Dans Le Fou d’Izziwane, son dernier livre, Idoumou, écrivain mauritanien, décrit le parcours d’un ancien haut fonctionnaire, en fin de service, qui revient dans son ksar natal pour servir les siens. Le texte dresse, in fine, l’histoire, ancienne et médiévale, d’un pays partagé entre conservatisme tribal et les aléas des temps modernes.
Déjà, avec Idgi, les voies du temps (2015), Idoumou, professeur de littérature à l’université de Nouakchott, nous avait habitué à l’effigie de personnalités exceptionnelles, généralement dotées d’un sens civique élevé. Avec Le fou d’Izziwane, publié aux éditions Langlois Cécile, l’écrivain mauritanien, réputé pour son penchant très patriotique, accentue le trait avec acuité. En effet, l’auteur développe un récit très riche, se basant sur des éléments narratifs qui exhument le passé, à travers ses légendes et ses faits historiques, mais également le présent, avec son lot d’inquiétudes et ses teintes d’aspirations politiques, pour le devenir d’un pays imaginaire, « Watanie », que le lecteur identifiera assez aisément à la Mauritanie.
La figure du fou du village
Retraité, revenu à la source dans l’esprit de servir son ksar natal et sa tribu, Yarba est un homme humble et bienveillant. Personnage principal du roman, il verra, d’emblée, sa mission initiale bouleversée par la rencontre inattendue avec Salem, « le Fou » du village. Celui-ci, ancien professeur, d’abord méprisé par les siens qui le jugent comme étant un enfant « illégitime » ; puis finalement rejeté par eux, depuis qu’il porta la main sur le vénérable cadi des lieux, homme respecté de tous, pour son immense érudition et ses qualités de juge.
Pour exprimer sa colère, Salem ne s’embarrasse jamais des règles convenues. En effet, c’est sur la place publique qu’il choisit, malicieusement, d’installer sa révolte vis à vis de la société. « Je vous hais tous et je purifierai la terre de vos carcasses putrides d’assassins », menace-t-il, en sortant d’une mosquée. Devenu célèbre et craint, sa récurrente insulte adressée aux notables, Yahrag beykoum (Que votre père brûle en enfer), fait filer les doyens entre les murs du vieux ksar.
Mais pour Yarba – l’homme de raison, cultivé – cette attitude de façade cache une « lucidité décapante ». Elle transperce dans les raisonnements du « fou ». C’est pourquoi, le nouveau chef de tribu, tout juste intronisé, fera justement de « la réhabilitation » de Salem, une priorité, voire un moyen d’émancipation des mentalités : « La réinsertion du Fou dans sa famille servirait, donc, de premier signe de la métamorphose qu’il espérait provoquer chez les siens ».
C’est alors qu’une complicité va naître entre les deux hommes, au fil du temps, n’en déplaise aux notables d’Izziwane, gardiens de l’ordre tribal et garants moraux du pouvoir traditionnel de l’ancien fonctionnaire.
Raconter l’histoire composite du pays
Jadis absorbé par ses fouilles des vieux tumulus sahariens, l’ancien fonctionnaire fait relire ses nouvelles inachevées, fruits de son imagination et issues de ses découvertes, au fou. Ce dernier va se lancer dans le développement de chaque nouvelle, en faisant preuve d’un imaginaire palpitant, doublé d’une précision de véritable historien, « témoin » des Temps immémoriaux. Yarba est impressionné par le talent de narrateur, d’écrivain même, et par les riches connaissances, de celui que tous présentent comme anormal. « Ce n’est pas un fou, ce n’est certainement pas un fou », se dit-il.
La passion commune pour les manuscrits anciens et les vieilles poteries va rapprocher davantage Yarba et Salem, qui sont aussi des frères de lait. Les tessons du premier et les bouts d’écrits antiques jalousement cachés par le second apparaissent comme le puzzle d’une Histoire, « entachée » de mensonges et de construction politique, qu’il faut « reconstituer » pour réconcilier les hommes avec leur passé multiculturel. « On ne construit pas l’histoire par le magouillage du Temps », contera Salem à son ami, au cours d’un énième « décryptage du Temps »
C’est dans la grotte, refuge du fou, qu’ils deviseront donc sur l’Histoire. De leurs répliques de conteurs, apparaîtra l’Amour, comme principal moteur, des hommes-conquérants, qui ont fait, justement l’Histoire, de la Watanie, au fil des siècles et des batailles.
Entre les deux hommes, s’installe, page après page, un dialogue qui met en scène plusieurs chroniques : des histoires dans l’histoire du roman. Ces récits entrelacés exposent les hégémonies – légendaires ou avérées – qui ont prévalu dans le pays, à différentes époques de son évolution, depuis l’antiquité.
Il y a eu d’abord l’énigmatique peuple des Garamantes, dont une mystérieuse femme, une princesse libyque, pourrait être la génitrice première. Ensuite, il y a Lajmya, « l’étrangère, en quelque sorte », d’après la traduction d’Idoumou. Elle est la mythique ancêtre des Zravatt, – principale tribu d’Izziwane – voire, « l’aïeule de toute la Watanie » se dit Yarba, qui se prend à rêver, parfois, de l’existence réelle de cette femme. Dans le texte, la mémoire de la princesse Libyque est transmise par un morceau de poterie qui s’exprime, dans l’esprit du retraité, passionné des bouts d’argiles, en ces termes :« j’ai appartenu à quelqu’un d’important, tu sais, a poursuivi la voix, avec fierté. J’ai appartenu à la Cléopâtre des sables, la princesse aux dents blanches, dont la beauté a perdu bien des rois et attiré, d’au-delà des mers, nombre d’empereurs et de généraux dans le piège mortel de l’amour et de l’ambition…».
