Festival des temps chauds

"Les temps chauds" contre le temps des sourds

Print Friendly, PDF & Email

Parmi les nombreux évènements musicaux de la région Rhône-Alpes, ce festival estival est le plus convivial, le plus original et sans doute le plus utile : depuis dix-sept ans il ouvre les oreilles de tous, surtout des enfants, à la diversité des musiques du monde et en priorité à celles d’Afrique. Hélas, cette grande aventure culturelle vient d’être entachée par un « fait divers ». Dans une région (la Bresse) aussi belle que riche mais réputée conservatrice, cette noble utopie n’est pas du goût de tout le monde, comme nous l’ont rappelé, le dernier soir, deux primates locaux auxquels les poings servent d’oreilles et de cerveau.
Cela aurait sûrement pu se passer n’importe où en France, dans ce pays où le sens de la générosité et de l’hospitalité est en train de se déliter, de pourrir par la tête. C’est arrivé par hasard (?) à Châtillon sur Chalaronne, magnifique village médiéval qui accueillait sous son imposante halle en chêne le concert de clôture des « Temps Chauds ».
Le ciel avait été clément, les nuages longtemps menaçants s’étaient sagement repliés, éblouis par la musique ensoleillée de « 3 MA », le trio malgacho-maliano-marocain de Rajery, Ballaké Cissoko et Driss El Maloumi. Nous étions tous captivés, émerveillés par ces entrelacs inouïs de la cithare valiha, de la harpe kora et du luth oud, tissant des liens inédits et prometteurs entre trois grandes civilisations.
Les qualités acoustiques fascinantes du lieu, dont l’architecture était magnifiée par un éclairage parfait, ajoutaient à la magie de ce concert si délicat, de cette merveilleuse musique de chambre panafricaine.
Tout le public était bouche bée face à tant de beauté, écoutant dans un silence quasi-religieux puis applaudissant à tout rompre entre les morceaux, du début à la fin du concert.
C’est alors que débarquent les barbares.
Contrairement à ce que pourraient nous faire croire l’étymologie du terme et la propagande à la mode, les barbares ne sont pas toujours des étrangers. Ni jeunes ni immigrés, ceux-ci ont toutes les apparences du « français de souche » et ils habitent une rue voisine de la halle de Châtillon sur Charonne. Pardon, un vieux mauvais souvenir a fait fourcher ma langue, donc je corrige : Châtillon sur Chalaronne…
Tandis que le public mélomane de la région fait un triomphe à 3 MA, de l’extérieur de la halle jaillissent des vociférations bestiales : « sales nègres », « on vous a assez vus », « rentrez chez vous ! », etc. Quelques auditeurs tentent de réagir calmement, mais vainement, priant les intrus de se taire et de les laisser écouter en paix.
C’est alors que tout dérape. Assis dans le public, je n’ai pas assisté à la scène. Mon confrère Patrick Labesse, en reportage pour « Le Monde », assiste au concert debout, sur le côté, captivé comme moi, comme tous, par la beauté insolite de cette merveilleuse musique…
Entendant derrière lui les beuglements des barbares, il se retourne et sans un mot, stupéfait, dévisage l’un d’entre eux qui l’interpelle haineusement : « toi, oh ! pourquoi tu me regardes comme ça ? ».
Sans attendre la réponse, le voyou joint le geste à la parole et lui envoie un direct dans la mâchoire. Afin de ne pas être en reste, son complice y ajoute un coup de tête.
Quelques minutes plus tard, le concert s’achève et stupéfait je découvre Patrick au centre d’un attroupement, le visage en sang, calme et digne comme toujours, mais assez déboussolé comme on l’imagine, soucieux avant tout de rassurer sa fillette.
Mon regard est vite attiré ailleurs : à trois mètres de là, je reconnais le maire (UMP) de Châtillon sur Charonne (pardon, sur Chalaronne) : cet étrange édile m’avait déjà épaté trois jours avant par sa surprenante radinerie lors d’un « pique-nique citoyen » organisé par le festival, où il était le seul à refuser de partager son abondant panier de victuailles !
À quelques pas de Patrick qui a encore le visage ensanglanté, Monsieur le Maire est en train de deviser gaiement avec les deux agresseurs, qui font probablement partie de ses électeurs favoris. Je m’approche discrètement et n’en crois pas mes oreilles : « on se comprend, ne vous en faites pas, vous n’avez rien à craindre, ça n’ira pas plus loin », etc. Après quoi Monsieur le Maire serre les mains des deux boxeurs amateurs qui s’esquiveront tranquillement sous les yeux attendris de la police municipale. Assumant jusqu’au bout sa curieuse conception de la citoyenneté et de l’ordre public, Monsieur le Maire ne prendra même pas la peine de s’enquérir de la santé de la victime !
