Avec la série Femme de combat/combat de femme, Africultures vous propose des portraits choisis de femmes. Elles utilisent leur art ou tout simplement leur voix, pour parler, montrer, décrire la place de la femme dans la société. L’occasion pour Africultures de compléter la thématique de son magazine interculturel Afriscope, consacrée en janvier et février à la question du féminisme.
L’artiste Wangechi Mutu s’engage pour une représentation alternative des femmes, notamment des femmes noires, dans la discipline particulière des arts plastiques et du collage. Un combat visuel, critique et théorique qu’Africultures a choisi d’examiner. Portrait.
Sur de larges feuilles de papier ou encore sur des plages de film polyester, des fragments de corps trouvés dans des magazines sont associés à des documents plus anciens que l’artiste amasse méticuleusement. Aux images découpées s’ajoute un travail de dessin à l’encre et à l’acrylique. En résultent des créatures hybrides : monstrueuses et fascinantes, puissantes et rebutantes. Des corps féminins au sein desquels viennent se greffer des éléments organiques, animaux, végétaux et médicaux. Depuis les années 1990, Wangechi Mutu participe activement au renouvellement d’une iconographie stéréotypée, celle de la représentation des femmes et plus particulièrement des femmes noires. Elle génère de nouveaux codes de représentation : déroutants et extrêmement efficaces.
Wangechi Mutu élabore un panthéon de déesses amputées, aux formes tortueuses, malades, aux chairs mutilées. Elle explique : « Les femmes, plus que les hommes, portent les marques, le langage et les nuances de leur culture. Tout ce qui est désiré ou méprisé est toujours présent sur le corps de la femme » (2008). Il est intéressant de noter que, lors d’entretiens, l’artiste emploie régulièrement le verbe « mépriser ». Le corps des femmes, sa représentation et sa compréhension dans les sociétés occidentales relèvent selon elle d’un mépris. Il est vulgarisé, rabaissé, soumis et envisagé systématiquement comme un objet de domination. Par la transformation, voire la mutation des corps, Wangechi Mutu pointe du doigt non seulement une dangereuse normalisation (puisque des femmes font appel à la chirurgie plastique, suivent des traitements aux effets inconnus, afin de s’adapter à un archétype d’ordre commercial), la mise en avant de modèles auxquels nous devrions nous conformer, mais aussi le discours stéréotypé qui accompagne les images. Ses créatures féminines transpirent la différence, l’anormalité, l’ambiguïté et l’imperfection. Elles sont chacune unique et identifiable. Parce que l’artiste évacue les codes et les normes que la société de consommation et le patriarcat voudraient imposer quotidiennement, elle parvient à rendre à ses figures une identité propre, une singularité.
Si les femmes de Wangechi Mutu peuvent effrayer, elles fascinent par leurs poses hyper-sexualisées et leur assurance. L’artiste conserve en effet des accessoires, les signes extérieurs d’une féminité exacerbée, revendiquée : sous-vêtements, escarpins, bijoux clinquants, maquillage, paillettes, coiffures architecturées. La suggestivité des poses et la dislocation des corps provenant principalement des magazines pornographiques soulignent le discours critique de l’artiste qui se refuse à une iconographie réductrice et artificielle. Afin que les femmes ne soient plus uniquement envisagées comme des objets sexuels, des objets de désir et de commerce (puisque leurs corps sont présentés dans les magazines comme de simples « présentoirs » des produits à vendre). En mêlant les images sexualisées aux fragments anthropologiques, médicaux, biologiques, culturels, commerciaux, ornementaux, végétaux, l’artiste dévoile les complexités, les difficultés et les trésors de l’expérience féminine. Elle incruste une ambiguïté, une inquiétante étrangeté, afin d’en démontrer non seulement les rudesses mais aussi les violences.
La radicalité d’une telle réflexion visuelle et théorique provient de l’expérience personnelle de l’artiste, qui, après avoir quitté le Kenya dans les années 1990, s’est immergée d’abord dans la société anglaise, puis américaine. Elle fut immédiatement frappée par le modèle occidental où la figure blanche domine et où les différences sont exclues de la représentation collective. En tant que femme noire, africaine, immigrée, elle ne s’est pas reconnue dans ces codes qui font d’elle une étrangère. Un isolement qui se traduit avec violence dans ses uvres où le sang éclabousse les corps et les paysages. Leurs membres sont arrachés, la chair y est apparente, à vif. Les jets et les taches sanguines maculent les compositions. Ils traduisent une agression et un profond sentiment d’aliénation qui a marqué et continue de marquer sa vision et son travail. Dans cette perspective, elle fabrique des cyborgs, des femmes mutantes, mi-humaines, mi-machines. Criblés de blessures, d’éruptions cutanées spongieuses mêlant organismes microscopiques, racines et floraisons végétales, les corps sont également dotés de greffons mécaniques. Le plus souvent il s’agit de motos amoncelées, elles s’articulent de manière à créer de nouveaux membres, des prothèses d’un nouveau type. Wangechi Mutu se projette ainsi dans une période future, post-apocalyptique où les corps blessés sont en pleine reconstruction. La mutation et l’hybridation sont alors vectrices d’ouvertures et de possibilités que l’artiste s’emploie à développer pour fuir les restrictions et les oppressions.
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