Notre première « fenêtre lusophone » porte sur les concepts de lusotropicalisme et de lusophonie. Fondement de la supposée « spécificité » du colonialisme portugais, la théorie du lusotropicalisme, et son utilisation par le régime colonial portugais, permet de comprendre comment le Portugal a vécu son rapport à la colonisation. Cette théorie a des répercussions jusqu’aujourd’hui, aussi bien dans l’incapacité du Portugal à penser le racisme et à réfléchir l’interculturalité de sa société actuelle (fenêtre n°2) que dans le silence qui entoure la mémoire coloniale (fenêtre n°5).
Parce que les relations développées dans le cadre de la lusophonie (comme concept et comme politique) sont héritières du lusotropicalisme, nous avons choisi de traiter ces deux thèmes ensemble.
« Nous nous présentons comme une communauté de peuples, cimentée par des siècles de vie pacifique et de compréhension chrétienne ; fraternité de peuples qui, quelles que soient leurs différences, s’entraident, se cultivent et s’élèvent, fiers d’appartenir au même nom et à la même condition de Portugais »
Salazar, 1933
Cet article décrit comment l’Estado Novo(1) portugais de l’après seconde guerre mondiale a utilisé le lusotropicalisme. Cette théorie (2) du sociologue brésilien Gilberto Freyre(3) postule une relation privilégiée du Portugal avec les tropiques, pour justifier la continuité de sa présence coloniale en Afrique et en Asie. Naissance de la notion de lusotropicalisme.
Les bases du lusotropicalisme sont jetées par Gilberto Freyre dans Casa-grande & Senzala (1933). On en trouve ensuite des traces plus précises dans le recueil Conférences en Europe (1938) et sa version revisitée Le Monde que le Portugais créa (4), de 1940, sur l’espace colonial portugais. Le terme apparaît pour la première fois en tant que tel dans les conférences « Une culture moderne : la luso-tropicale » (Goa, novembre 1951) et « À propos du concept du tropicalise » (Coimbra, janvier 1952), intégrées dans l’uvre Un Brésilien en terres portugaises(5) parue en 1953. Les livres Intégration portugaise sous les tropiques(6) (1958) et Le Portugais et les tropiques(7) (1961) établissent la théorie pour de bon et contribuent à sa divulgation.
Résumé en quelques lignes, le lusotropicalisme postule la particulière capacité d’adaptation des Portugais aux tropiques, développée non pas par intérêt politique ou économique, mais par empathie innée. L’aptitude du Portugais à entrer en relation avec les terres et peuples tropicaux, sa malléabilité intrinsèque, résulterait de sa propre origine ethnique hybride, de sa « bi-continentalité » – issue de son long contact avec les Maures et les Juifs de la péninsule ibérique, durant les premiers siècles de la nation – et se manifesterait en premier lieu par le métissage et l’interprétation des cultures.
Au Portugal, jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, la pensée de Gilberto Freyre ne reçoit une bonne réception que dans le milieu culturel (Castelo 1998 : 69-84). Du côté du pouvoir, on oscille entre un rejet implicite et une critique ouverte. Une fois achevée l’occupation effective des territoires coloniaux, l’État portugais avait axé sa stratégie sur une affirmation de l’empire, une extension de la machine administrative et fiscale coloniale et la soumission des indigènes, considérés comme des peuples sauvages, aux valeurs supérieures de la supposée « race portugaise » (Alexandre 1979 : 7). En plus de cela, parmi les mythes fondateurs de la nation se trouvait la Reconquista chrétienne, fait héroïque accomplis par d’intrépides soldats européens ; ce qui ne cadrait pas avec l’existence d’un fond arabe et africain dans la construction du caractère national portugais, défendu par Freyre.
La politique coloniale de l’Estado Novo dans les années 1930-1940 était bien loin de la théorie de Freyre. Armindo Monteiro, ministre des colonies de 1931 à 1935, et principal idéologue de la « mystique impériale », s’inscrit dans la thèse du « darwinisme social ». Il ne conçoit aucune possibilité de relation harmonieuse et fraternelle, sur une base égalitaire, entre les Blancs et les Noirs. Il attribue au Portugal le « devoir historique » de civiliser les « races inférieures » sous domination. Il s’agit de « protéger » les « indigènes », de les convertir au christianisme, de les éduquer par (et pour) le travail, de les élever moralement, intellectuellement et matériellement. L’opposition rigide entre « civilisés » et « primitifs » aboutit à la négation des valeurs des autres et rend impossible la réciprocité culturelle. Sans compter que le modèle de développement économique des colonies reposait sur l’unique exploitation des ressources naturelles et de la main-d’uvre africaine, via le travail forcé et les plantations agricoles, en faveur des seuls intérêts de la métropole et des colons européens.
