiquement africaine. On a du mal par exemple à situer même spatialement les histoires que met en scène votre théâtre. Comment pensez-vous que s’exprime votre africanité dans votre théâtre ? Et comment pensez-vous que le théâtre africain doive affirmer son africanité ?
Mon africanité, c’est d’abord le fait que j’existe en tant qu’Africain, que je sois un regard particulier par rapport au reste du monde. Le fait même que mon regard à moi soit un regard qui vient d’un Africain présuppose que ce que je regarde et restitue a forcément une part d’africanité. C’est le premier point ; le deuxième, c’est que j’apporte à travers mes personnages un vécu, des expériences, des malaises, des amours, des destins qui sont forcément liés à l’Afrique dans la mesure où mon interrogation, c’est l’être en tant qu’Africain dans un nouvel espace d’existence qui serait la rencontre avec les autres, avec l’Occident, la rencontre aussi avec soi même dans son propre univers, avec son individualisme, avec son égoïsme, avec l’amour… C’est à travers le vécu de chaque personnage que mon africanité se situe. Mais on peut peut-être aller plus loin en disant que cette africanité-là est relative parce que je me conçois Africain dès l’instant où on me reconnais en tant qu’être humain. Mon africanité à moi est différente de celle d’Amadou Hampâté Bâ, de celle d’Amadou Kourouma ou encore de celle de Koffi Kwahulé et pourtant ils ont une part d’africanité qui peut être semblable à la mienne, mais la mienne est bien particulière parce que j’ai vécu des choses particulières qu’ils n’ont pas dû vivre, et qu’ils ont vécu eux aussi d’autres expériences que les miennes. Je ne m’insère pas dans un destin collectif, je m’insère dans un destin individuel qui peut servir un destin collectif.
Dans La Fable du cloître des cimetières, Ogba déclare : » Nous vivons le siècle des identités « . Comment doit-on comprendre cette formule ?
Ce texte a été écrit au moment très particulier où le bloc de l’Est était en train de s’effondrer, où l’Afrique commençait à remuer à se demander si elle pouvait devenir un continent démocratique, ce qu’elle n’est d’ailleurs toujours pas devenue. Je pensais que c’était un grand tournant de l’Histoire où chaque peuple allait retrouver son identité, où le mondialisme allait se craqueler, où les grands blocs identitaires fabriqués de toute pièce allaient exploser. J’étais persuadé que toutes les ethnies du bloc de l’Est allaient revenir en tant que cultures et nations, et qu’en Afrique ce serait pareil avec les démocraties, qu’on reconnaîtrait chaque entité comme faisant partie d’un ensemble au lieu de les fondre dans une nation qui n’existait que de manière superficielle. Ce sont ces identités-là qui ont provoqué les éclatements. Les identités sont devenues tellement fortes beaucoup plus fortes que l’idée de nation au point de faire de l’ethnie ou du groupe culturel la seule référence. Seulement cette quête d’identité de soi peut conduire à repousser les autres. Or Ogba est le maître de toutes les tentations, de toutes les tendances ; il est autant du côté de Dieu que du diable. Il s’amuse à tirer les ficelles et va chercher au plus profond des gens ce qu’ils cachent et qu’ils ne veulent pas montrer au grand jour. Cette quête de l’identité s’avérait certainement inévitable, mais je sentais qu’elle pouvait aussi provoquer des bouleversements énormes susceptibles d’ébranler les valeurs ordinaires de l’humanisme.
Dans la préface de La Fable vous définissez le théâtre comme un art dont l’essence même est la liberté. Quel peut être aujourd’hui selon vous l’engagement d’un dramaturge africain ?
Je me méfie du terme engagement. Mais chaque fois que l’on parle de mes textes, on dit que je suis un auteur engagé, et c’est vrai. C’est peut-être parce que je me méfie du terme engagement que je me sens un auteur engagé, mais engagé dans une relation à l’autre, une relation qui expliquerait tous les errements, toutes les turpitudes, mais qui interrogerait aussi la qualité de la relation à l’autre, la capacité à se dépasser et à bâtir quelque chose. La liberté pour moi dans le théâtre ; ce serait que le théâtre devienne et reste une sorte de lieu privilégié où l’on puisse dire, faire et défaire, où l’on puisse réinventer et créer des formes nouvelles. C’est pourquoi je travaille particulièrement autour des mythes, des mythes contemporains comme des mythes traditionnels. La Fable c’est le mythe de la quête de l’amour absolu, c’est la quête pour moi de la liberté et de la démocratie, représentée par la femme inaccessible. La Danse aux amulettes c’est le mythe de la folie, de l’incapacité de la rencontre, de la destruction de la psyché de l’individu à travers ses travers, son vécu. Son univers central se détruit et l’être à l’intérieur se détruit également et détruit autour de lui ce qu’il y a de plus beau. Dans le cas de La Danse aux amulettes, c’est la destruction de la femme, alors même que la femme était aussi la quête. Dans les deux pièces on retrouve la quête.
