Faut-il raser l’île de Gorée ?

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Réflexion sur le sens et la portée des lieux de mémoires qui portent en eux  » la vérité enfouie sous la trace de l’événement « .

Les Africains récusent aujourd’hui un présent qu’ils jugent non conforme à leur passé et un avenir qu’ils suspectent de n’être que la continuation d’attentes déçues, de combats perdus, une temporalité dans laquelle rien de significatif ne se passerait pour eux en termes d’humanité ; bref, un temps réduit à la simple fluctuation mécanique des saisons sans incidence sur leurs attentes ni sur leurs projets.
Ils lisent le monde certes à partir de ce qui leur reste de traditions et de cosmogonies ; ils le lisent surtout à partir de prismes confectionnés par des événements traumatisants qui particularisent leur vision d’eux-mêmes et celle du monde dans lequel ils vivent. Parce que ces événements, en surgissant de façon aussi soudaine et brutale, ont conféré une forme particulière à leur monde.
Il est coutume de considérer une telle lecture comme inappropriée parce que partiale, infondée, sectaire et génératrice de ressentiment. L’on propose donc en lieu et place, l’oubli de ces événements quand on ne propose pas purement et simplement de vanter par exemple le rôle « positif » de l’événement colonial. Il est à se demander si la construction d’un pont servant à l’acheminement de produits tropicaux vers les ports, ou l’ouverture d’écoles pour « commis » de l’administration coloniale suffit à justifier l’éradication forcenée des cultures africaines et la domination politique et économique permanente.
A l’évidence, aucune exhortation – bien ou mal intentionnée ne peut venir à bout du temps d’exception que constitue l’événement, où qu’il ait eu lieu dans le monde.
Pour preuve, les Européens eux-mêmes sacrifient toujours au rappel permanent de guerres plus lointaines encore que les guerres de décolonisation.
Force est de constater en effet qu’aucun pays européen n’a renoncé à se rappeler la barbarie du voisin, aussi bien par le biais de l’enseignement de l’histoire qu’au travers des nombreuses commémorations nationales.
Un récent manuel d’histoire de la seconde guerre mondiale rédigé par les historiens français et allemands présenté par la presse franco-allemande comme une avancée n’y change rien fondamentalement. Présenter ce travail comme une révolution épistémologique simplement parce que l’histoire de la seconde guerre mondiale y est décrite des deux côtés est irrecevable.
C’eut été en effet une « révolution copernicienne » si le mythe fondateur de la nouvelle Europe s’était inscrit dans une temporalité neutre, c’est-à-dire dans cet ailleurs qui exclut définitivement les cimetières. Or la nouvelle histoire européenne s’ouvre sur l’évocation des tranchées, des hôpitaux de campagne, des bombardements, de la désolation et des camps de concentration. Le partage des souffrances communes des ennemis d’hier ne vise donc pas à oublier l’événement traumatisant, mais à le dépasser par son rappel permanent.
S’il semble encore utile d’enseigner l’histoire de la seconde guerre mondiale aux citoyens européens parce que la démocratie ne trouve sa justification ultime que sur l’arrière-plan des crimes de guerre, des génocides et des déportations massives de personnes humaines, on est en droit de se demander pourquoi cette vigilance intellectuelle ne serait réservée qu’aux seuls Européens ? Pourquoi la criminalité massive servirait-elle d’arrière-plan à la pensée européenne et pas à celle des Africains ? En quoi l’amnésie de l’événement traumatisant serait-elle bénéfique à ces derniers ?
Assurément, les occidentaux, ne s’interdisent pas ce qu’ils interdisent aux autres. Ils n’ignorent certainement pas le caractère syncrétique du temps. Ils n’ignorent pas non plus que le temps de la « conscience malheureuse » constitue véritablement l’entrée dans la rationalité.
La proximité du passé
Le passé constitue pour tous les peuples ce qu’il y a de plus proche, car  le temps est syncrétique. C’est un flux qui mélange les divers temps. En effet, « Tous ces temps divers sont présents, agissant et interférant dans l’être vivant et bien entendu l’homme : tout vivant porte en lui le temps de l’événement »(1).
Il est donc pratiquement impossible d’oublier le passé traumatisant par une simple décision intellectuelle. Parce que l’événement valorise toujours l’instant de son émergence. Le temps continue de s’écouler sans doute, mais l’individu y vit de façon impersonnelle, à la manière d’un déporté, ou d’un blessé de guerre continuellement hanté et sollicité par le « champ pratique » d’avant la déportation ou la mutilation.
Car l’expérience traumatique bloque le temps psychique. Et bien que le temps matériel soit riche de nombreux présents, l’un d’eux  acquiert une valeur d’exception.
Si le temps impersonnel passe néanmoins, charriant sa masse d’émotions nouvelles et de nouvelles expériences, le changement ne concerne que le contenu du moi et non sa forme désormais figée par l’événement.
Nous continuons d’être celui qui, malgré le temps qui passe, a été blessé et nous gardons vivement cette douleur persistante ; elle n’est pas qu’un souvenir, elle est proche, elle est là, dans notre corps ; nous voyons encore la quasi-présence des coups qui l’ont lacéré, ou son inscription dans la couleur de notre peau ; celle-ci reste signifiante dans la hiérarchie dominante des valeurs.
La couleur de leur peau rappellera toujours aux Noirs l’injustice de la traite négrière et le dépeçage colonial, non parce que cette couleur abrite un signifié particulier, mais parce qu’elle renvoie à une identification de la peau et de la valeur dans le cadre de la domination blanche.
La vérité du pèlerin
Il semble, à tout prendre, que seuls les pèlerins comprennent la vérité enfouie sous la trace de l’événement.
Il faut se rendre en effet sur l’île de Gorée pour comprendre ce que les descendants des victimes du nazisme comprennent lorsqu’ils  « visitent » les camps d’extermination. Assurément aucun livre ne peut contenir ni démontrer cette vérité-là. Car cette vérité n’est pas simplement factuelle. C’est une vérité au-delà de l’histoire ; elle est « existentielle ».
Les livres d’histoire peuvent raconter ce qu’ils veulent, commenter honnêtement ou malhonnêtement les « faits » auxquels on pourrait opposer d’autres faits contraires. Mais seul compte que cela ne fut pas qu’une pure vue de l’esprit.
Seul compte la « trace » qui permet un travail de mémoire, c’est-à-dire la recherche de l’intelligibilité pour l’être ci-devant de cet événement.
La question est : comment justifier que l’être humain en soit réduit  à un statut d’objet, c’est-à-dire à une chose parmi une variété de choses ? Et pourquoi cela dure-t-il encore, dans l’indifférence générale du monde « civilisé » ?
C’est à Gorée que l’Africain prend conscience de lui-même comme chose, comme marchandise.

(1) : Edgard Morin, La méthode, La nature de la nature, p. 87)///Article N° : 4455

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