Paul Rusesabagina est hutu et a en charge un des grands hôtels de Kigali. Laissant un millier de Tutsi s’y réfugier durant le génocide de 1994, il réussira à empêcher les milices hutu de venir les y massacrer. C’est là le choix fictionnel de Terry George pour rendre accessible ce drame de l’histoire africaine à un grand public qui dans sa majorité croit encore à un conflit ethnique et en ignore les causes autant que le déroulement.
L’intention est honnête, de même que le résultat : le film marque par sa sincérité, par sa retenue dans la représentation des horreurs, par sa pudeur envers la douleur et la dignité qu’il cherche à préserver chez ces gens tiraillés par la peur, par une certaine sensibilité dans sa façon de camper cet homme marié à une Tutsi, dans ses rapports avec sa famille et avec les gens qu’il protège. L’interprétation de Don Cheadle y est pour beaucoup, à la fois sobre et intense. Elle permet de croire au retournement intérieur de cet élégant manipulateur en costume-cravate qui croit pouvoir se protéger en abreuvant ses protecteurs de bouteilles de whisky. Il se croit au-dessus de la mêlée mais la brutalité du génocide le rattrape vite. Il peut encore acheter ses agresseurs un temps mais voit bien que les pays occidentaux le lâchent, lui, sa famille et son groupe de réfugiés autant que son pays : l’ONU retire ses troupes et laisse les massacres se perpétrer. Ce n’est pas la moindre mérite de ce film de mettre à ce propos les points sur les « i ». La force de survie de Paul Rusesabagina l’emportera, lui permettant d’affirmer son autonomie : il saura faire face et trouvera les arguments lui permettant de négocier à pied d’égalité, comme lorsqu’il fait craindre des représailles internationales au général des forces armées hutu qui menace de lui retirer sa protection.
L’ambition pédagogique du film est-elle atteinte pour autant ? Elle ne peut se situer dans cette violoneuse happy end où Paul et sa famille retrouvent sur la voie de la liberté retrouvée leurs nièces longuement cherchées grâce à une infirmière de la Croix rouge, éternel personnage du bon Blanc guidant le Noir dérouté. Cette fin optimiste est l’aboutissement d’une volonté de distanciation destinée à ne pas effrayer petits et grands avec un de ces drames africains déjà trop vus aux actualités télévisées. Mais il est aussi, tout comme dans La Liste de Schindler de Steven Spielberg où un entrepreneur allemand sauvait des Juifs de l’extermination, la contradiction profonde d’un film qui prend un épisode exceptionnel pour représenter le génocide, un épisode de sauvetage et non de mort, même si celle-ci plane tout autour.
Après une première moitié consacrée à la prise de conscience progressive de Paul Rusesabagina, le film se concentre sur un suspens douteux où les réfugiés cherchent à échapper à des agresseurs qui ne sont plus que la forme indifférenciée des méchants, miliciens interhamwe immanquablement incontrôlés et répugnants. Cette vision du génocide nous ramène au discours ambiant de la guerre ethnique, sorte de répercussion d’un atavisme africain de la force bestiale que la modernité n’a pas encore pu contrôler dans ces pays sous-développés
Elle affaiblit l’analyse politique essentielle d’un génocide préparé de longue date et suivant un plan prédéterminé d’extermination systématique d’une partie de la nation rwandaise, vision pourtant indiquée dans le film par Thomas, le beau-frère de Paul qui vient le prévenir de l’imminence du drame, mais qui ne sera pas davantage développée.
Comment représenter l’ampleur du génocide sans le montrer ? Son incommensurable horreur n’est pas montrable, au risque de placer le spectateur dans une humiliante position de voyeur. Elle ne peut qu’être évoquée. Là où la première fiction réalisée sur le génocide en 2003, 100 Days du Britannique Nick Hugues, n’hésitait pas à mettre en scène de sanguinolants massacres, Hôtel Rwanda parvient à éviter ce piège. Au milieu des événements mais sans information fiable, Paul ne prendra leur mesure qu’en ayant vu les victimes. Empruntant la route de la rivière dans la brume, sa camionnette butte sur les corps sans vie et la brume se dissipant révèle leur présence par centaines. C’est le seul moment du film où nous verrons le génocide et cela suffit.
A un autre moment pourtant, une scène de machettage sur un écran de télévision : des images tournées à 800 mètres de l’hôtel par des journalistes de la BBC, la plate horreur d’hommes tuant leurs semblables à l’arme blanche. Ces images n’ont pas permis aux responsables européens de prendre conscience assez vite de ce qui se passait au Rwanda pas plus qu’elles ne nous disent à nous spectateur ce qu’est le génocide. Les témoignages ne correspondent pas à ces images tournées en cachette et à distance. Ils les dépassent largement.
Ce qui paraît ici authentique n’est qu’une forme édulcorée de la réalité. A quoi bon dès lors vouloir la représenter puisqu’elle ne peut être transmise par la reconstitution ? Toute tentative en ce sens tend à la banaliser, et enlève ainsi au génocide l’énormité de sa singularité. « Reconstruire, disait Claude Lanzmann, réalisateur de Shoah, c’est d’une certaine façon fabriquer des archives » : en reconstruisant, on remodèle et on transmet.
Le personnage positif de Paul Rusesabagina apparaît ainsi comme un héros bien peu représentatif de ce que fut le génocide. Car le quotidien des victimes ne fut pas la survie mais la mort. De même que sa famille entièrement préservée n’est pas l’image de fin du massacre qui affecta chaque famille. Au contraire, l’horreur est encore là, qui peut recommencer. Si bien que contrairement à sa bonne intention et tout poignant qu’il soit, Hôtel Rwanda n’est pas l’appel à la vigilance qu’il aurait voulu représenter.
///Article N° : 3776