Et aussi une descente aux enfers ?
Toujours une descente aux enfers, toujours cette idée qu’il faut aller chercher au plus profond de nous-mêmes, pour pouvoir arriver à sortir le meilleur de nous-mêmes. Et l’enfer est le lieu idéal pour rencontrer ses propres turpitudes, toutes les misères du monde, toutes les tentations du monde également, et finalement se rassurer sur son propre destin. L’enfer pour moi est le lieu idéal pour se remettre en question.
Vos personnages Makiadi et Picpus sont plutôt des antihéros beckettiens, des clochards ; leur enfer, c’est d’abord l’ordure et la saleté. Comment expliquez-vous cette obsession de la crasse ?
Par un désir simple, celui de voir sortir de leur carcan des êtres qui sont des laissés pour compte de la société. Je suis convaincu qu’ils recèlent en eux une force extraordinaire, des capacités particulières, mais la société a réussi à les faire entrer dans un carcan. Ce carcan, c’est ce que je tente de briser à travers mes textes. Peut-être y a-t-il là un regard social et peut-être même didactique ; je ne réfute pas le didactisme, s’il y a dépassement et onirisme. Ce sont des personnages qui nous montrent à nous-mêmes notre propre crasse, notre propre vilenie.
Vos personnages sont des personnages abusés, victimes de l’ambivalence, de l’ambiguïté. Makiadi est abusé par le vieil homme, barman dans un monde, gardien de la morgue dans un autre, Picpus se confie à une putain qui joue les psychanalystes. Pourquoi ces personnages à deux têtes ? Cette fascination pour le double, la fausse apparence, le mensonge au coeur de vos pièces ?
J’ai grandi dans un monde où la dualité est la forme première de l’existence. Dualité entre le visible et l’invisible, entre le moderne et le traditionnel, entre le village et la ville, entre ma culture congolaise et la culture française, que j’ai fait mienne par obligation. Je suis persuadé que mon être à moi vit dans un univers toujours double, à double surface. Le seul moyen pour moi de m’y retrouver, c’est de ne jamais me tromper de porte, et pour ce faire, je dois à chaque fois parvenir à réunir ces deux univers en un seul ; c’est à ce prix que je suis capable de trouver mon chemin. C’est pourquoi mes personnages, quand ils sont dans un univers et pas dans l’autre, vont toujours dans la mauvaise direction et se trompent parce qu’ils n’ont pas réussi à réunir les deux univers. Réunir les deux univers, c’est pour Makiadi enfin devenir le gardien du cimetière alors que ce n’était pas sa quête, qui était de retrouver la femme de sa vie. Mais il ne retrouve son équilibre que le jour où il réalise qu’il était dans un parcours initiatique le préparant à devenir le gardien des vivants et des morts.
Pourquoi vos personnages, et notamment Makiadi, sont-ils justement engagés dans une errance dont ils ne maîtrisent rien ?
Sans doute à cause de mon propre cheminement. Je suis un voyageur de circonstances. Makiadi est un voyageur circonstanciel ; il ne choisit pas d’aller où il va. Je suis un peu aussi cette sorte de voyageur ; je suis toujours parti sur des circonstances bien particulières qui n’étaient pas forcément de ma propre volonté. Je suis parti du Congo parce que je ne voulais pas finir en prison ; je suis resté en France par amour ; j’ai voyagé un peu partout dans le monde parce que j’étais invité. Je suis très paresseux et je n’ai jamais pris mon sac à dos simplement pour le plaisir ; il faut avant tout qu’il y ait un appel. Mais c’est aussi l’errance de tout un continent, de toute l’Afrique qui, après les années de servitude du colonialisme, s’est retrouvée dans un no man’s land, un vide total où les dictatures se sont installées ; c’est l’errance d’une Afrique qui n’a pas su trouver son chemin, et qui, encore aujourd’hui après les dictatures, rencontre d’autres errements. L’Afrique est toujours en quête de quelque chose, en quête de l’absolu, de la démocratie, de ce qui ferait qu’un jour enfin le citoyen africain puisse se reposer, sortir de chez soi, aller travailler, revenir, embrasser ses enfants sans avoir peur que le monde s’écroule sur sa tête.
