« Construire une œuvre, c’est toujours se surprendre »

Entretien d'Olivier Barlet avec Brahim Fritah à propos de Chroniques d'une cour de récré

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Présenté pour la première fois au marché du festival de Cannes de mai 2012, Chroniques d’une cour de récré est le premier long-métrage de Brahim Fritah, connu pour la qualité de ses courts-métrages. Situé dans les années quatre-vingt, le film évoque de façon poétique et décalée les souvenirs d’enfance du réalisateur d’origine marocaine qui a grandi en banlieue parisienne. Il explique ici sa démarche de cinéma en fonction des difficultés rencontrées, mais aussi la portée du film.

Voici donc un retour sur votre enfance passant par le retravail poétique d’une série d’images emmagasinées dans la mémoire alors même que la pellicule même manque à l’appareil photographique de l’enfant que vous étiez. Pourquoi ce retour ?
J’avais deux projets de films avant mais pour des raisons d’inspiration et économiques, c’est ce sujet qui se présentait le mieux pour me lancer dans mon premier long-métrage. Ce qui m’importait était d’avoir une vision impressionniste, avec des images, des sons, un récit ténu et le principe d’une chronique. C’est donc une succession de vignettes qui de quelque chose de formel passe à quelque chose de plus sensitif au fur et à mesure du film. Ce fut complexe à monter car l’idée n’est pas nouvelle de raconter sa jeunesse et la façon dont je voulais le faire était plutôt inattendue par rapport à l’idée qu’on pouvait se faire de la jeunesse d’un réalisateur d’origine marocaine en France en banlieue parisienne. Comme le film démonte des stéréotypes et crée des images personnelles de cette époque, on n’est pas dans le rythme du genre « film de banlieue ». Il aurait pu être situé aujourd’hui mais le fait d’être dans les années quatre-vingt coûtait certes plus cher mais permettait d’avoir une distance au film, aux personnages et même en terme de réalisation et du point de vue du travail sur les décors et les costumes. C’est ce qui participait à l’idée d’impression. Il y a une envie de couleurs dans le film qui était plus simple dans les années quatre-vingt : cela m’a laissé plus de liberté, notamment avec l’équipe et le chef opérateur. Donc sur un sujet a priori banal, cela donne un film atypique par rapport aux productions actuelles. Il y a dans le film des partis pris de rythme assez osés qui finalement rencontrent leur public. C’est un film potentiellement nettement plus commercial que ce que j’avais fait auparavant dans mes courts métrages mais, au final, il y a la même veine avec davantage d’allant mais dans un film qui reste particulier.
C’est vrai que le rythme du film rapproche de vos courts dans cette façon de s’accrocher au détail, de donner à chaque plan une respiration propre et situer les raccords dans le temps du récit. Ce qui le rend également atypique est cette poésie permanente, ce second regard qui fait du récit davantage des impressions qu’une histoire.
Oui, l’histoire est là, avec un scénario écrit et réécrit pour s’adapter au budget, ce qui nous a aidés à aller à l’essentiel, mais toujours dans le souci de laisser la place à la mise en scène et à des envies d’espaces, de lieux, et d’être avec des personnages évoluant dans un lieu. Il y a beaucoup de solitude, peu de dialogues sans être trop superficiel, et c’est rarement explicatif. Le souci est de traduire l’époque par des sons et de l’image, de façon impressionniste et sensitive, très fabriquée pour arriver à quelque chose de sensible. La poésie permet de s’émanciper de la vision ultra-réaliste qui s’impose pour les banlieues ou une famille maghrébine. Tous les plans sont travaillés mais on n’est pas que dans le contemplatif. L’humour et la poésie permettent de contrebalancer une façon de raconter le monde ouvrier, celui de l’immigration et celui de la banlieue, à rebours des images dramatiques, dépressives ou exclusivement comiques façonnées durant les derniers quinquennats. L’idée était de montrer un autre point de vue, de l’intérieur, le mien, avec un souci de reconstitution d’époque, mais en restant vivant et libre tant dans l’histoire que dans la forme. J’ai profité du soutien de ceux qui m’accompagnaient, chef costumière, chef décoratrice et chef-opérateur, si bien que c’est un film qui me ressemble vraiment.
Le film met effectivement en perspective la grande histoire ouvrière et celle de ce gamin, Brahim, et de ses histoires propres, donc l’univers des adultes et l’univers des jeunes. C’était sans doute la grande difficulté pour équilibrer et rendre cohérents ces deux mondes ?
