Il y a 10 ans, disparaissait Henrique Abranches, créateur de la bande dessinée en Angola et en Algérie. Un parcours singulier entre lutte pour l’indépendance et revues de bande dessinée est ici retracé.
La récente disparition de Nelson Mandela permit au grand public de découvrir des photos de celui-ci visitant des maquis du Front de libération nationale (FLN), situés au Maroc au début des années 1960. À cette époque, l’émergence des pays du Tiers-monde sur la scène internationale avait également comme corollaire de fédérer les mouvements de libération des peuples afin de combattre le colonialisme et la domination impérialiste. Ce fut le cas du FLN algérien et de l’ANC sud-africain. Par la suite, au milieu des années 1960, le président algérien Ben Bella forgea le concept de la Tricontinentale, alliance du tiers-mondisme et du marxisme, avec Mehdi Ben Barka (homme politique marocain, chef de file du tiersmondisme et du panafricanisme NDRL) et le révolutionnaire argentin Che Guevara. De ce fait, Alger devint une ruche où toutes les guérillas et mouvements révolutionnaires du continent étaient représentés et s’en servaient comme base arrière.(1) Ce fut le cas des mouvements d’opposition armée à la présence coloniale portugaise : en particulier le MPLA (Mouvement populaire de libération de l’Angola, créé par Agostinho Neto) et dans une moindre mesure, le PAIGC (Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap vert), dont la base arrière était surtout la Guinée Conakry. Chef et co-fondateur du PAIGC, Amílcar Cabral(2) disait d’ailleurs dans l’une de ses citations les plus connues : « Les Chrétiens vont au Vatican, les musulmans à La Mecque et les révolutionnaires à Alger.(3) «
C’est dans ce cadre-là que Henrique Abranches(4) (1932 – 2004) a vécu à Alger dans les années 1960. Né à Lisbonne le 29 septembre 1932, celui-ci est arrivé en Angola en 1947. En 1959, il s’installe à Kuando-Kubango (sud-est) comme typographe de la brigade de construction du chemin de fer de Moçamedes puis il est transféré à Luanda, capitale de l’ancienne colonie portugaise. En parallèle, il mène une carrière d’écrivain, de plasticien, d’ethnographe et milite dans des mouvements nationalistes. Il participe à des expositions collectives et réalise une exposition individuelle au musée national d’Angola. En 1961, pourchassé par la PIDE (Polícia Internacional e de defesa do Estado – police politique à l’époque de Salazar), il est expulsé à Lisbonne, puis l’année suivante il passe à la clandestinité et s’exile à Paris. C’est durant cette période qu’il est contacté par le MPLA afin de monter à Alger un Centre des études angolaises. Il y arrive début 1964 et, avec l’écrivain Petetela, ils rédigent dès l’année suivante une Histoire de l’Angola, clandestine puisque racontée du côté africain et qui sera diffusée dans les écoles secondaires du pays après l’indépendance. Le but de ce type de publication, pour le MPLA, était de contrecarrer l’histoire officielle coloniale portugaise.
Par la suite, en 1973, Abranches rejoint Brazzaville et devient commissaire politique et commandant dans le maquis. Après l’indépendance il acquiert la nationalité angolaise. En 1976, il est nommé directeur des services muséologiques et des monuments de l’Angola, poste qu’il occupera jusqu’en 1979. À compter de cette année-là, il fonde et dirige le laboratoire national d’anthropologie d’où il organise des fouilles à Kitala, dans le sud du pays. Durant cette période, il publie plusieurs essais d’anthropologie sociale, des essais sur la culture nationale et la muséologie ainsi qu’un premier livre de poésie : Cântico barolo. Entre 1979 et 1989, il crée la majeure partie des musées existants en Angola, en particulier les musées nationaux d’anthropologie de Luanda et d’archéologie de Benguela et revient à sa première activité de plasticien. Il publie son premier roman A konkhava de feti (écrit durant les années 1960) qui reçut le prix national de littérature en 1981. Suivent en 1987 deux recueils de poésie ainsi qu’une réédition de Diálogos, une pièce de théâtre. Deux ans plus tard, ce sera le tour d’une trilogie, O clã de Novembrino (nouveau prix national de littérature) ainsi que les deux volumes de Kissoko de guerre. D’autres uvres scientifiques, poétiques, théâtrales et éducatives seront publiées par la suite comme Titânica (1993), O arcano do lego (1997), E Nsanta Madiya habitou entre nós (2003). Il disparaît le 8 août 2004, après une longue vie au service de son pays d’adoption(5). Il fait partie de cette minorité blanche d’Afrique qui a uvré pour l’indépendance et la décolonisation du continent et qui, dans les pays lusophones, est encore très présente(6) malgré la guerre de libération qu’ont connue ces pays.
Il fut également l’un des pionniers de la bande dessinée angolaise après l’indépendance. Il a participé à l’album Fragmentos Angolanos, avec Lito Silva, Hugo Fernandes et Sérgio Piçarra aux dessins et a dirigé la collection Estórias Angolanas, avec les albums Os Bucaneiros do KK (Les boucaniers de KK), dessiné par Sérgio Piçarra, et Masala, o léopards, dessiné par Lito Silva et Romão e Juliana, dessiné par Sérgio Piçarra. Tous ont été publiés en 1989 par l’Union des écrivains angolais mais imprimés et également distribués au Portugal. Ces trois ouvrages sont considérés comme les premiers albums de BD de l’Angola indépendante. Il a également lancé en 1993, le Jornal de Man’kiko, revista angolana de banda desenhada qui durera huit numéros et dans lequel il dessinera quelques couvertures et scénarisera des histoires comme Tchoya (N° 2 – dess. Abraão Eba) ou O rei contente (N° 7 – dess. Milton Panzo) et dans lesquels uvreront aussi Lito Silva, Hugo Fernandes et Sérgio Piçarra(7). Si ce journal n’a guère duré plus d’une année, il constitua un laboratoire pour ces jeunes auteurs que Abranches avait entrepris de former aux techniques propres au 9e art (8) au sein d’une école qu’il avait créé.
