Exhibitions ethnographiques et « villages noirs »

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« Le spectacle continue » : Philippe David insiste sur la continuité dans la représentation exotique à travers l’histoire et sur les rencontres interculturelles occasionnées par les « villages noirs ». Il s’élève contre les présentations qui en sont faites aujourd’hui, qu’il estime réductrices et hors du contexte culturel de l’époque.

Spectacles en tous genres
L’exhibition de l’Autre, étranger proche ou lointain mais toujours étrange, constitue à l’évidence un phénomène éternel, permanent, qui s’explique aisément par la curiosité naturelle et légitime de tout groupe humain pour ce qu’il ignore (ou connaît mal), curiosité renouvelée de génération en génération, et qui, à vrai dire, n’est jamais achevée. Les Européens s’étant lancés très tôt à la découverte de la planète, elle les a accompagnés dans toutes ses phases, croissant même en intensité jusqu’à aujourd’hui. Les images, le cinéma, la télévision n’ont pas encore étanché cette soif, sinon de savoir, du moins de voir tout en se distrayant
Ce phénomène a été intensifié et favorisé à la fois par les expansions coloniales et les explorations scientifiques sur tous les continents. Mais nous savons qu’il est bien plus ancien que l’époque coloniale, qu’il lui survit même sous nos yeux et qu’il a touché, outre les Etats-Unis, tous les pays d’Europe colonisateurs ou non.
Au total, l’exhibition de groupes humains, a pris des formes extrêmement variées mais s’est toujours inscrite par définition dans le cadre permanent du spectacle, plus ou moins commercial, politique, culturel ou ludique avec intervention d’acteurs et de décideurs plus ou moins honnêtes ou compétents vis-à-vis de leurs troupes. Les Blancs étaient les maîtres de la quasi-totalité de la planète, et – comme le dit au Sénégal le proverbe wolof – Doole xamul ndanq (la force ne connaît pas le « doucement »).
Au cours de la période 1850-2000, les exhibitions de groupes humains présentées en France (et en Europe) ont été de trois origines (et même quatre, comme nous le verrons plus loin).
Les premières s’inscrivent dans la tradition pure du spectacle populaire, bien exprimée par le music-hall et mieux encore le cirque, art tout à fait digne de respect qui a ses lettres de noblesse et ses écoles. Onze pays africains viennent de présenter en France au début de 2001 leur festival Circafrica. Le style de l’Américain Barnum, de Buffalo Bill et ses Indiens et de quelques autres a directement inspiré les formules développées ensuite par la famille allemande Hagenbeck exportatrice et fournisseuse d’animaux exotiques à toute l’Europe, de « caravanes » mixtes mêlant les bêtes et leurs accompagnateurs, ou encore des troupes exotiques sans animaux, recrutées sur tous les continents, sans aucune connotation coloniale, La France en a reçu onze en quatorze ans, entre 1877 et 1891, notamment au Jardin d’Acclimatation de Paris, très rarement en province : des Nubiens du Soudan, des Eskimo, des Lapons russes, des Nubiens de nouveau, des Fuégiens, des Cinghalais, des Araucans, des Kalmouk, encore des Cinghalais, des Somali et enfin des Dahoméens (douteux, plutôt recrutés au Togo). Cette première formule incluait souvent une prétention ethnographique que traduit bien son nom allemand de « Völkerschauen », littéralement : spectacles-de-peuples.
De tels rassemblements firent évidemment le bonheur des médecins et anthropologues dont, à l’époque, les théories de classification des « races » humaines n’étaient pas définitivement au point. Cette phase, probablement obligée et somme toute assez brève de la recherche scientifique, grotesque dans ses conclusions et surtout humiliante pour les individus soumis à leurs investigations, s’est achevée il y a un siècle. On se souvient probablement davantage des textes des années 50 par lesquels l’Unesco et de prestigieuses signatures ont affirmé enfin l’unicité de la race humaine.