Makiadi, Motéma, Artinem, Picpus, Sibylle… Comment se fait le choix des noms de vos personnages ? De quoi sont-ils porteurs ?
Ils sont porteurs des rencontres que j’ai avec les gens, ou bien ils ont un sens parce qu’il s’agit d’un mot que je traduis. Motéma par exemple veut dire l’amour, le coeur, la bonté ; Makiadi veut dire la pitié, la misère, la miséricorde. Ensuite, il y des rencontres avec des amis, des gens qui sont autour de moi. J’utilise leur nom parce qu’en cherchant mes personnages, je cherche souvent un trait qui peut être le fil conducteur du personnage tel que je vais l’écrire, et il y a parfois des gens que je rencontre qui peuvent déclencher quelque chose. Artinem, c’est Martine. J’ai écris le texte à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon ; j’y ai rencontré Martine Dray qui est écrivain, romancière et dramaturge, or j’avais besoin d’un personnage qui soit une femme volontaire, décidée et amoureuse aussi, un peu comme Martine.
Et Picpus ?
C’est parti d’un jeu de mots avec mon fils. Le personnage pique comme une puce, il s’accroche, il ne désarme pas, il est toujours là, il revient toujours, il se répète, sans réaliser qu’il se répète, C’est la puce dont on ne se débarrasse pas. Je pense qu’un chien qui lirait la pièce comprendrait bien le personnage de Picpus !
Dans La Fable, chaque scène est présentée par un titre descriptif. On se demande qui parle dans ces didascalies un peu particulières. Qui est en charge de l’énonciation ? Le dramaturge ? Par exemple dans la mise en scène de Patrick Mohr, ce sont de petites pancartes qui donnent à lire ces didascalies au spectateur. Mais pour vous qui est l’énonciateur de ce texte-là ? Qui est le didascale ?
C’est la conscience et l’inconscient de chaque individu qui peut retrouver dans le fil de la pièce sa propre existence. Je pars du principe que nous sommes tous porteurs d’une conscience enfouie au fond de nous qui nous raconte notre propre vie ou la vie des autres, et que reviennent à nous certains souvenirs. Je dirais que l’énonciateur c’est le souvenir, la mémoire d’un certain inconscient. D’autre part, c’est aussi dans la technique des contes traditionnels le moyen de raccrocher l’auditeur à l’histoire en faisant comme si c’était lui le narrateur. Le spectateur est aussi en charge du fil conducteur du récit ; il sait à l’avance ce qui va se passer ; il devient la voix du destin. Il sait à l’avance ce que va être ce trajet initiatique à travers tous les destins possibles.
La Fable est une réécriture du mythe d’Orphée et je crois qu’une autre de vos pièces s’inspire du mythe des Bacchantes. Pourquoi ce travail de réécriture et surtout pourquoi ce choix de mythes occidentaux ?
Ce n’est pas une réécriture, c’est plutôt à chaque fois une rencontre autour d’un mythe. Les mythes appartiennent au patrimoine collectif de l’humanité. Même les mythes contemporains : le mythe de Che Guevara dépasse l’île de Cuba. Il y a des mythes africains que j’aurais pu exploiter, mais ils se retrouvent précisément dans ces mythes universels. Il ne s’agit ni de réécrire, ni de relire, mais de prendre la substance d’un mythe en tant qu’élément référentiel et de voir autour de moi ce qui se rapporte à ce mythe et ce qui peut expliquer qu’un mythe devienne universel, traverse les frontières, traverse les cultures pour devenir une sorte de cristallisation dans le fonctionnement des êtres humains.
Vous êtes également romancier, que vous apporte l’écriture dramatique que n’apporte peut-être pas le roman ?
L’immédiateté. L’écriture dramatique m’apporte ce que je peux palper immédiatement à travers la scène, à travers la parole, à travers l’être, à travers le comédien, à travers un échange. L’écriture du roman par contre est une écriture de très longue haleine, qui prend beaucoup de temps, dont le rapport au lecteur n’est pas évident ; il n’y a pas la même rencontre ; il n’y pas de scène. Le roman en lui-même est aussi une scène, mais une scène fermée qui est réservée à un seul lecteur à la fois. Alors que le théâtre est une scène ouverte : même quand il est conçu comme littérature et lu par un seul lecteur, il acquiert déjà une dimension de » recréativité » ; il y a une part de communication plus immédiate. L’écriture du roman en revanche me permet de respirer, de prendre le temps de travailler sur les mots, sur les phrases.
