Outre la publication de nombreuses contributions de lecteurs et artistes, nous avons réagi aux attentats de ce début janvier par un éditorial. (cf. [article n°12699]).
Olivier Barlet ajoute ici quelques précisions qui lui sont personnelles mais qui guident la compréhension de son rôle en tant que directeur des publications d’Africultures.
Il est clair que l’impertinence de Charlie hebdo nous a toujours ravis. Ce média, comme tant d’autres journaux satiriques un peu partout sur la planète, a toujours lutté pour faire bouger les lignes rouges de ce qui ne se dit pas, ne se critique pas et dont on n’aurait pas le droit de rire.
Il est important de pouvoir rire. Genette disait que « le comique n’est qu’un tragique vu de dos ». (1) En riant, on s’aide à vivre dans un monde que les inégalités croissantes, le désastre écologique et les combats de coqs rendent de plus en plus tragique. On ne rit pas tout seul : on rit ensemble de ce mélodrame qui nous entoure. Les grands succès de cinéma sont bien souvent des comédies.
De même, il est important pour une nation de ressentir son unité dans l’affirmation de ses valeurs face à l’adversité. Les marches du 11 janvier furent un exceptionnel moment de communion. La liesse qui avait accompagné la victoire en coupe du monde de football en 1998 l’avait aussi été : la France « était » black-blanc-beur comme elle « est » aujourd’hui Charlie. Mais les discriminations ont continué et se sont accentuées : on a vite déchanté. On a peu vu les jeunes d’ascendance maghrébine dans les marches du 11 janvier : ils ne se sentent bien souvent plus appartenir à cette République qui se dresse pour défendre la liberté d’expression ; la fracture des émeutes de 2005 est encore vivante. Coincés par le chômage et confrontés à la persistance des préjugés coloniaux, beaucoup se sentent étrangers dans le pays où ils sont nés, sans disposer d’un héritage culturel structurant. Ils se raccrochent alors à des slogans souvent trouvés sur internet où une vision réductrice de la religion sert de base à une rhétorique du combat.
Dans cet engrenage, ce qu’ils ressentent est du domaine de l’humiliation, en phase avec celle qu’a subie le monde arabe aux 19ème et 20ème siècles. Malgré son soutien à l’Occident contre l’Empire otoman, il fut non seulement confronté à une promesse non-tenue d’autonomisation mais à la déclaration Balfour de 1917 qui soutenait la constitution d’un Etat sioniste au détriment des Palestiniens. Les interventions militaires occidentales de l’avant et l’après-11 septembre en rajoutent une couche. Rappelons que durant toute la colonisation mais encore souvent aujourd’hui, y compris dans l’espace public, les Arabes étaient appelés les Musulmans. Dans le cinéma colonial, les Arabes sont des personnages fourbes et traîtres, dangereux. On aboutit à l’amalgame favorisé par le djihadisme : la caricature de Mahomet qui assimile le Prophète (et donc une religion) à un terroriste, en lui plaçant une bombe allumée dans le turban.
Si l’ironie et l’humour sont a priori inoffensifs, l’humiliation n’est pas sans conséquences. La mondialisation de la communication fait que toute image humiliante fait le tour du monde, fait resurgir et conforte l’humiliation historique. Le cycle est enclenché : provocation, réaction violente, condamnation de la violence au nom de la liberté d’expression, sans jamais que soit posée la question de savoir s’il est souhaitable d’humilier car la question est posée au nom des grands principes universalistes : tout le monde devrait avoir notre liberté.
L’universalisme, c’est cette extraordinaire façon qu’a l’Occident de penser le monde en tant qu’unité et de lui dire ce qu’il est et comment il doit se comporter. En somme de dire ce qu’est l’homme, ce qui fait ses valeurs, et de l’appliquer aux Autres, en définissant d’abord les « différents » comme des sauvages, ensuite comme des non-évolués, non-civilisés, puis dans tous les amalgames actuels. Edouard Glissant répondait : « Je crois qu’il nous faut abandonner l’idée de l’universel. L’universel est un leurre, un rêve trompeur. Il nous faut concevoir la totalité-monde comme totalité, c’est-à-dire comme quantité réalisée et non pas comme valeur sublimée à partir de valeurs particulières. » (2)
Les marées humaines de Grozny, les révoltés qui descendent dans la rue vilipender le blasphème au Pakistan, au Sénégal, en Mauritanie, au Soudan, en Algérie, et qui vont jusqu’à faire dix morts au Niger, mais surtout tous les Musulmans qui ne le disent pas en public mais qui se sentent atteints par la publication d’une nouvelle caricature de leur Prophète sont-ils des attardés, des non-évolués ? Faut-il ainsi partager le monde entre les libres d’esprit et les victimes du dogme ? Si l’on ne progresse pas dans une meilleure compréhension de ce qui fonde ces réactions, on fait le lit du communautarisme et le fossé n’ira qu’en s’aggravant. Il divise le monde mais il divise aussi les composantes de la société française. Il est grand temps qu’un travail culturel soit développé, à l’école autant que dans l’espace public, pour combler le déficit de connaissance de l’Histoire des pays « du Sud » et de leurs cultures, à commencer par les cultures africaines, qui sont les plus représentées en France.