Tout autres ont été, en France et dans quelques villes étrangères, les « Villages noirs » majoritairement « sénégalais » que nous connaissons bien pour les avoir étudiés en chaque endroit avec la presse et l’iconographie de l’époque. Cette autre formule, « à la française », d’initiative également privée, consistait à installer, en général au sein d’une exposition du secteur privé, des « Villages » rassemblant, avec leurs familles, des artisans et des artistes accessibles au public, installés dans un espace clos et protégé constituant une attraction payante. Présents pour un long séjour de quatre, cinq ou même six mois, ils offraient donc partout des possibilités de contacts quotidiens entre les « villageois » et le public, non seulement pendant les journées ordinaires mais aussi à d’autres occasions extérieures :
– les fêtes (ou pseudo-fêtes) selon le calendrier musulman, ou corsos fleuris, défilés, inaugurations officielles et visites ministérielles, au sein de l’Exposition elle-même ;
– les compétitions mêlant sans conditions Blancs et Noirs : bals, concours de pêche ou de natation, luttes et tournois de dames ;
– et aussi quelques heureux évènements survenus au sein de la troupe, et transformés par là en festivités supplémentaires : naissances et baptêmes (musulmans), mariages coutumiers et circoncisions, avec, à chaque fois, implication de parrains et marraines pris dans la bonne société locale, passage obligé à l’état-civil, et, souvent, banquet de mariage dans un grand restaurant de la place. Entre 1894 et 1931, plus d’une trentaine de naissances de bébés, en grande majorité sénégalais, ont été enregistrées, surtout en France mais aussi à Liège et en Suisse.
Certaines municipalités se sont montrées frileuses, voire inquiètes quant à la présence des Noirs qui, en général, ont été libres d’aller et venir dans la journée. Cette liberté n’était pas inconnue non plus lors des spectacles Hagenbeck ni pour les groupes rassemblés dans les expositions officielles évoquées plus loin.
Les « Villages noirs » ont constitué, par leur durée leur ubiquité, leur popularité, un phénomène bien plus important et marquant que la trentaine de spectacles très hétéroclites et plus ponctuels présentés aux Parisiens entre 1877 et 1931 dans le cadre très particulier, et ambigu, du Jardin d’Acclimatation. Intenses et très populaires entre 1898 et 1914, ils ont disparu au début des années 30 après d’ultimes passages en Suisse. Une demi-douzaine seulement d’impresarios-directeurs – entrepreneurs de spectacles, alliés ou concurrents, ont recruté et produit ces Villages souvent homogènes et durables dans leur composition et leur recrutement, Presque partout, la presse locale nous renseigne abondamment sur l’ambiance qui y régnait, les programmes, les activités, les réactions des autorités, des journalistes, des visiteurs de marque et du grand public. Elle permet donc une certaine appréciation ou estimation de ce qui s’y est passé et des regards croisés des exhibés et de leurs visiteurs. Nous allons y revenir. Une riche iconographie, très fiable dans l’ensemble quant à elle, donne par ailleurs de ces Villages autant de « certificats de présence », de leurs habitants dans un cadre de vie, certes provisoire et paternaliste, mais bien réel, ouvert à des contacts moins déséquilibrés qu’on pourrait le penser.
Dans le cadre de chaque exposition, les artisans et artistes du Village ont été récompensés comme des exposants parmi d’autres et selon les mêmes critères. Les palmarès finaux de nombreuses Expositions fournissent de précieuses indications sur les noms, et les qualités des récompensés.