Tout à fait. C’était la grande difficulté du film, dès le début de l’écriture quand j’ai commencé à en parler. On est toujours avec le gamin, dont les problèmes et les soucis sont parfois très superficiels. Je l’ai assumé du début jusqu’à la fin. On n’est pas plus intelligent que lui, on voit ce qu’il voit. Cela risquait d’être mièvre et gentil, et de manquer de dramaturgie. Mais je voulais justement éviter de retomber dans le scénario misérabiliste et agressif s’appuyant sur l’efficacité à double tranchant des stéréotypes habituels. Je ne voulais pas tomber non plus dans le film pour enfants. Le point de vue de Brahim peut être naïf mais il est ouvert et sans préjugés. Il s’alimente de rencontres pour quelque chose qui devient de plus en plus mature. Le film s’affirme dans cette progression, et dans cette liberté de l’assumer alors que cela ne va pas dans le sens de ce qui se fait. Les musiques sont de Thelonious Monk et non des musiques arabes, en dehors de la dernière photo du film. Il utilise des photos, des ralentis, des accélérés, des références à des réalisateurs plus ou moins connus, des vidéos et une galerie de personnages assez étoffée. J’ai énormément travaillé le film pour que tout cela soit cohérent, revoyant sans arrêt le résultat. Des choix radicaux sont parfois venus au bout d’un long processus, tandis que des évidences de départ s’imposaient.
Ce gamin nous présente dès le début du film un imaginaire d’une impressionnante qualité. Il enferme ses rêves dans des bouteilles et le récit va tisser peu à peu ces imaginaires, avec le filtre de la mémoire opéré par le film.
Ce sont des images très précises dans ma mémoire qui sont à l’origine du film : lumières, odeurs, sons, que l’on a retraduits de façon très précise. Il y a plein d’images que l’on n’a pu filmer faute de temps mais l’essentiel est là. Il y a aussi une part d’inconscient, avec le souci de lui laisser sa place. Même si c’est très maîtrisé, le film se base sur des souvenirs tout en racontant autre chose, que je ne maîtrise pas forcément. Lorsque par exemple, à la fin, la végétation reprend le dessus dans la cour de l’usine, c’est un autre univers qui s’installe.
La relation au père est très forte. Même s’il ne parle pas beaucoup, il exprime beaucoup de choses. La relation à la mère est moins présente. Était-ce votre vécu ?
Avec mon père, c’était comme dans le film mais avec ma mère, on était très proches. J’aurais voulu pouvoir intégrer des détails chatoyants. J’ai réussi à intégrer les scènes de cuisine mais, pour ne pas surcharger, j’ai dû rester sur des présences, notamment dans l’atelier de soudure où elle travaille le jour. Il est important de préciser que ma mère travaillait (et ce, dès l’âge de 18 ans). Ce qui, là aussi, en dépit des scènes de cuisine, donne une autre perception sur l’immigration féminine, qui est finalement rarement évoquée dans le cinéma, la littérature ou les médias en général. Dalida Ennadre est une réalisatrice de documentaires, c’est son premier rôle.
N’est-ce pas elle qui avait fait ce documentaire très fort sur la prostitution des femmes qui accompagnaient l’armée coloniale en Indochine, J’ai tant aimé ?
Absolument. Avec 25 jours de tournage seulement, il nous fallait des gens qui incarnent au mieux les personnages. Instantanément. Avec une dimension cinématographique, un rapport physique à la caméra et du charme, voire du charisme. Le père était le lien entre le monde du gamin et celui de l’usine. Il fallait quelqu’un qui puisse jouer un personnage un peu rude, en retenue, qui parle peu, comme l’était mon père.
Mais qui respecte énormément ses enfants.
Oui, et ça, cela va encore à l’encontre des clichés habituels au cinéma. Les rapports familiaux ne plongent pas dans le psychodrame habituel. Ils auraient pu… Cette famille n’est pas « mieux » mais sur un autre mode, atypique. Et sur la représentation de la classe ouvrière, le film dessine des possibilités qui vont à l’encontre aussi des schémas habituels. L’anecdotique permet finalement d’aller à l’essentiel : ce qui est dur apparaît comme une fatalité pour un enfant. Un enfant s’adapte bon gré mal gré aux turpitudes de la vie. Ce parti pris d’évolution et de mouvement ouvre à montrer la résistance des enfants.
Leur résistance est justement de se forger un imaginaire.
Oui, ce sont de petits bonus. Le gamin forge des images poétiques sans le savoir. On peut transcender un peu tout, même si ça ne panse pas toutes les plaies. Cet imaginaire est toujours ballotté, en mouvement, et cohabite avec la prise de conscience d’une réalité qui se dessine.
Thelonious Monk est en atonie permanente, en parfaite cohérence avec la poésie décalée du film, mais les silences sont également importants et on sent qu’il y a un gros travail sur la bande-son.
Le travail son est un tremplin pour l’imaginaire, justement. Il y a Monk effectivement, mais il y aurait pu avoir Hendrix, Sly & the family Stone ou Bob Marley. J’aime bien les musiciens qui ont un univers très personnel et qui ne pourraient pas répondre à une commande. Ils sont en phase avec la manière dont on a travaillé le film. Monk est toujours en rupture de rythme mais suit toujours sa ligne, on a l’impression qu’il trébuche, que ça rebondit et qu’il appuie sur ses touches comme une batterie, c’est très rythmique et puissant mais en même temps, c’est en déséquilibre, il y a quelque chose d’enfantin, au meilleur sens du terme, dans la capacité à s’interroger et remettre en question ce qu’on fait. Monk a un côté déséquilibré de folie et cela a donné le « la » au film. L’intégrer montrait qu’on pouvait déstructurer le film encore davantage. On a tenu une ligne mais la prochaine fois, on va la briser encore plus.