Pour La Danse aux amulettes, vous avez choisi de mettre en scène vous-même le spectacle. Pourquoi ce passage à la mise en scène ?
Ce n’est qu’un retour à une activité toute ancienne. J’ai commencé à écrire du théâtre pour la scène. Les premières pièces que j’ai écrites, c’était directement en travaillant avec les comédiens, j’écrivais en même temps que je montais la pièce. C’était une étape de mon existence où je voulais faire un théâtre total avec musique, danse, mime, etc. Et j’écrivais d’abord pour les comédiens. Bien sûr, la pièce a été écrite avant, mais le travail qui s’est fait avec La Danse aux amulettes a rejoint cette première expérience. J’ai réappris à découvrir les comédiens et j’ai réalisé combien les textes que j’écris sont des textes pour comédiens, qui ont besoin d’être dits par des comédiens, même si ma technique d’écriture a changé, même si je crois avant tout en la qualité littéraire du théâtre. J’insiste sur le fait que mon travail est d’abord une relation à la littérature ; je suis un » militant » du texte littéraire théâtral ; je ne crois pas en un théâtre qui serait la simple transcription d’un vécu, d’un théâtre qui voudrait seulement accrocher les onomatopées d’un personnage écho de la réalité. Le théâtre ne peut se perpétuer que par la qualité littéraire et je suis convaincu qu’un texte théâtral peut être aussi beau, aussi fort qu’un texte romanesque ou poétique.
Vous avez été l’ami de Sony Labou Tansi aujourd’hui disparu. Vous sentez vous héritier de son oeuvre ? A-t-il influencé votre propre parcours de dramaturge ? Et comment ?
Je n’ai rien à hériter de Sony Labou Tansi. Sony a été un ami avec qui j’ai écrit une pièce de théâtre. Nous avons fait se rencontrer nos écritures, mais sa manière de travailler et la mienne étaient complètement différentes. Sony écrivait très vite, d’un jet. Il n’avait pas d’existence pour lui en dehors de la littérature. Nous avons écrit Le Coup de vieux en deux semaines. Mais j’étais dans le rythme de Sony ! Moi, je n’aurais jamais pu écrire une pièce de théâtre aussi vite. Il y a aussi un vocabulaire qui est propre à Sony, une thématique, un style qui lui sont propres dont on ne peut se faire l’héritier. D’ailleurs je suis un peu contre les héritages : ce n’est pas ce qui permet à un être humain de s’émanciper, d’exister. Je revendique en revanche mon amitié avec Sony. Quelles que soient nos positions politiques différentes, quelles que soient les contradictions que nous avons pu avoir, je revendique cette amitié et je reconnais à Sony le droit d’avoir fait ce qu’il a fait. Je pense plutôt être l’héritier de tous les écrivains que j’aime, même s’ils sont encore vivants. Je me sens héritier des gens que j’aime, des auteurs qui ont porté ma jeunesse, je suis autant héritier d’un Frédéric Dard que d’un Tchicaya U Tam’si, ou d’un Jean-Paul Sartre. C’est vrai, ça va dans tous les sens…Césaire m’a autant influencé que Senghor, mais pas de la même manière. Et il y a aussi des auteurs africains d’aujourd’hui que je lis, que j’aime et qui d’une certaine manière m’influencent.
Je crois en effet qu’il vous tient beaucoup à coeur de faire entendre ces voix anciennes et nouvelles qui s’élèvent. Vous avez organisé en Avignon durant le festival des rencontres et des lectures autour des artistes africains qui s’intitulaient Fracas d’Afriques. Pourquoi ce titre ?
Les » fracas » pour moi, c’est l’éclatement, l’explosion. L’Afrique est toujours en ébullition ; l’Afrique est toujours en train de se remettre en question. Mais, » fracas » c’est aussi l’étincelle, c’est aussi la flamme le fait que l’Afrique existe avec tout ce qui est porteur d’avenir, de cultures, d’échange aussi avec les autres cultures. » Fracas » c’est vraiment dans les deux sens du terme : l’explosion, l’émiettement, mais aussi la multitude dans la pluralité. Je crois énormément en la pluralité de l’Afrique, en la capacité de l’Africain à devenir pluraliste et démocrate.
1. Caya Makhélé, La Danse aux amulettes, coll. » Scènes sur scène « , Acoria, Paris 1996.///Article N° : 155