A quelques exceptions près, les Villages noirs n’ont jamais été intégrés aux Expositions officielles qui disposaient d’autres moyens, administratifs et budgétaires, pour rassembler les groupes ethniques dont ils avaient besoin. Les « villageois » ont tous été recrutés dans l’Afrique française de l’époque (avant tout AOF, Maghreb, Madagascar). A côté de quelques Maghrébins, Soudanais, Malgaches, et Dahoméens (très à la mode entre 1892 et 1900), le Village-type produit par le directeur Vigé a toujours été intégralement sénégalais et cette particularité est essentielle dans la mesure où ces Sénégalais, recrutés en grande majorité à Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis, majoritairement dans des familles d’artisans castés, étaient de ce fait « originaires » des Quatre Communes assimilées à celles de la métropole et du même coup citoyens français, à part tout aussi entière (du moins en principe) que leurs visiteurs de province. Conscients de cette particularité, ils n’ont pas hésité, plusieurs fois, à l’affirmer et à revendiquer leurs droits. Dès 1889, à l’Exposition universelle de Paris, Samba Laobé Thiam, chef de la troupe sénégalaise amenée là par les autorités de la République, proteste contre l’inconfort des cabanes qu’on lui a construites sur l’Esplanade des Invalides et les Sénégalais se refusent aux tripotages humiliants des anthropologues qui rôdent autour d’eux. En juin 1894, à Lyon, d’autres Sénégalais obtiennent l’envoi d’une petite délégation de cinq membres et d’une immense couronne de cinq mètres de diamètre aux obsèques parisiennes de « leur » président Sadi-Carnot assassiné à Lyon le matin même où ils s’apprêtent à le recevoir dans leur Village. Pendant plusieurs étés, là où ils se trouvent, ils accueillent leur député, le métis François Carpot, et quelques élus dakarois et goréens soucieux de s’entretenir avec leurs électeurs.
Toujours à la même époque, entre 1889 et 1931, la troisième catégorie d’exhibitions d’exotiques militaires ou civils s’est située dans les expositions « universelles de 1889 et 21900, ou expressément « coloniales » de 1894, 1906, 1907, 1922 et 1931, officielles celles-ci, puisqu’organisées par la République. Il s’agissait de groupes indigènes rassemblés pour manifester l’étendue et la diversité de l’Empire : en 1899 à l’Exposition de Paris qui est « universelle » mais non « coloniale, puis à Nogent en 1907, ainsi qu’à Marseille en 1906 et 1922. Ce fut moins le cas à Lyon en 1894 et à Paris au Grand Palais en 1906. En 1900 et en 1937 (autres expositions « universelles ») ainsi qu’en 1931 (l’Exposition coloniale par excellence), les exotiques présents sont avant tout chargés de garder les pavillons coloniaux ou d’animer diverses attractions artisanales ou culturelles. Simultanément, les autorités savaient accorder, dans un contexte très paternaliste, des égards certains à leurs invités officiels : « rois », chefs ou notables d’outremer, ou intellectuels (en 1937, pour le Congrès des Peuples coloniaux ou les élèves de l’Ecole William-Ponty venus présenter leurs pièces de théâtre. En 1889, le roi des Nalou de Basse-Guinée et sa jeune épouse sont reçus notamment à l’Opéra. La reine Ranavalona, exilée de Madagascar en Algérie, séjourne en France à plusieurs reprises entre 1901 et 1913 et participe parfois à la vie mondaine ou politique de la capitale.
Il faut ajouter aujourd’hui aux trois catégories simultanées qui précèdent une quatrième, plus récente, qui n’est apparue qu’après les trois autres avec les indépendances. Désormais, toutes les formes antérieures se retrouvent rassemblées mais, cette fois, sous la responsabilité des pays d’outremer eux-mêmes, lorsqu’ils estiment nécessaire et profitable de faire connaître à l’Occident leurs propres cultures. Plusieurs Etats d’Afrique se sont empressés, dès 1961-62, de créer des ballets nationaux présentés notamment à Paris au Théâtre des Nations. Ils participent aussi à des expositions et festivals dans le monde entier, sous la forme, ainsi perpétuée, de Villages artisanaux ou de troupes artistiques ou musicales.
Bien sûr, ces nouvelles formules sont présentées ou agrées par des états souverains dans un contexte international moins déséquilibré qu’autrefois, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne s’accompagnent pas encore, parfois, d’aspects accrocheurs plus ou moins déformants, de mauvais goût ou exigences pour les personnels. Il reste que les trois formules d’exhibitions et de rencontres se poursuivent sous d’autres couleurs nationales. Autrement dit, le spectacle continue.
