Après l’abolition de la traite, les pratiques inhumaines de l’esclavage ont perduré à travers le régime de l’engagement. Des millions de coolies, originaires de Chine et d’Inde, ont ainsi traversé l’océan Indien pour servir dans les plantations des colonies. Khal Torabully, poète et inventeur du concept de « coolitude », plaide pour un rapprochement de ces deux mémoires.
« Aucune histoire de l’esclavage ne peut s’écrire sans tenir compte des mémoires différenciées de l’esclavage. C’est la reconnaissance de cette multiplicité des mémoires qui seule permettra d’aboutir à une mémoire partagée et de construire une histoire commune. La mémoire de l’esclavage qui donne son titre au Comité serait alors la promesse de cette mémoire partagée, elle-même autorisant ce que le philosophe Paul Ricur appelle un récit partagé. »
Comité pour la mémoire de l’esclavage, Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, 2005.
Il est significatif, en cette année où le Président Jacques Chirac fait du 10 mai une journée officielle annuelle « des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions » de souligner, d’emblée, que mes propos s’inscrivent dans la nécessaire complexité de ces pages de l’histoire de l’esclavage, que Doudou Diène, ex-responsable de la Route de l’Esclave à l’Unesco, qualifie à juste titre du plus grand génocide de tous les temps, de par son ampleur et sa durée. À ces deux dernières caractéristiques, nous pouvons adjoindre la pluralité et la nécessaire complémentarité des mémoires entre les divers esclavages dont les théâtres sont dispersés dans le temps et l’espace.
Les propos de Jacques Chirac, en mettant en relief « les mémoires » en soulignent les portées multiples. De même en distinguant « traite négrière » et « esclavage », il indique les divers aspects de ces questions.
Si l’on associe généralement la question de l’esclavage au continent africain qui a payé un lourd tribut au commerce triangulaire, il existe pourtant d’autres pages à exhumer du silence et de l’oubli, dans l’océan Indien et au-delà. Les esclaves et les coolies (1), ces contractuels engagés dès l’époque de l’esclavage et surtout après l’émancipation, se sont côtoyés, sans vraiment se dire leurs douleurs et leurs espoirs.
J’appelle de mes vux une mise en relation entre les devoirs de mémoires, et un « travail » entre celles-ci, pour citer Paul Ricur. J’invite toutes et tous à considérer une autre traversée de ces temps éprouvants, en reliant le sort des Asiatiques, principalement Indiens et Chinois à celui des Africains, à joindre l’Atlantique à l’Océan Indien et à d’autres ailleurs si proches (2).
Mon propos sera un résumé de ce qui demeure, à maints égards, indicible, bien que des progrès aient été constatés, venant de bonnes volontés individuelles (3). Il constitue aussi un plaidoyer pour que cette mémoire-là ne soit plus comprimée, et ce, afin de dégager ensemble des leçons au présent et des actes pour l’avenir.
Tout d’abord, il convient de situer historiquement deux faits qui ont longtemps été séparés, voire mis en sourdine par une certaine historiographie et des représentations collectives : l’esclavage des Noirs et l’esclavage des Asiatiques. Ce dernier demeure assez peu connu.
Rappelons que l’esclavage a été pratiqué, depuis des temps anciens, sur tous les continents. En Inde, en Chine, dans les îles de l’océan Indien, principalement à Madagascar, à Zanzibar et aux Comores, des pratiques esclavagistes antérieures à la colonisation européenne étaient connues. Celles-ci prennent une autre tournure avec l’arrivée des Hollandais au début du XVIIe siècle, qui, installés dans l’Asie du Sud-Est, firent commerce de l’esclavage, « le plus vieux commerce du monde », pour reprendre les termes du pasteur calviniste François Valentijn (4). N’oublions pas, par ailleurs, comme le souligne l’historien Markus Vink (5), que ces derniers furent aussi très actifs dans les traites indiaocéaniques et atlantiques.