Qu’on le veuille ou non, le fait religieux est un fait culturel. Il se décline différemment selon les peuples, et évolue partout tous les jours, justement sous les coups de buttoir de ceux qui par leur impertinence font bouger les lignes rouges. Il ne s’agit pas de renoncer à la laïcité mais de revenir à son fondamental : la tolérance. La loi de 1905 n’affirme-t-elle pas la neutralité de l’Etat et le droit de chacun de manifester sa religion dans l’espace privé ou public ? Il ne s’agit pas non plus de brider la presse ou les artistes : un art qui ne dérange pas n’est pas de l’art. Il s’agit seulement d’appeler à la responsabilité, car l’humiliation n’est pas sans conséquences. L’art ne s’en grandit pas et est assez fin pour pouvoir s’en passer. Point n’est besoin de l’encadrer, de légiférer contre le blasphème. Ce n’est pas une question de liberté d’expression mais d’éthique choisie, de conscience de l’Histoire et du mépris qu’elle a développé envers ceux-là mêmes qui se sentent aujourd’hui atteints dans ce qu’ils ont de plus profond, la seule chose qui leur reste quand l’espace public les rejette, leur croyance. On peut en penser ce que l’on en veut, on ne peut pas lui dénier sa pertinence. Dans un contexte où l’on n’est pas reconnu dans sa valeur et où les chances de s’émanciper de ses conditions sociales sont faibles, la croyance est un des derniers actes de résistance et de résilience possibles. Et en cela, éminemment respectable.
La multiplication des actes islamophobes fait écho à un sentiment qui se généralise : l’Islam serait violent, porteur d’un projet mettant en danger nos institutions et nos valeurs. La peur s’installe donc face aux Musulmans qui représenteraient l’ennemi intérieur. Elle est légitime face aux terroristes, mais pourquoi ne concerne-t-elle pas que ces « fous de Dieu », heureusement peu nombreux ? Bien des politiciens devraient surveiller leur langage quand ils entrent sur le terrain d’une identité menacée, au mépris de la diversité culturelle de notre société. Ils feraient mieux de chercher les moyens de sortir des inégalités qui font de cette diversité des murs infranchissables au lieu d’être un terreau de partage et d’enrichissement. C’est notre avenir en tant que nation qui est en jeu.
Le travail critique d’Africultures se concentre sur la déconstruction des stéréotypes issus de l’Histoire esclavagiste et coloniale, ceux-là mêmes qui fondent le mépris, les inégalités et les discriminations. Nous ne nous situons pas dans une vision universaliste mais dans le respect des diversités, en défendant bien sûr les garde-fous face aux pratiques qui avilissent (excision, sexisme, homophobie et toutes les formes de violence). Nous documentons les créations des artistes d’ascendance africaine, leur donnons la parole et tentons des éclairages sur leur travail car nous pensons que leur apport est essentiel pour l’enrichissement de notre société et face aux tremblements de notre monde. Ils utilisent souvent un humour qui cache un regard désenchanté sur leurs meurtrissures. Ils en désamorcent le pathos en tournant le tragique en dérision. Exercice périlleux mais salutaire quand, appliqué à soi-même, il devient catharsis tout en obligeant le spectateur ou le lecteur à se regarder en face. Une sorte de force de vivre. Eux aussi bousculent en permanence les lignes rouges, en prenant des risques, sans forcément humilier.
1. Gérard Genette, Palimpsestes, La Littérature au second degré, Le Seuil 1982.
2. Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1996, p. 136.///Article N° : 12718