Rencontres en tous genres
Ceci dit à très grands traits en quelques pages seulement, ce ne sont pas tellement les mécanismes ni la permanence de ces exhibitions qui peuvent surtout nous intéresser aujourd’hui. Il est certainement plus utile et fructueux de savoir ce qui s’y est passé autrefois, et quelles occasions elles ont offertes aux visiteurs et aux visités, en tant d’endroits et pendant tant d’années, de croiser leurs regards et leurs paroles.
N’oublions pas que tous les exotiques, coloniaux ou non, venus dans les caravanes Hagenbeck, les expositions officielles et les Villages noirs « à la française » étaient eux aussi nos visiteurs, curieux en sens inverse de découvrir le pays-des-Blancs. Après quinze années de recherches bien documentées sur leur présence dans ces divers cadres, nous affirmons que les contacts entre métropolitains et non-Européens ont été réels et globalement positifs pour chacune des deux communautés. Il nous paraît donc inadmissible qu’on prétende parfois les réduire pendant trois-quarts de siècle au stéréotype absurde du sauvage-derrière-un-grillage-à-qui-on-jetait-des-cacahuètes-ou-des-mégots, lorsque des Dahoméens étaient déjà inscrits au barreau de Bordeaux, que les premiers médecins, vétérinaires et dentistes malgaches sortaient des facultés ou qu’un député sénégalais siégeait au Palais-Bourbon. Le « devoir de mémoire » partout invoqué est bien mal accompli si l’on croit qu’il autorise des généralisations abusives, des amalgames hâtifs et des citations périmées de savants disparus depuis un siècle. Il ne sert à rien de porter un regard évidemment anachronique et daltonien sur la totalité des exhibitions ethnographiques d’une époque déjà ancienne sans souci d’évaluer la proportion de ce que l’on sait et de ce que l’on ignore. L’ancien président Raymond Poincaré, dans ses souvenirs pour l’année 1912 (« Au service de la France »), stigmatisait déjà ceux dont la démarche historienne consiste à « imaginer une thèse et (à) y accommoder ensuite sans souci de l’exactitude des éléments morcelés ». Cette polémique est désagréable et consomme une énergie de recherche qui pourrait être plus utilement employée ailleurs et d’autre manière.
Il n’est pas question d’approuver, sans nuances ni critiques, la totalité des manifestations recensées. Nombre d’entre elles ont certainement donné à l’irréductible bêtise de quelques-uns l’occasion de s’exprimer et de se renforcer. Mais, faisant fi de la longue liste des contre-vérités qu’on nous a assénées dans le Monde diplomatique d’août 2000, il vaut mieux, souligner ce que nous savons des contacts et des échanges intervenus pendant soixante-quinze ans dans le cadre de ces exhibitions.
Non ! Les hommes de la IIIè République, divisés comme ils le furent, de droite et de gauche, « rouges » ou calotins, radicaux ou socialistes, Clemenceau contre Jules Ferry, ne se sont pas miraculeusement unis pour approuver, ou pire organiser, pendant trois générations des expositions et exhibitions coloniales pour créer chez leurs concitoyens du racisme et du mépris. Nos grands-parents ont su réagir à certains des spectacles proposés. Quant aux exhibés eux-mêmes – nous l’avons vu – ils n’étaient pas tous du genre à se laisser tripoter par des savants, moquer par des crétins ou présenter comme des sauvages.
Un peu partout, dans le cadre des Villages « à la française » mais aussi dès les Expositions de 1889 et de 1900, des visiteurs intelligents ou honnêtement curieux entraient en contact avec les exhibés, goûtaient leur cuisine, s’enquéraient de leur vie, de leurs coutumes et de leur langue. Savorgnan de Brazza était avec les Gabonais et les Congolais de 1889, Maurice Delafosse, assidu auprès des Dahoméens de 1894, fit paraître son « Manuel dahoméen » de 435 pages à la fin de l’année. Un journaliste de Nancy, en 1909, aidé par le dessinateur du Village, a publié un petit lexique français-wolof de 110 mots
Noirs et musulmans, nos hôtes ont été parfois raillés par les milieux catholiques de droite. En d’autres lieux, au contraire, ils ont été attendus, choyés, escortés, raccompagnés à leur départ par une foule cordiale ou même quelque amoureux éploré ou petite amie d’un soir.