Les Hollandais prirent dans leurs filets de nombreux Malgaches et Indiens, principalement du Bengale, qui furent transportés à Maurice et en Afrique du Sud. Ici, aussi, les « civilisateurs » se référaient à la malédiction de Canaan et l’idéologie de Ham (ou Cham), qui furent à la base de la justification religieuse pour l’esclavage des Asiatiques et des Africains jusqu’au XIXe siècle émancipateur (6). Cette justification reliée à la Genèse est, pour moi, un des premiers éléments du récit à partager dans cet océan Indien, qui annonce la globalisation de l’histoire contemporaine. Là, des esclaves indiens, chinois, malais, malgaches et africains se sont côtoyés dès l’aurore du XVIIe siècle. Ce fait historique demeure encore un champ d’études et d’expressions humaines à explorer.
À la Réunion, de nombreuses preuves d’esclaves indiens existent, parfois même possédés par des maîtres
indiens. L’historien Hubert Gerbeau décrit avec beaucoup de précisions les premiers peuplements d’esclaves dans les îles des Mascareignes (7).
Ajoutons qu’il y eut aussi des esclaves chinois dans les régions du Sud-Est asiatique. Des études récentes les sortent peu à peu de l’oubli.
Ainsi, hormis les Africains, d’autres hommes et femmes sont concernés par l’esclavage. Il nous importe de forger notre approche à l’aune de la complexité de ces faits, pour ne pas perpétuer un regard en chiens de faïence qui a souvent régi notre rapport à l’Autre dans ces périodes d’ignominie.
Il existe aussi ce que l’historien britannique Hugh Tinker appelle « une nouvelle forme d’esclavage » (8), titre d’un livre célèbre, reprenant les propos de Lord Russell et se référant aux coolies ou engagés des Indes formule étendue également aux contractuels de Chine.
En 1840, en effet, Lord Russell se déclare peu disposé à favoriser le transfert des « laboureurs » des Indes britanniques. Ses références à la traite marqueront plus d’un siècle de coolitude. Ainsi, Burton Benedict dira, lui aussi, que les Indiens entraînés dans le coolie trade seront traités comme des esclaves (9). Le mot « trade » (« commerce ») indique bien l’état d’esprit de l’époque et le statut dévolu au coolie, et fait écho au commerce triangulaire
Il existe d’autres traits communs aux systèmes d’engagement et d’esclavage : une absence de liberté fondamentale du fait du confinement de l’engagé à l’univers exclusif du propriétaire, la soumission à des règles de surveillance cruelles, l’accroissement de productivité par des brimades plutôt que par une meilleure rétribution financière, le non-respect des termes du contrat, l’endettement du coolie au terme du contrat du fait des « crédits » alloués au coolie par les boutiquiers du colon
Une existence abusée chaque jour par des violences répétées : viols, meurtres, flagellations
Comment expliquer ces abus alors que l’on venait, en principe, de supprimer ces pratiques par des droits accordés aux anciens esclaves ?
Replaçons-nous dans le cadre historique de l’abolition de l’esclavage (Emancipation Act) en 1833, dans l’Empire britannique et, quelques années plus tard, dans les colonies françaises. Le gouvernement colonial anglais accorde une compensation de 100 millions de dollars aux planteurs des colonies, et rien aux émancipés, les véritables victimes de la traite ! Trois millions de livres seront versés aux sucriers de Maurice. Ces sommes seront vite utilisées pour « un nouveau commerce » de bras bruns (10).
En effet, dans l’océan Indien, suite à l’irruption de puissances européennes, des expériences de remplacement de l’esclavage afrocentrique, avec des formes de traite hybrides avaient déjà commencé. À Maurice, en 1829, un contingent de coolies indiens et chinois avait débarqué au Coolie Ghat, attiré par l’eldorado vanté dans leurs pays par des mestries ou recruteurs véreux. Les Chinois s’étaient rebellés face au traitement inhumain qu’ils subirent et ils furent rapatriés manu militari.