Mais Man’kiko ne fut qu’une répétition
En effet, quelque 25 ans auparavant, Abranches avait déjà participé à Alger à la création de la première revue de bande dessinée du pays, en langue française, débutée en février 1969, devenue mythique, avec une bande de gamins talentueux qui feront carrière par la suite : M’Quidèch. Sous le pseudonyme de Kapitia (nom qu’il donnera au personnage principal d’un de ses romans), il avait également utilisé l’édition de ce journal pour enseigner les techniques du 9e art à des jeunes talents débutants comme Haroun, Slim, etc. Kapitia produisit aussi quelques histoires et séries en tant que dessinateur : Un gag à Didine (n° 1), Richa au théâtre (n° 4), Les voyages de mini-Batouta (n° 5) et Tacfarinas : le révolutionnaire (n° 5). Il a également scénarisé un nombre important d’histoires dessinées par d’autres, en particulier la première histoire de Richa (Richa fait scandale dans le n° 1) et de Bouzid (Bouzid et le diamant dans le n° 1). Sa participation au journal s’arrêtera avec son départ du pays. Mais auparavant, Kapitia avait également publié avec deux autres intellectuels et nationalistes, Pepetela (Artur Pestana) (9) et Adolfo Maria (10), une BD intitulée Contra a Escravidão : Pela Liberdade (Contre l’esclavage : Pour la liberté), sous le patronage d’Agostinho Neto pour le compte du MPLA. Cet album avait été d’abord édité clandestinement en Algérie par le Centre des études angolaises en 1967 (11), spécialement destiné aux guérilleros combattant dans la brousse angolaise (12), avec une couverture sobre, non-illustrée, et une histoire conçue et entièrement dessinée par Abranches (Pepetela ayant écrit les dialogues définitifs), avec des curieuses influences d’Hergé. Elle a été rééditée au Portugal (13), dans un format légèrement réduit et toujours sans aucune indication des noms des auteurs, mais avec une nouvelle couverture couleurs avec le drapeau du MPLA, quelques mois après la révolution des illets, en septembre 1974 (14).
Militant politique, formateur, écrivain, dessinateur et ethnologue, Kapitia était un touche-à-tout. Sa mémoire est toujours cultivée dans son pays, ainsi qu’à l’autre bout du continent, où les anciens de M’quidesh continuent à parler de lui avec respect et émotion. L’histoire tranchera, mais il est des hommes dont le passage sur terre fait honneur au genre humain. Abranches fut sans doute de ceux-là.
(1)L’histoire de cette dernière utopie révolutionnaire a été racontée dans un livre de Roger Falligot qui vient de sortir : Tricontinentale, aux éditions La découverte.
(2)Brillant et honnête, Amílcar Cabral, est un personnage à (re)découvrir, malheureusement, le dernier ouvrage biographique sur lui en français remonte déjà à plus de trente ans
.
(3)Un boulevard porte son nom à Alger.
(4) Son nom complet est Henrique Mário de Carvalho Moutinho Abranches.
(5)Pour ceux qui lisent le portugais, une biographie a été publiée sur lui à Luanda : Henrique Abranches : o homem dos sete talents (Edições Chá de Caxinde, 2003). On peut aussi citer sa fiche Wikipédia en portugais : http://pt.wikipedia.org/wiki/Henrique_Abranches avec une erreur sur la date de sa mort.
(6)On estime le nombre d’angolais blancs à environ 200 000, les métis à 400 000, auxquels se rajoutent les portugais arrivés plus récemment du fait de la crise économique dans leur pays. Le nombre de blancs mozambicains est d’environ 15 000 (dont l’écrivain Mia Couto ou le photographe Luís Basto).
(7)Celui-ci avait un site sur la BD angolaise, inactif depuis 2010 mais encore reproduit ici : http://kuentro.blogspot.pt/2010/08/bdpress-163-angolapress-sobre-bd-em.html
(8)On peut voir des extraits ici : http://africacartoons.com/tag/angola/
(9)On peut se référer à sa fiche Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Pepetela A noter que l’écrivain Patrick Deville évoque une rencontre qu’il a eu avec lui dans son livre Equatoria.
(10)Cf. http://www.redeangola.info/especiais/adolfo-maria/
(11)Extrait d’un article publié dans Jeune Afrique, daté du 1er octobre 1967 : « Le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) vient de mettre en circulation, dans les territoires occupés par le Portugal, une brochure destinée à aider les masses populaires à mieux prendre conscience de leur condition coloniale e de la lutte révolutionnaire. »
(12)La BD était connue auprès du public comme « O tio André é bufo » (L’oncle André est un mouchard).
(13) On peut découvrir cette réédition ici : http://issuu.com/ucd25/docs/nreg_8466
(14)On peut trouver ces deux albums à Lisbonne au Centro de Informação e Documentação Amilcar Cabral : http://memoria-africa.ua.pt/Catalog.aspx?q=contra%20a%20escravidao%20pela%20liberdade///Article N° : 12216