Déstructurer, ça veut dire aussi accepter une certaine imprévisibilité, une incertitude, un doute.
Voilà. Il y a tellement de gens qui font des choses très prévisibles… L’idée, c’est de proposer quelque chose de différent, d’inattendu, pas forcément efficace non plus, qui permet de raconter l’univers d’une personne, en commençant éventuellement par la fin. Le prochain film sera moins linéaire, en restant toujours en mouvement.
Cette rupture avec les logiques du spectacle ne reviennent-elles pas à une sorte de revendication, en tout cas un positionnement ?
Cela devient un positionnement. La vie étant courte, le problème est de proposer quelque chose de nouveau. En tant que réalisateur ayant maintenant un premier long, j’ai des possibilités que d’autres n’ont pas. J’ai essayé d’élargir ma façon de faire pour ne pas retomber dans La Femme seule ou Le Train ou Le Tableau. Il faut faire quelque chose de différent de ce que j’ai fait moi. Si redite il y a, c’est pour pousser les choses. On peut vite s’enfermer dans un style : ce serait plus ça qui me fait peur. On risque soit de basculer dans un discours déjà entendu, très rôdé et consensuel même s’il paraît revendicatif, et un autre discours, qui semble pertinent mais qui est trop toujours la même chose même s’il est de mieux en mieux fait. Construire une œuvre, c’est être au milieu, toujours se surprendre soi.
Les décors des années quatre-vingt demandent des moyens. Comment s’est passée la production ?
On a fait un plan de travail au millimètre, en prévoyant les angles de caméra pour pouvoir réutiliser certains éléments comme les voitures. Tout a été fait selon un microbudget. Une banque s’étant désistée une semaine avant le tournage initial, le film s’est fait avec un an de retard, et cela nous a forcés à tout revoir avec une grande précision. Le casting a été suivi par Myriam Aouidad qui a également été directrice de postproduction. Sur ce film, beaucoup ont assuré deux, à trois postes. Les chauffeurs ont été des figurants. Tous étaient des proches qui avaient compris l’univers voulu. Je travaille avec le même chef opérateur depuis La Femme seule, donc depuis sept ans, avec une grande confiance. Chacun y allait de son apport tout en restant dans le cadre prescrit. C’était important d’avoir la grue qui s’écroule et les éléments des années quatre-vingt pour ne pas donner l’impression d’un petit film fauché, banlieue et réaliste pas cher. On a tourné en 35, ce qui ne se fait plus ! Le décalage d’un an a permis de réfléchir à d’autres choses. On a travaillé avec les enfants le week-end pour les préparer, mais il fallait aussi tenir compte des réglementations sur les enfants, ce qui représentait une contrainte supplémentaire. On a essayé en fait d’utiliser les contraintes au mieux plutôt que les subir. Ce fut difficile pour certains de s’adapter mais au final, on ne voit pas à l’écran les limites du budget et après tout, on s’en fout, en tant que spectateur !
Mais le fait de décaler le film était-il gérable pour les gamins ? Ils prennent de l’âge, bougent dans leur projet personnel…
Dès le début, celui qui joue Brahim nous a dit quand on l’a casté que depuis qu’il avait quatre ans, il rêvait d’être comédien. Il avait neuf ans. En prenant un an de plus, avec le travail qu’on avait fait avant, c’était super. Les enfants venaient de milieux sociaux très différents, mais ce qui était mis en avant dans le casting était la volonté de faire le film. Chacun a amené des choses que nous n’attendions pas. La seule difficulté est la postsynchronisation car leur voix a parfois mué !
Il y a parmi les enfants une joyeuse diversité !
Le film représente dix ans de souvenirs rassemblés en trois mois, avec donc une série de personnages différents. J’avais effectivement un ami d’origine chilienne et à Pierrefitte-sur-Seine, les origines étaient très mélangées.
Les choses ont-elles changé aujourd’hui ?
Quand je suis retourné à Peyrefitte, j’ai été choqué par la dégradation globale et la ghettoïsation générale. Il y a donc moins de diversité sociale. Je me disais que c’était dur pour eux, mais en les voyant, j’ai constaté que cela reste une cour d’enfants où se vivent tous ces moments forts que l’on trouve en partie dans le film. La résistance de l’enfance dont nous parlions auparavant était bien tangible, grâce au travail des enseignants qui sont avec eux, au quotidien. C’est grâce à eux, que ces enfants et leurs parents peuvent résister, et espérer éventuellement des jours meilleurs…
Le mot chronique comme choix de titre du film s’est-il imposé au départ ou peu à peu ?
Le projet de chronique était là dès le départ, des vignettes, des photos passant à l’image en mouvement. C’est ce qui me semblait me laisser le plus de liberté.

Cannes, mai 2012///Article N° : 11298

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Brahim Fritah © Olivier Barlet, Cannes mai 2012





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