Je ne vous ai pas encore dit le plus important : Patrick Labesse, mon vieux copain du Monde, est un type un peu « typé » comme on dit encore chez nous, trop basané pour passer inaperçu dans la Bresse…
Avant je n’y avais jamais fait attention, mais c’est évidemment de cela et seulement de cela qu’il s’agit dans cette sombre histoire, car rien d’autre n’aurait pu inciter ces deux brutes au front bas et au regard buté à lui démolir le portrait, à lui plutôt qu’à un autre.
Délit de faciès, en deux coups son affaire était claire.
Ils sont tous aussi lâches, ces pitoyables pithécanthropes racistes, et fiers de se faire une célébrité locale à bon compte auprès de leurs congénères, en tabassant à deux ou à plusieurs, par surprise, toute proie innocente de leur haine négro phobique. Après quoi ils feront toujours preuve d’une veulerie répugnante. Je retiendrai à jamais les mines contrites, la lâcheté et la servilité que les agresseurs de Patrick affichaient sous le regard maternel de leur maire, sarkozien élu triomphalement grâce aux voix des ex-électeurs du Front National.
« S.O.S. : same old shit » comme résument si bien nos frères africains-américains.
Patrick Labesse a décidé de porter plainte, le Festival aussi, Le Monde aussi. Tant mieux, au nom de la devise : « Liberté, égalité, fraternité » qui ornait encore le fronton de la mairie de Chatillon, en cette veille du 14 juillet.
Il fallait bien que je vous narre cette sordide anecdote, malheureusement trop banale, pour pouvoir mieux vous expliquer ensuite à quel point « Les Temps Chauds », c’est radicalement le contraire de toute cette ignominie…
Fondé en 1991, ce Festival hors-norme n’a carrément rien à voir avec la plupart des autres, qui ne sont guère que des chapelets de concerts.
Je me demande d’ailleurs si c’est vraiment par hasard que mon ami Patrick Labesse a été victime de cette agression raciste, car depuis bien des années, ses articles pour « Le Monde » ont souligné le caractère exceptionnel de ce festival. De là à affirmer que ce tabassage était une provocation préméditée, je ne m’y risquerai pas, même si je n’en pense pas moins. Bizarrement, le soir même, dans un discours improvisé lors d’un « pot » marquant la fin du festival, Monsieur le Maire avait de façon équivoque affiché ses réticences à l’égard de ce grand événement régional, parlant même de « cohabitation difficile ».
« Les Temps Chauds » se passent tous les ans, en juillet, dans le département de l’Ain, autour de Bourg-en-Bresse. L’événement est animé par une solide équipe de bénévoles, aussi passionnés que sympathiques, groupés autour d’une association dénommée « L’Estuaire ». Il suffit de voir avec quelle constance y participent certains groupes (notamment africains), devenus de véritables abonnés, pour comprendre l’attirance assez irrésistible que ce festival exerce sur les artistes venus d’ailleurs.
L’un des secrets (et pas le seul) qui a fait la longévité de ce festival, c’est un projet sensationnel, probablement unique au monde, qui vient de fêter son dixième anniversaire.
Depuis une décennie, l’association « L’Estuaire » ne se contente pas comme tant d’autres de baratiner les gens (les adultes) à propos de la mondialisation et du rôle éventuel, probablement essentiel, que pourrait jouer la musique dans l’optique d’une autre mondialisation.
L’expérience « Au Fil de l’Air », qui fête donc ses dix ans, est à ma connaissance la première tentative convaincante et déjà réussie selon cet objectif. Elle mobilise des centaines d’enfants de la région (plus de 1500 depuis le début) qui sont invités à chanter avec des musiciens du monde entier. Le résultat est enthousiasmant.
Lors du premier concert de cette édition 2008 des « Temps Chauds », la première à laquelle j’assistais, j’ai été très impressionné d’entendre une chorale composée d’une cinquantaine de gamins du cru (pas du tout « typés » !) qui chantaient (très bien) une chanson en bambara que leur avait enseignée Djiguiya, un groupe de Bobo Dioulasso (Burkina Faso). Ils étaient d’ailleurs aussi à l’aise avec des chansons sud-africaines ou autres !
On comprend que cette expérience irrite « les cons du coin », « tous ces imbéciles qui sont nés quelque part » (comme chantait Brassens).