Cependant, différentes hypothèses et polémiques sur les origines et la race de cette femme alimentent, depuis longtemps, les rumeurs du ksar d’Izziwane. « Personne ne savait d’où elle venait, ni de quel peuple elle était, ni pourquoi elle avait quitté les siens ».
Puis, viendra le temps des Koros – qu’on devine être le royaume du Ghana – défait, par un prince Sinhâji. Celui-ci tombe amoureux de Poullo, la fille de Kaya Magha, souverain de Koumbi Saleh, réduit à l’état de vassalité. « Face à elle un cavalier. L’homme avait le teint clair et la tête enserrée dans un turban ».Et la jeune fille s’approche « le pas assuré malgré l’étroitesse du pagne qui enserrait son corps, les seins droits, indifférente à la nudité de sa poitrine ou, plutôt, narguant avec celle-ci l’arme brandie par le cavalier ». Ce dernier, est subjugué, par la beauté de la négresse, son arme de conquérant – au propre, comme au figuré – s’abaisse subitement, « comme tirée par une force invisible »…C’est, pour l’écrivain mauritanien, le point de départ d’une autre strate du métissage en Watanie ; avec les noirs d’Afrique subsaharienne cette fois.
Sur la « berbérité » supposée des Sinhâja
Il faut noter, ici, la quasi insistance de l’auteur du « fou d’Izziwane » sur l’hypothétique « berbérité » des Sinhâja. Il faut également dire que l’analogie est assez récurrente, y compris dans certains milieux intellectuels, même si elle ne correspond à l’avis des principaux historiens médiévaux, dont Ibn Khaldun, qui font autorité sur l’histoire de la région. En effet, ces derniers attribuent une ascendance Himyarite aux Sinhâja sahariens, qui descendent du royaume Yéménite de Saba. Au passage, pour ces mêmes historiens, l’hégémonie des Sinhâja sur le Sahara précède l’avènement du royaume de Ghana. Ce dernier sera défait, au milieu du XIème siècle, par la célèbre dynastie des almoravides, (issue des Sinhâja) qui gouvernera sur le Sahara central, jusqu’à la montée de l’empire du Mali, à partir du XIIIème siècle. Mais le roman d’Idoumou, dont la dimension historique est plus que sous-jacente, ne se fait pas l’écho des polémiques historiennes au Sahara qu’en cela : « Nous n’avons d’autres ancêtres que les nôtres ; ceux venus du Hedjaz. De La Mecque, précisément. Tu m’entends ? » dit son père à Yarba, dont l’un des enseignants soutient une autre thèse sur l’origine du peuple de Watanie.
Pour clore leur dialogue, les deux principaux personnages du roman vont se relayer, dans un ultime processus d’écriture de l’histoire à deux voix, chacun faisant sienne ou réfutant telle ou telle thèse, dans une sorte d’exhumation cathartique du passé « rendu caméléon par le tripotage des gens » à la quête d’une vérité – d’une identité – maintes fois floutée par la propension des habitants de Watanie à « entretenir des glorioles anciennes et en grande partie fantasmatiques ! ».
D’une rédaction belle et appliquée, le Fou d’Izziwane complète le tapuscrit de son ami. Salem imagine le récit de Othman al Habbani, conquérant, « final », qui marquera l’entrée en scène des banu Hassan, « Habbane », dans le texte. Cet épisode signe le dernier chapitre de l’Histoire moyenâgeuse du pays. « Lorsqu’il atteignit le sommet de la dune d’Adrar, le bel homme s’arrêta et fit virevolter son cheval, embrassa le paysage qui s’étendait devant lui d’un regard long, contemplatif. A perte de vue, la Watanie était à ses pieds, soumise ». Othman, devenu l’émir du pays, noie le chagrin dû à la perte de son père aux cours des batailles contre les résistants Sinhâja, dans une contemplation, quotidienne de l’océan de sable.
Mais, la vraie consolation viendra d’une femme, aux formes semblables aux paysages sahariens et à l’âme comparable à l’éclat dunaire. Othman aperçoit la belle dans l’après midi, son cœur de guerrier vainqueur bat plusieurs fois plus fortement qu’à l’accoutumée… Puis, c’est en vrai prétendant qu’il vient demander la main de Zghoma, laissant derrière lui ses armes, « Le pas furtif, le parfum embaumant et les yeux scintillants de désir », c’est ainsi que le fou décrit l’allure de l’amoureux qui va sceller un mariage historique avec une veuve du peuple qu’il vient de vaincre. En guise de dot, Zghoma, une autre femme de légende du Fou d’Izziwane, ne demande au guerrier que cet engagement politique : « tu ne prendras pas de décision concernant les miens, sans mon accord ». « Soit ! Que cet engagement reste entre nous », lui rétorque-t-il. « La nuit personne ne sera témoin de nos confidences » (ibid.). Le pacte signé, annonce la naissance d’un peuple nouveau : les Moros, (ou les Maures), fruit d’un métissage entre Sinhaja et banu Hassan, avec du sang issu des composantes ayant précédé les derniers envahisseurs de Watanie.
Au delà de l’histoire d’une amitié, entre deux hommes, qui passent un temps ensemble, de la véritable thérapie pour l’un et du devoir d’assistance pour l’autre, Idoumou dresse le portrait d’un pays à l’histoire composite, dont les strates entreposées par le temps restent à fouiller ; à dépoussiérer. L’esquisse de l’écrivain éloigne du manichéisme habituel des certitudes empreintes d’idéologies contemporaines et dévoile un tableau complexe, qui a vocation à présenter une carte historico sociale, d’une Mauritanie, dont l’ADN se situe, incontestablement, à cheval entre le Moyen Orient et l’Afrique.