Des coolies, premiers « esclaves volontaires » (11), viennent remplacer les émancipés dans les champs, les mines et sur les voies du chemin de fer, en Afrique, aux Amériques, dans les territoires coloniaux des Antilles ou de l’océan Indien.
L’Unesco rappelle ce fait essentiel dans le devenir des abolitions : « La suppression de l’esclavage ne met pas fin aux discriminations sociales, le système servile se prolongeant par des formes d’asservissement dérivées connues sous les termes d’engagisme, de coolie trade, de colonat partiaire » (12). Et pour cause : le montant d’un contrat de coolie est, au début de l’engagement, en moyenne trois fois moins élevé que l’achat d’un esclave
L’engagement se situe donc dans la même période que celle de l’esclavage, durant la première moitié du XVIIIe siècle. Mais il perdure après les abolitions. Suite à l’abolition de l’esclavage, les émancipés stigmatisaient le travail de la terre, connotant un labeur inhumain. Les autorités et les planteurs, pour sauver leurs richesses agricoles, décidèrent donc assez rapidement de se tourner vers une autre « forme d’esclavage ». Ils eurent recours aux engagés ou coolies « potentiels » du Japon, de Madagascar, de Bretagne, du pays du Gers, de certains pays d’Afrique, de Chine et de l’Inde. Mais très vite, « le coolie docile » d’Asie, rompu aux travaux de la domesticité, de l’artisanat, des voiries et des champs, correspondit davantage à l’attente des colons. Leur orgueil de ne plus devoir compter sur les « mauvais Nègres », fraîchement émancipés, et si ingrats en ces temps d’émancipation n’est sans doute pas étranger à cette préférence
Une spécialisation du trafic se profile alors : les Anglais font appel aux labourers de leur colonie indienne. Le Sud de la Chine devient le lieu d’élection de main-d’uvre pour les colonies du Nouveau Monde. Les Français, soumis au même dilemme que les autres, apprenant les « bienfaits » du coolie trade, surtout dans l’île Maurice voisine, l’appliquent à Bourbon (île de la Réunion) et aux Antilles. Après le Code noir, le contrat devient le mot magique (13).
Comme pour la traite négrière, le nombre de coolies migrants varie dans les estimations
d’historiens. Entre 1840 et 1870, dans cette nouvelle « traite », plus de 250 000
Chinois et 500 000 Indiens font le voyage pour remplacer les esclaves africains libérés. Les chiffres varient pour d’autres périodes : entre 1800 et 1914, on fait état de 2,5 millions de candidats chinois à l’exil, alors que d’autres estimations indiquent 6,7 millions de départs. Pour l’Inde, le chiffre de 1.5 million est établi (14).
En 1917, Gandhi se rend en Afrique du Sud pour défendre la dignité des descendants d’Indiens et, avec le soutien du gouvernement indien, met fin à l’engagement. L’on sait que ses méthodes de lutte inspirèrent profondément les opposants à l’apartheid.
En 1920, l’engagement chinois prend fin. Le trafic des coolies aura duré près d’un siècle
Le coolie remplace donc l’esclave dans les champs de canne à sucre, dans les mines ou sur les chantiers de chemins de fer. Il suit le même parcours méprisant de l’esclave, du barracoon ou du dépôt, semblable à celui de Gorée, à la case laissée par l’émancipé via le bateau négrier converti à cette nouvelle cargaison lucrative de chair brune. Il subit les discriminations en vigueur à l’époque, de Maurice à la Réunion, de Fiji à la Guadeloupe, de Trinidad aux Amériques, de l’Afrique du Sud à Cuba
Le rapprochement entre le coolie et l’esclave ne saurait, cependant, laisser entrevoir des différences formelles importantes. Premièrement, le coolie est « engagé » sur les termes d’un contrat, généralement de cinq ans, avec possibilité de rentrer au pays d’origine au terme de celui-ci.