En général, leur liberté d’allées et venues fut réelle et même génératrice de certains excès à Paris en 1889 et en 1900 dans les garnis et les petits bistrots de Passy et d’Auteuil. Aussi les invités de 1907 furent-ils tous logés sur place au Bois de Vincennes, Dans l’ensemble des Villages noirs, toutes les formes de contacts, éphémères ou durables, superficiels ou intimes, ont donc été possibles : les visiteurs français ont pu goûter au couscous ou au « lakh » des Sénégalais lors d’un baptême, apprendre quelques mots de soussou ou de wolof, venir danser lors des bals « blanc et noir », participer aux tournois de dames, de lutte, de natation ou de pêche ou encore parrainer un bébé nouveau-né. Des idylles ont été souvent signalées, commentées avec une grivoise ironie ou dénoncées avec une raciste véhémence. Nous ignorons si certaines de ces liaisons ont pu se prolonger. D’ailleurs, la France a connu, dès avant 1914, quelques mariages mixtes plus ou moins remarqués, et le phénomène allait s’amplifier entre 1914 et 1918.
Le volume des bagages emportés par les « villageois » en fin de séjour fut souvent impressionnant, qu’il s’agisse d’emplettes personnelles faites en ville ou de cadeaux reçus. La publicité dans certains journaux locaux prouve que les marchands de la place ont parfois été sensibles à cette pratique supplémentaire, et les Français entendaient bien faire de leurs indigènes des consommateurs nouveaux. On a mis les Gabonais de 1889 en rapport avec les filatures de Bolbec et de Rouen pour étudier, paraît-il, leurs goûts en matière de cotonnades.
Il n’était pas interdit – au contraire- aux sujets exhibés de manifester, par leurs costumes, leurs manières et leur langage, leur degré d’assimilation. Un peu partout, on s’émerveillait même plutôt de la qualité de langage des chefs de Village quand ils avaient la prestance de ceux qu’on a nommés plus haut. Le contraire eût étonné de la part de Français toujours sensibles, par orgueil national, à l’expansion de leur langue et aux signes manifestes d’une assimilation en passe de réussir. (…)
La presse et quelques témoignages directs exprimés à l’époque attestent de la diversité des attitudes, des réactions, et des comportements des Français, en fonction d’ailleurs moins de leurs opinions politiques ou philosophiques que de leur ouverture d’esprit. Mais les confidences directes ou différées et les diaires personnels sont rarissimes, encore enfouis dans le secret des familles. On découvre quand même – ce n’est guère original !- que l’intelligence comme aujourd’hui s’est mêlée à la bêtise, l’ouverture d’esprit aux préjugés, la fraternité au racisme, la curiosité intellectuelle à la calvitie mentale. L’arrivée puis le séjour massif des soldats noirs en 1914-18 allait ébranler bien des préjugés et susciter des réflexions nouvelles, pas assez fortes cependant pour inciter plus tard la France à la magnanimité et à la gratitude envers ses tirailleurs, ses goumiers et ses harkis. Toutefois, lorsque des intellectuels et des politiciens de bonne foi s’interrogeaient, en 1921, sur la véritable identité de l’Inconnu déposé sous l’Arc de Triomphe, admettant l’éventualité qu’il fût Nègre, la République des Droits de l’Homme faisait bien honneur à ses principes. Du même coup, la découverte réciproque et le respect mutuel des Français et des Africains progressait là de quelques points. De toute façon, l’éclairage original que nous projetons sur les diverses formes d’exhibitions ethnographiques en France au cours des cent cinquante ans passés, et notamment des Villages noirs « à la française », doit s’étendre aux nombreuses autres formes de présence des Africains et des coloniaux en général, d’abord extrêmement réduite puis progressivement renforcée depuis la fin du 19è siècle. Cette mise en perspective nous paraît absolument