L’ACHETEUR. Je veux un nègre.
NIQUELET. Choisissez, monsieur ; celui-ci est un Yolof. On le reconnaît à sa taille svelte et souple ; tous ses mouvements sont gracieux
Faites-le donc remuer un peu commandeur.
LE COMMANDEUR, lui donnant des coups de fouet. Saute donc, Yolof, saute, anime-toi.
L’ACHETEUR. Je préférerais celui-ci.
NIQUELET. Monsieur est connaisseur
Celui-ci est un Malgache, race pure, acheté sur les lieux ; et, comme vous le savez, c’est la race la plus intelligente. Tel que vous le voyez ce nègre est un excellent cuisinier ; il m’a coûté six mois d’apprentissage. Il est en outre très bon ouvrier en menuiserie.
L’ACHETEUR. Et quel est le prix ?
NIQUELET. Trois mille six cents francs : c’est pour rien.
L’ACHETEUR. C’est beaucoup trop cher.
NIQUELET. Songez donc, monsieur, à ce qu’il me coûte. Six mois d’apprentissage
et puis il est beau, bien fait, jeune, bien portant, aucun défaut physique
voyez plutôt
L’ACHETEUR. C’est inutile. Combien ce dernier ?
NIQUELET. C’est un Mozambique, tout ce qu’il y a de plus vigoureux
une force musculaire comme on n’en voit que chez ces gens-là
Tâtez, monsieur, ce bras, cette poitrine
[…]
L’ACHETEUR. Combien me le vendez-vous ?
NIQUELET. Trois mille francs.
L’ACHETEUR. C’est trop.
NIQUELET. Je ne surfais jamais.
L’ACHETEUR. Mais trois mille francs !…
NIQUELET. C’est le prix courant des Mozambiques
vous le savez, dernier tarif de la bourse. Ils ont monté : la race s’épuise.[…]
L’ACHETEUR. Vous m’en répondez ?
NIQUELET. Je suis assez connu pour cela ; ma bonne foi est patente. Depuis quinze ans que je fais faire la traite, je n’ai pas reçu un seul reproche sur ma marchandise, informez-vous plutôt. Les nègres marqués à mon coin n’ont jamais failli.
L’ACHETEUR. Je m’en rapporte à vous ; voici un billet de mille écus.
NIQUELET. Très bien : voici mon nègre.
L’ACHETEUR. Il est baptisé au moins ?
NIQUELET. Certainement
est-ce que j’aurais manqué à cette formalité ? Dieu maudirait mon commerce
Voici son extrait de baptême : il s’appelle Jacques. Allons Jacques, voici ton nouveau maître.
LE COMMANDEUR. Tu n’entends donc pas ; voilà ton nouveau maître. À genoux donc !
(Le commandeur fait mettre le nègre à genoux.)
(Acte I, scène 1)
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