L’engagé est un « laboureur » sous contrat pour une période fixe de temps, embauché par une personne ou une société, parfois sans ou souvent avec un maigre salaire. Il / elle travaille en échange d’un logement, de la nourriture, d’une formation et d’un voyage vers un autre lieu. Après ce temps contracté avec l’employeur, l’engagé coolie est « libre » de commencer une autre activité. C’est ici une différence de taille avec l’esclavage archétypal ou chattel slavery, aux termes duquel l’individu est propriété légale, ad vitam aeternam, du maître, susceptible d’être vendu par ce dernier.
L’engagement ressemble en certains égards à l’esclavage pour dette, ou au péonage, avec des différences cependant
On peut résumer ainsi cette comparaison : l’engagement reconnaît, dans les textes, l’habeas corpus du coolie, même si dans les faits les choses diffèrent de l’esprit des lois, alors que l’esclave est l’objet hors droit d’un maître. La différence est de taille : le coolie signe son contrat, reconnaissance de sa personne juridique, alors que l’esclave, comme le définit le Code noir, est un objet, « vendu avec bétail et meubles ».
De plus, l’esclavage est un aller-simple et l’engagement un aller-retour virtuel. Théoriquement, selon certains contrats ou selon les vicissitudes coutumières, quand le coolie cumulait dix ans de travail, un billet retour devait lui être offert. Même si le coolie souffre aussi du « second passage du milieu », il fait un voyage relativement moins pénible que l’esclave (15). Autre ancrage pour une mise en séquence dans le récit croisé à écrire
L’océan constitue, assurément, pour l’esclave et le coolie, cet espace où le « cri en cale », défini par Édouard Glissant, est opératoire pour toute poétique de ces temps amers. Ces « marques » de considération pour le coolie ne sont cependant pas la garantie de bon traitement pour le coolie dans l’enfer du travail colonial.
Face aux abus de l’engagement, des hommes comme Victor Schoelcher, favorable au travail libre, demandèrent la suppression de cette main-d’uvre dégradante. La plupart des historiens, tels que Jaques Weber, soutiennent que dans les plantations la mortalité des engagés oscillait entre 30 à 50 %. Hugh Tinker fait remarquer qu’en ce temps-là, il n’était pas rare de voir des cadavres d’engagés en putréfaction dans les champs des Antilles. Cet état de fait poussa les autorités françaises à stopper le trafic des coolies en 1880.
Même si le Harper’s Weekly Illustrated Magazine, célèbre magazine américain, définit le coolie comme un esclave chinois (16), et que Jacques Weber affirme que « le coolie trade apparaît aussi avilissant que la traite » (17), on ne peut pas dire, stricto sensu, que le coolie soit comme l’esclave, dépossédé de la transmission même de son nom.
Les pratiques inhumaines n’ont donc pas cessé avec l’institution de l’engagement, loin s’en faut. En 1838, Brougham et la ligue antiesclavagiste dénoncent ce trafic de bras marrons comme une renaissance de l’esclavage. Est pointé notamment le mauvais traitement des coolies à bord des bateaux (coups, sévices physiques et psychologiques, viols
) rappelant les pires moments du commerce triangulaire de bois d’ébène.
À terre, le planteur, habitué à traiter les hommes des colonies comme des êtres de seconde zone, garda une mentalité esclavagiste. Les conditions du contrat sont régulièrement violées : horaires prolongés, engagés battus, fouettés, forcés à travailler dans les trous à guano, comme au Pérou, où périrent plus de 4 000 malheureux Chinois. À Maurice aussi, ces « damnés de la terre » ont droit à des pétitions, à des défenseurs comme Adolphe de Plevitz. Grâce à l’acharnement de ce dernier, une Commission royale est mise sur pied en 1875, qui fait connaître au monde les atrocités du système de l’engagement. Le règne de la terreur touche alors à sa fin.