essentielle, pour exprimer l’énorme, parfois incohérente, complexité de nos relations avec les Autres, dans le contexte colonial de l’époque et même encore depuis quarante ans. Si, en particulier, l’histoire complète de la diaspora noire (et malgache) en France (et sur notre continent) reste à faire, nous en savons déjà assez pour affirmer qu’elle fut multiforme, souvent surprenante, insoupçonnée et qu’en tout cas les Noirs rencontrés par les Français n’étaient pas tous assignés dans des expositions à des spectacles attractifs et provisoires. Les coloniaux, sujets ou citoyens, dont ils croisaient le chemin pouvaient être leurs condisciples, étudiants, collègues, confrères avocats ou médecins, clients, lecteurs, idoles de stade ou de ring, frères « trois points », camarades de classe, de cellule, de chambrée ou de combat ou, mieux encore, leurs beaux-frères ou leurs gendres
Evidemment, on ne peut que regretter l’extrême rareté des informations disponibles (ou espérables) d’origine africaine susceptibles de nous renseigner sur le vécu individuel ou collectif de tous les exotiques passés chez nous au temps de la IIIè République. Tous disparus aujourd’hui, étaient-ils revenus du pays-des-Blancs enthousiastes ou indignés, enrichis ou déçus ? Qu’ont-ils pu confier à leurs enfants et petits-enfants en plus de leurs médailles, de quelques photos, du billet doux ou de la pochette de soie d’une belle admiratrice blonde ou encore de l’acte de naissance de leur dernier né à Dijon ou à Toulouse ? Parfois le sentiment d’avoir vécu une belle aventure, éventuellement bien payée. Nombre d’entre eux sont revenus plusieurs années de suite dans la même troupe et avec le même chef. On en sait beaucoup plus du côté des militaires.
Si l’on veut bien admettre, avec Jean de la Guérivière (Les Fous d’Afrique, Paris, 2001) et sur la base de tout ce que nous avons pu apprendre qu’ « entre deux explications, celle qui fait confiance à l’homme n’est pas toujours la plus mauvaise », alors on peut affirmer que les rencontres, même superficielles, rapides ou inégales, entre Blancs et Noirs, dans le cadre de ces diverses manifestations ont bien contribué à la lente et cahotante mais positive découverte réciproque des Français et de leurs sujets d’outremer ; que leurs regards croisés n’ont pas toujours et partout été porteurs du racisme, de la haine et du mépris qu’on se complaît à imaginer dans certaines universités, et que c’est peut-être ce qui explique les autonomies de 1956 puis les indépendances de 1960, trente ans seulement après le point d’orgue de 1931. En outre, de telles occasions – l’allemand H.J. Lüsebrink l’a souligné dès 1995 – ont même permis ou accéléré, chez certains des visiteurs africains en Europe le mûrissement de certaines identités nationales – les Sénégalais et les Dahoméens par exemple – bien avant les indépendances. Que dire alors des Malgaches qui avaient, avant même la conquête de 1895, entretenu avec nous de véritables relations diplomatiques et confié à nos écoles militaires la formation de quelques-uns de leurs officiers ?
Il nous faut donc bien, décidément, revisiter scrupuleusement l’époque coloniale, la replacer dans une perspective longue, c’est-à-dire multiséculaire ; sonder du mieux possible les coeurs et les esprits de tous les partenaires de cette époque. Gardons-nous bien de prêter à des millions de nos devanciers, abusivement et anachroniquement, des regards qui ne sont que ceux d’aujourd’hui, les nôtres, comme si l’on voulait absolument, à toute force et tous comptes faits à la va-vite, en déduire qu’ils ne furent jamais menés que par la bêtise, le racisme et le mépris.

Cette contribution est un résumé. On en trouvera le texte intégral sur africultures.com et dans le livre de Philippe David.///Article N° : 60

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