Événements

Zero degrees
par les Ballets C. de la B. & Akram Khan Company (Sidi Larbi & Akram Khan)

Français

Duo dansé par Akram Khan et Sidi Larbi Cherkaoui
Musique Nitin Sawhney
Sculpteur Antony Gormley

Un coup d’éclat comme on en voit peu. Zero degrees, duo cosigné par les chorégraphes Akram Khan et Sidi Larbi Cherkaoui, exacerbe les qualités singulières de chacun en dégageant le terrain à un geste neuf et fragile, tendu par une recherche sans filet. L’Anglo-Bengali expert en Ikathak, style traditionnel indien qui noyaute sa recherche contemporaine, et le Belgo-Marocain, toujours assoiffé de sensations extrêmes, ont su échanger leurs richesses pour les faire fructifier. Sans se perdre de vue pour autant, ils partagent si bien le terrain, ils foncent si loin dans l’inconnu, que leur dialogue passionne de bout en bout. Parlé, chanté, dansé, Zero degrees fait monter la température à son maximum.

Entre fusion et collision
Les alliances artistiques sont rares qui, non seulement aboutissent à un projet spectaculaire de haut vol, mais équilibrent les forces en présence sans l’ombre d’une équivoque.
Celle d’Akram Khan et Sidi Larbi Cherkaoui pour Zero degrees* ressemble à un miracle : beauté, invention, humanité forment une éclatante soudure. La singularité de chacun des protagonistes éclate tout en dégageant le terrain à un geste commun fertile. Mais encore, il est question de reconnaissance de l’autre, d’échange de savoirs. Entre fusion et collision, les deux danseurs-chorégraphes ont rempli le contrat qu’ils avaient signé : faire une oeuvre commune cimentée par la confiance en l’autre et la passion de sa différence.
Aussi belle que conflictuelle, cruelle même parfois – le souvenir de Sidi Larbi Cherkaoui s’arrachant dans des pirouettes sur la tête proprement insensées reste vif dans nos mémoires – Zero degrees se pose d’emblée sur une cime émotionnelle et n’en bouge plus pendant plus d’une heure.

De nombreux points communs
Ardeur à danser jusqu’au-boutiste, défense du métissage, talent mixte de conteur et de chanteur, Akram Khan et Sidi Larbi Cherkaoui partagent de nombreux points communs.
Leur identité tiraillée d’hommes n’appartenant pas tout à fait au pays où ils habitent et réceptacles d’influences contrastées leur ouvrent aussi un territoire sensible. Tous deux ont été élevés dans la religion musulmane.
Akram Khan, Anglo-Bengali né à Londres, est expert en kathak, danse traditionnelle indienne cinglante, toute en tourbillons et arrêts secs, dont il a fait le socle d’un travail contemporain. Sidi Larbi Cherkaoui, né à Anvers, belge par sa mère, marocain par son père, affirme son talent dans une danse véhémente, enracinée dans la fureur du monde. Que peut bien donner la combinaison de deux tempéraments extrêmes, brûlés par leur art, si ce n’est une alchimie explosive ? une riche matière scénique à la fois parlée, chantée, dansée C’est une histoire de voyage en Inde bourrée de péripéties et de peurs qui scelle le dialogue entre les deux hommes. Autour d’une affaire de passeport confisqué vécu par Akram Khan, les deux complices croisent les fils d’une riche matière scénique à la fois parlée, chantée, dansée. Les deux hommes possèdent le don de transformer en conte philosophique un scénario de fait divers. Un exploit tant chacun sait cogner les mots les uns contre les autres, en faire résonner les sens et les sons pour en extraire la matière d’un suspense magique qui ne perd jamais de vue la réalité la plus quotidienne, la plus dangereuse aussi. Pièce d’initiation, de consolation aussi, Zero degrees fait avancer main dans la main, la vie et la mort. La présence sur le plateau de mannequins de silicone, alter ego des danseurs moulés par le sculpteur-plasticien Antony Gormley, immobilise le temps autour de la question du vivant et de l’inanimé.

Transfert d’énergies, partage d’admiration
Sur la musique pulsante et suggestive de Nitin Sawhney, interprétée en direct par trois musiciens et un chanteur pakistanais, une chaîne de gestes urgents, fulgurances lancées comme autant de bouées de secours, électrise le plateau. Un jeu de bras liquide déploie le dialogue entre les deux hommes.
L’invention chorégraphique, sa saveur rageuse, rappellent le défi que représente cette pièce de partage. Sidi Larbi Cherkaoui se jette avec voracité dans l’apprentissage de rythmes et de figures kathak sophistiquées.
Akram Kahn, plus discret, fait de même.
Transfert d’énergies, partage d’admiration : tous les deux sont fascinés par Bruce Lee et s’offrent une séance d’apprentissage de Shaolin kung fu dont l’emportement transcende la violence en jeu magique, dialogue corporel d’une intelligence incisive. Jamais la virtuosité sensible des deux partenaires ne se laisse happer par la seule démonstration. Elle glisse d’un corps à l’autre comme une évidence, passe de l’art de la caresse à celui du coup simulé avec une inspiration continue et, même, de l’humour.
Le pari de Zero degrees, défini par les chorégraphes, était l’abandon de soi dans ce que chacun possède de plus intime, de plus personnel, pour atteindre une sorte de noyau originel centré sur la vie et la mort, l’ordre et le chaos… Ce désir de don total se lit à corps ouverts. La transparence des danseurs, leur volonté de lâcher-prise, émeut au-delà même de leur force de proposition spectaculaire.
C’est le cadeau suprême de ce duo : donner à voir comme une confidence qui s’échappe l’engagement d’hommes qui semblent jouer une partie existentielle urgente à chaque fois qu’ils posent le pied sur un plateau.

Jeanne Liger * Ce spectacle a été présenté au Théâtre de la Ville, la saison dernière, en octobre 2005.
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