Aux États-Unis, le Dr Parker fait le même travail. En 1860, un rapport du Congrès dénonce l’engagement comme « un commerce d’esclaves gigantesque ». Peu après, une loi interdisant le Coolie Trade via des vaisseaux américains est signée par le président Abraham Lincoln.
En 1886, l’émigration des coolies est interdite dans les colonies françaises. Elle s’arrête officiellement à Maurice en 1917. Servitudes différentes, différées, à partager à l’aune de la dignité humaine, en récit hétérogène du même crime contre l’humanité.
Les relations entre anciens esclaves et « nouveaux esclaves » furent de nature ambiguë, pour ne pas dire hostiles (18). Pour l’émancipé, le nouvel arrivant le prive d’une revanche sur le maître. En faisant baisser le prix du travail, le coolie est perçu comme « un allié du maître ». Souvent, « l’Indien » ou « le Chinois », pour rester dans des termes « neutres », est hors lieu dans la relation maître / esclave, ancien maître / ancien esclave, dans une société où les représentations du Bien et du Beau sont modelées sur celles du maître.
L’émancipé ne comprend ni les langues, ni les cultures ou religions du dernier venu. En dehors de quelques points de rencontres, le coolie sera longtemps rejeté aux limbes de l’humanité, victime de la victime, dans une sorte de concurrence de la souffrance, où le moins « créolisé » est rejeté dans l’inaudible et dans l’invisibilité de l’Histoire.
En effet, dans les écrits littéraires, le coolie oscillera, chez le maître, entre la sensualité, l’étrangeté et l’exotisme teinté de spiritualité orientale. Alors que chez l’ancien esclave, surtout dans la bourgeoisie des arts et des lettres issue de la créolisation entre Européens et Africains d’origine, l’engagé est souvent celui qui dérange. Certains romans indo-océaniques et antillais ont reflété, par le passé, une ambiguïté quant à son « droit du sol ». Pourquoi ce récit en cloisonnement des complexités des servilités ici et là ? À l’époque, il est vrai, le coolie était enveloppé dans une insignifiance
Il ne s’agit pas ici de différences à ériger dans les typologies de l’esclavage ou d’une mathématique de la douleur à établir à tout prix dans la mise en relation de l’esclavage et l’engagement. Il s’agit pour moi, dans la continuité d’une réflexion commencée en 1990, de rendre signifiante cette mémoire encore en souffrance, d’inviter à cette conjonction des faits coolie et esclave car elle continue d’influencer la configuration humaine dans plusieurs pays du monde contemporain.
Il est important de ne pas la gommer, surtout au moment où une commémoration commune peut rétablir plus de dignité entre ces descendants des victimes ayant subi un déni profond de leurs humanités. De l’océan Indien à l’Atlantique, il est urgent de tenir compte de ce récit à partager entre deux composantes d’une terrible page de l’Histoire.
Il est temps de sortir de cette concurrence des mémoires entre victimes brassées à divers degrés dans des idéologies marchandes perverses. Et de s’engager dans une complémentarité du travail des mémoires (19).
Il est impératif que l’on puisse comprendre, aujourd’hui, que ce qui nous grandira tous, c’est une mise en relation avec nos archives et nos Histoires. Il y a deux ans, j’avais déjà souhaité qu’à Maurice, le 2 novembre, la date choisie pour commémorer l’esclavage fût commune pour célébrer la fin de l’engagement. Mais ce fut une occasion ratée. Dans la même perspective, j’ai adressé deux courriers au président Jacques Chirac et Madame Maryse Condé, pour qu’un rapprochement des mémoires soit opéré. Pour ces descendants d’Indiens, il s’est développé une sorte de mutisme, d’amnésie pour ne rien dire de ce voyage océanique négrier que le coolie partage avec l’esclave.
