« Le cinéma fabrique des souvenirs », disait Godard. Ce n’est effectivement pas une reconstitution que propose Brahim Fritah pour évoquer son enfance de fils d’immigré ouvrier en banlieue parisienne, mais bien une fabrique de souvenirs, une suite ludique d’anecdotes et historiettes décalées où l’humour côtoie la poésie. Il s’agit, comme dans ses remarquables courts métrages, de faire rupture avec les logiques du spectacle pour se dégager des stéréotypes et amplifier son propos par la symbolisation.
D’une extraordinaire fluidité, ces chroniques profitent de l’approche photographique du réalisateur : parfaitement cadrées, les images se fixent parfois comme pour arrêter le temps sur un moment de grâce. Mais ce sont aussi les enfants et professeurs de la cour qui se figent pour que Brahim puise les considérer de son regard étonné. Il ne cesse de prendre tout le monde en photo sans avoir de pellicule, tant l’acte importe plus que le résultat puisque c’est le cinéma qui fabrique le réel, le reconstruit de son point de vue, celui de Brahim enfant dans l’illeton de Brahim adulte. Le cinéma est dès lors à la fois témoin et conteur comme Brahim qui transforme la mort de Steve Mc Queen en happy end et persuade tous les autres qu’il a raison.
De cette puissance de recréation du réel, Brahim Fritah tire un film d’une extrême originalité qui ouvre à chacun la liberté de se forger son propre passé. Qui n’a pas un jour confié ses rêves à des bouteilles ? Brahim les accroche à une grue qui les confronte aux quatre vents. Elle ne s’écroulera que pour annoncer la grève puis la fermeture de l’usine dont son père est le gardien, scellant pour Brahim la fin de l’enfance. Mais cela sera passé par une joyeuse occupation des lieux sur laquelle l’imagination de Brahim fabrique encore des souvenirs. Scène d’anthologie que cette échauffourée au ralenti débouchant sur un coup-de-poing malheureux !
Ne gâchons pas le plaisir en égrenant les trouvailles de ce film dont le rythme tranquille organise un dialogue avec le spectateur. Rien à voir avec les films de banlieue et rien à voir non plus avec les images d’Épinal de l’immigration : la délicate relation de Brahim à ses parents trouve peu à peu une magnifique épaisseur. Leur interprétation par deux cinéastes contribue sans doute à cette très sensible incarnation : on voit avec plaisir Mostefa Djadjam (réalisateur du beau Frontières) revenir ainsi au cinéma après une période d’absence, tandis que Dalila Ennadre (réalisatrice du documentaire J’ai tant aimé) confère à son personnage une belle présence. Quant à Yanis Bahloul, il campe un Brahim pétillant et convaincant, pas moins d’ailleurs que les autres enfants. Il est clair que le casting du film a été particulièrement soigné, celui des enfants étant toujours complexe, surtout dans une transposition en 1981, époque qui combine crise et espoir (cf. notre entretien avec Brahim Fritah et sa directrice de casting : entretien n°11298). Le film masque à cet égard avec une grande habileté les limites de son budget : si des objets de l’époque sont bien là, c’est surtout à travers les métaphores et les sons que le temps est restauré. Les accents chaotiques de Thelonious Monk achèvent de brouiller les idées reçues et ouvrent l’imaginaire.
C’est cet appel permanent à la sensibilité du spectateur qui fait de la vision de ce film un plaisir sans cesse renouvelé. On va d’étonnement en sourire, de clin d’il en émotion, de tendresse en partage pour que se précise finalement un tableau impressionniste où chacun peut avec Brahim se fabriquer des souvenirs.
///Article N° : 11295