« Les Temps Chauds » ne s’adressent pas en priorité à cette obscure minorité, c’est clair. Il suffit d’ailleurs, pour en être assuré, d’entendre la façon si plaisante dont la directrice du Festival, Françoise Cartade, présente les concerts : c’est vraiment craquant, on peut bien se moquer d’elle, car on se croirait un peu au « Club des Poètes » du temps de l’ORTF… en même temps, voici un personnage qui a vraiment réussi : réussi à faire quelque chose d’important, d’original, et de très sérieux.
Après une première vie d’aventurière consacrée notamment au tourisme culturel, qui l’a amenée à vivre quelques années en Grèce, Françoise Cartade est revenue vivre dans sa région natale avec le désir de l’ouvrir davantage au monde, grâce à la musique. Elle a vite compris que c’est dès l’enfance que cette ouverture doit se faire.
Je n’ai pas encore eu le temps d’écouter en détail tous les six cds qu’elle m’a mis entre les mains, je vais les chroniquer, je suis déjà très séduit par le dernier, « The Rainbow Africa », où des chorales improvisées, constituées de mômes de la région, enrichissent vraiment l’interprétation d’un vaste répertoire sud-africain. Qui aurait pu imaginer que les célèbres Mahotella Queens enregistrassent un jour une version aussi ravissante d' »Ashikinisi » avec les chœurs des écoles de Montagnat, un petit village de l’Ain (01) ?
Ainsi dans cette région, tandis que quelques adultes faibles du bulbe et agités du bocal préfèrent tabasser les visiteurs, grâce aux « Temps Chauds » des centaines d’enfants découvrent les lois de l’hospitalité en chantant, et ils le font par le haut, bien au-dessus de toutes les Star Academies.
Ce perfectionnisme musical, assez exceptionnel, se ressent aussi dans la programmation du festival « Les Temps Chauds ».
Le premier concert de cette édition 2008 nous a permis d’écouter notamment un remarquable récital du luthiste irakien Fawzy Al Aiedy, et de découvrir la musique afro colombienne enchanteresse d’Antonio Rivas. Une foule d’enfants de la région y participait, de même qu’ils ont accompagné avec beaucoup de grâce le groupe du multi-instrumentiste sud-africain Dizu Plaatjies, d’origine San (bushman).
Les traditions européennes étaient aussi présentes, avec l’Éléfanfare ; l’irlandais Michael McDonnel ; Lo Cor de la Plana (Provence) qui nous a entraînés dans une irrésistible farandole ; la Squadra de Gênes (peu aidée par l’acoustique déplorable de l’église où la pluie l’avait confinée) ; enfin l’étrange duo suisse Stimmhorn, qui associe toutes sortes de techniques vocales à une passionnante réactualisation de cet instrument à vent ahurissant qu’est le cor alpin – une trompe qui mesure pas loin de trois mètres de long.
Daniel Waro a été plus émouvant que jamais dans sa version innovante, inspirée et joyeuse du maloya, musique subversive héritée des anciens esclaves de la Réunion. Son concert comportait une superbe chanson en hommage à Nelson Mandela et s’enchaînait d’une façon parfaite à celui qui l’avait précédé…
Originaire de Port-Elizabeth, le Nelson Mandela Metropolitan Choir, dont nous reparlerons bientôt, incarne l’ingéniosité et la perfection éblouissantes et cependant méconnues des chœurs sud-africains, comparables aux meilleures chorales africaines-américaines.
Le dernier de ces temps forts des « Temps Chauds » était un concert de Dee Dee Bridgewater. Malgré une formation réduite, la formidable et inconstante diva de Memphis nous a bien prouvé que son « Malian Project » tient très bien le coup, qu’il évolue et s’améliore au fil des concerts, notamment grâce à ce vrai génie du balafon qu’est Lanciné Kouyaté.
Finalement, après deux rappels, sous la vieille halle de Chatillon tout le public était debout et enthousiaste, plébiscitant chaleureusement l’universalité de la musique et le formidable projet de ces « Temps chauds » qui depuis près de vingt ans ont réussi à faire de la Bresse une terre d’accueil pour les meilleures musiques de tout le Monde.
Deux homoncules aussi bêtes que méchants, aux cerveaux inférieurs à celui d’un poulet de Bresse, n’auront pas suffi à gâter la fête.

Le festival Les temps chauds s’est déroulé du 30 juin au 12 juillet 2008///Article N° : 7964

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article
Dizu Plaatjies and His Ibuyambo Ensemble © Patrick Faure
© Patrick Faure
L'Elefanfare et un choeur d'enfants de l'Ain © Patrick Faure





Laisser un commentaire