Ici, dans l’ancrage historique de la coolitude, dans cet indicible entre protagonistes de sociétés qui ont été caractérisées par le système d’exploitation et de dégradation des humains, il y a un dire à mettre en lumière. Des mémoires à mettre en relation. Un récit à partager
Lisons Ricur : « Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire d’ici, et le trop d’oublis d’ailleurs [
] L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués » (20). Exercice salutaire, s’il en est (21) !
Ricur définit la mémoire comme le présent du passé, qu’il faut s’approprier davantage par un travail commun que par un devoir, car ce dernier peut aussi « oublier » ses engagements envers d’autres mémoires. L’idée, ici, est encore celle de la mise en relation dans une « poétique du récit », travaillant la mise en relation par une mise en intrigues : celle des temps refigurés, racontés, médiatisés ; celle des événements dérangés, arrangés, hiérarchisés ; celle de la reliure des récits des mémoires élaborés en replis ou en détours, Pour construire un vivre-ensemble constitué des histoires diverses et différées.
Ce travail nécessite un partage autant des vérités que des silences et zones d’ombres, et souligne la nécessité d’éloigner l’oubli, souvent synonyme d’une perte de mémoire, qui est aussi une façon d’enterrer les traumatismes sans accomplir ce travail de deuil nécessaire dans le partage des histoires blessées. Saisissons-nous de toutes les occasions, ici et comme au 10 mai, pour reconnaître l’impossible reconstitution in fine de nos horreurs, qui sont hors langage, et pour nous éloigner du sens d’une histoire finie.
Restituons le désir d’une Histoire au bout de laquelle le citoyen parviendra à « une synthèse de l’hétérogène », chère au philosophe. Et cette synthèse complexe passe par une prise en compte d’autres événements dramatiques, tissée par « l’événement-mis-en intrigue ». Je prône une mise en intrigues comme suite à une mise en relations.
Certes, l’intrigue ici, dans cette histoire-récit à écrire, est à peu près du même ordre qu’un aller-retour entre deux océans, l’océan Indien et l’Atlantique, perçue comme un dialogue entre deux personnages longtemps coupés de leurs points de rencontres, des souvenirs, des archives, des références, des oubliettes. Pour faire émerger une narration longtemps demeurée dans les brumes des voyages et enracinements troubles.
Afin que ne perdure une concurrence des souffrances, contenues en cris et silences mises en place par un système inique, qui a déplacé des populations entières pour le sucre, le coton, le café, le guano, l’or, le caoutchouc, les docks ou les chemins de fer.
1. Le coolie peut-être défini de plusieurs façons : un laboureur ou travailleur agricole d’Asie, mot probablement originaire de l’hindi et du télégou signifiant « laboureur journalier ». Il désigne aussi l’habitant de Kula, le Kuli, travailleur agricole semi-nomadique, proche des « hill coolie » s, les dhangars du Gujerat. Du tamil, il signifie le « salarié journalier ». Et en chinois, « Ku li » signifie « façon dure et amère d’utiliser de la main-d’uvre », proche du labeur servile
En ourdou, il signifie esclave.
2. Voir P. Finkelman and J. C. Miller eds. in MacMillan Encyclopedia of World Slavery, (New York, 1998), p. 851.
3. De nombreux historiens et universitaires sont à citer ici, notamment Hubert Gerbeau, Marina Carter, Jean Benoist, Hugh Tinker, Muslim Jumeer, Burton Benedict, Huguette Ly-Tio-Fane Pineo, Jacques Weber, Peter C. Emmer, Sully Santa-Govindin
parmi d’autres.
4. Oud en Nieuw Oost-Indiën, (1724 26).
5. Markus Vink, « The World’s Oldest Trade » : Dutch Slavery and Slave Trade in the Indian Ocean in the Seventeenth Century, Journal of World History, consultable en ligne : http://www.historycooperative.org/journals/jwh/14.2/vink.html.
6. Markus Vink, ibid. L’auteur établit une bibliographie intéressante sur cette justification, dont voici quelques titres : S. R. Haynes, Noah’s Curse : The Biblical Justification of American Slavery (New York, 2001) ; William and Mary Quarterly, 3rd series, 54 (January 1997) : 103 42 ; W. McKee Evans, « From the Land of Canaan to the Land of Guinea or the Strange Odyssey of the Sons of Ham, » American Historical Review 85, no. 1 (February 1980) : 15 43 ; M. Adhikari, « The Sons of Ham : Slavery and the Making of Coloured Identity, » South African Historical Journal 27 (1992) : 95 112. Consulter aussi Valentijn, Oud- en Nieuw Oost-Indiën II, pp. 371 72. En effet, Ham, (ou Cham) deuxième fils de Noé, maudit par ce dernier, mentionné dans la Bible (Chapitres 9 et 10) du Livre de la Genèse, a donné lieu à des distorsions idéologiques les plus contestables, aboutissant à ranger les descendants de Ham, supputé Noir, dans le camp des victimes désignées. Ibn Khaldûn, en 1377 déjà, mettait en garde contre les extrapolations basées sur la couleur de la peau : « Les généalogistes qui n’ont aucune connaissance de la vraie nature des choses ont imaginé que les Noirs étaient les fils de Ham, fils de Noah et qu’ils avaient la particularité d’être noirs comme conséquence de la malédiction qui aurait déterminé la couleur de Ham, et l’esclavage infligé par Dieu à ses descendants. Il est dit dans la Torah que Noah a maudit son fils Ham. Aucune référence n’y est faite à la couleur noire. La malédiction n’inclut pas non plus le fait que les descendants de Ham, devraient être les esclaves des descendants de ses frères. Attribuer la noirceur des Noirs à Ham, relève de l’ignorance de la vraie nature de la chaleur et du froid et de leur influence sur le climat et sur les créatures qui naissent dans ces climats. La noirceur des peuples vivant dans les pays chauds est le résultat de la composition de l’air sous l’influence d’une chaleur excessive
». Ce rappel au bon sens, cité par Maniragaba Balibutsa, dans Une archéologie de la violence en Afrique des Grands Lacs. Libreville, Éditions du CICIBA, 2000, p. 172, n’a pas empêché l’élaboration d’une justification de l’asservissement des Africains, et par extension, des hommes à peau sombre.
7. Hubert Gerbeau, « Les Indiens des Mascareignes, simples jalons pour l’histoire d’une réussite (XVIIe-XXe siècle) », Annuaire des pays de l’océan Indien, 1990-1991, éditions du CNRS, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 1992, pp 15-45. L’auteur est récipiendaire du prix de la Thèse du Comité pour la mémoire 2006.
8. Voir Hugh Tinker, A New System of Slavery. The Export of Indian Labour Overseas, 1830-1920, Oxford University Press, Londres, 1974, p. V. Nelly Schmidt cite Victor Schoelcher qui écrivit dès 1840 que « le transport des Africains et des Indiens dans les îles n’est qu’une traite déguisée ». L’historienne affirme que « le système d’engagement des travailleurs sur contrat en Afrique et en Inde n’était qu’un nouveau système de traite
». Victor Schoelcher, Arthème Fayard, 1994, p 170 et 171.
9. Burton Benedict, « Slavery and indenture in Mauritius and Seychelles », in Asian and African Systems of Slavery, édité par J.L. Watson, Oxford, Basil Blackwell, 1980.
10. Le pamphlet, oeuvre de la British Foreign and Anti-Slavery Society, réfléchissant au sort des « hill coolies », les dhangars ou « cooleys des collines », est mis en ligne : http://www.guyanaundersiege.com/Historical/Indentured%20Immigration1.htm
11. Bien qu’il y ait eu des engagés volontaires, de nombreux rapports parlent de tromperie et d’enlèvements. Consulter à ce propos le lien ci-dessous :
http://freeweb.supereva.com/archivocubano/chang.htm?p
12. Unesco, consulter le site : http://www.unesco.org/culture/dialogue/slave/images
13. L’Encyclopédie de Harvard décrit bien l’aliénation liée à ce contrat recherché par le colon, car le coolie cède une partie de sa liberté, de son travail et de son existence, en retour du prix du passage à payer sur le navire coolie, si bien que parmi les Chinois, le travail sous contrat était connu sous les termes de « vente des cochons ». Les coolies découvraient l’horreur de leur servitude à leur arrivée
Harvard Encyclopedia, pp.218-9).
14. Laxmi Narayan Kadekar, dans sa monographie intitulée « Global Indian Diaspora : an overview », consultable en ligne, citant Clarke et al, estime à 1,5 million le nombre de coolies d’origine indienne ayant migré jusqu’en 1917, année à laquelle le Vice-roi Lord Hardinge mit fin au coolie trade. Voir : http://www.uohyd.ernet.in/sss/dsociology/oc1.pdf
15. Pierre Bardin, dans son compte-rendu de « Quelques aspects de la « diaspora indienne », rapporte ces informations : « Combien sont partis ? D’où venaient-ils? Jean Weber et le Professeur Singaravelou sont d’accord pour estimer, autant que cela soit possible, que pour la Caraïbe ils furent pratiquement 600.000 à s’embarquer sur les « Coolies ships » et que parmi les Comptoirs français, si Mahé sert de point de départ vers la Réunion, Yanaon fut sans doute celui qui contribua le plus entre 1849 et 1889 au développement des Isles à Sucre. 87% venaient du nord (Calcutta) et 13 % du sud et des Comptoirs », in G.H.C / Bulletin 16, Mai 1990, p. 134.
16. « A Coolie is a Chinese slave », Harper’s Weekly Illustrated Magazine, New York : 1867-1870.
17. Jacques Weber, « Entre traite et coolie trade : l’affaire de l’Auguste, 1854″, in Gerbeau Hubert et Saugera Eric, La dernière traite. Fragments d’histoire en hommage à Serge Daget, Société française d’histoire d’outre-mer, 1994, p. 191-211.
18. Marina Carter décrit en ces termes ce soupçon généralisé : « Au contraire, les Indiens qui arrivent massivement après l’émancipation sont l’objet de critiques acerbes. Il semble que, tout en ne pouvant se passer d’eux, on leur reproche leur nombre, leurs maladies, leurs coutumes, et surtout finalement de n’être pas esclaves, alors que la plantation n’arrive pas à se déprendre des empreintes de la servitude ». « État et communautarisme : le cas de l’île Maurice », Cultures & Conflits, n° 15-16 (1994) pp.89-126.
19. Khal Torabully, Cale d’étoiles-Coolitude, Azalées éditions, La Réunion, 1992. Coolitude, Anthem University Press, Londres 2002, coécrit avec Marina Carter. Voir aussi Chair corail, fragments coolies, (préface de Raphaël Confiant) éditions Ibis Rouge, Guadeloupe, 1999.
20. Paul Ricur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Seuil, 2000, p. 1.
21. La philosophe Tanella Boni écrit aussi « que chaque humain est la source du temps », in Lettres aux générations futures, éd. Unesco, Coll. Cultures de paix, Paris, 1999. C’est le sens des réflexions de François de Bernard, qui développe la nécessité « du passage du pluralisme historique à la pluralité des points de vue historiques ». Pour l’auteur, « l’histoire se définit comme une mise en scène de l’autre, comme une rencontre de l’altérité et du divers à travers l’espace et le temps. L’histoire comme l’anthropologie sont des sciences de l’altérité, et donc du raisonnement, car de l’interprétation. Elles relèvent en ce sens, d’une démarche éthique », in Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle, Commentaires et propositions, Série Diversité Culturelle N° 2, p. 14.
Consultable en ligne : http://unesdoc.unesco.org/images/0013/001323/132328f.pdf///Article N° : 4476