Le principal point d’achoppement avec la théorie de Gilberto Freyre se trouve dans l’importance que l’auteur accorde au métissage. Dans une réunion au sommet de l’Union Nationale, parti unique du régime salazariste, on voit même la valeur scientifique de Casa-grande & senzala remise en cause, pour avoir fait l’apologie du mélange racial (Ferreira 1944: 41). Évoquant le travail d’anthropologues physiques comme les Portugais Germano Correia et Mendes Correia et le Français René Martial, Vicente Ferreira affirme que le métissage produit des effets néfastes : « dégénérescences psychiques et, peut-être, également somatiques ». (Idem : 39). Le portrait qu’il fait des métisses et créoles, empreint de préjugés, est extrêmement négatif : il les décrit comme « impulsifs, indolents, généralement peu intelligents, peu dociles et peu moraux » (Idem : 40). Avec l’objectif d’empêcher le métissage et même la cohabitation entre Blancs et Noirs, tout comme la concurrence économique entre les travailleurs des deux races, il propose que s’établisse et s’applique avec rigueur une politique de ségrégation raciale dans les régions à peuplement blanc, qui interdise, notamment, l’utilisation de main-d’uvre indigène par les colons portugais (Idem : 78). Il faut souligner que même Norton de Matos (ancien commissaire de la République pour l’Angola et candidat d’opposition démocratique aux élections présidentielles de 1949) émet à cette époque des réserves sur la pensée de Freyre, particulièrement en ce qui concerne le métissage et le mélange culturel. Bien qu’il récuse l’idée d’infériorité naturelle des Noirs, il considère que le métissage sera acceptable uniquement à la fin du processus d’assimilation des « races en retard » – processus qui prendra des siècles. Tant qu’Européens et Africains ne s’équivalent pas, les colonies portugaises ne doivent pas reproduire en Afrique l’expérience brésilienne, ou elles risquent d’assister à un abâtardissement des valeurs civilisationnelles occidentales.
L’unique aspect de la pensée de Gilberto Freyre qui reçoit l’enthousiasme unanime des colonialistes du régime comme de ceux de l’opposition, dans les années 1930-1940, est la confirmation de la capacité toute particulière des Portugais pour la colonisation. Au moins à partir du dernier quart du XIXè siècle, face aux pressions et attaques externes, se perpétuait déjà dans le discours politique et l’idéologie nationale, l’idée d’une adaptation particulière des Portugais au climat tropical et d’une relation spéciale avec les colonisés (Alexandre 2000: 393). L’histoire et l’anthropologie étaient convoquées pour confirmer l’existence de ces capacités qui distinguaient le comportement des Portugais en terres africaines de celui des colons du Nord de l’Europe.
La fin de la seconde guerre mondiale amène la condamnation du projet d’hégémonie et de pureté raciale de l’Allemagne nazie et la prise de conscience que la liberté et l’indépendance n’étaient pas l’apanage des pays européens, mais avaient une portée universelle. Le principe d’autodétermination des peuples colonisés est consacré dans la charte de l’ONU, créée en 1945. Dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, en 1948, l’autodétermination apparaît comme un droit fondamental et l’ONU enjoint les puissances coloniales à préparer leurs territoires à l’indépendance. Dans ce contexte, émerge et se consolide le mouvement anticolonial. C’est le début du processus de décolonisation, d’abord en Asie puis en Afrique.
Le Portugal, confronté à partir de 1945 à la pression internationale, essaie de construire une argumentation capable de légitimer le maintien du statu quo dans les colonies portugaises. Ce processus de légitimation exige des modifications dans la législation, une réécriture de la doctrine et des mesures nouvelles de développement économique en Angola et au Mozambique.
En 1951, dans le cadre de la révision de la constitution de la République Portugaise, le président du conseil, António de Oliveira Salazar, présente une révocation de l’ « Acto Colonial », loi votée en 1930 et définissant les relations entre la métropole et les colonies. Des changements de termes et autres ajustements sont proposés, afin que la loi modifiée entre dans la nouvelle constitution. Selon le gouvernement, la conservation de l’unité nationale, malgré la dispersion géographique du Portugal sur plusieurs continents, et le principal objectif à atteindre. Le terme « Empire Colonial portugais », aux connotations négatives dans le nouveau contexte international, est banni. Les « colonies » deviennent des « provinces ultramarines »(8). Malgré les réactions négatives de certains membres de la Chambres corporative, notamment l’ancien ministre des colonies Armindo Monteiro, la proposition reçoit l’appui de la majorité des députés de l’Assemblée nationale et est approuvée. Dans la nouvelle formulation, le Portugal apparaît comme une « nation pluricontinentale » composée de provinces européennes et ultramarines, intégrées harmonieusement dans un tout national un et indivisible. Se défendant derrière le fait de ne pas posséder de « colonies » à proprement parler, l’Estado Novo considère qu’il n’a aucun compte à rendre à la communauté internationale sur ce qui se passe à l’intérieur de ses frontières. L’axe principal de la politique ultramarine sera, dorénavant, l’ « assimilation ».
Les « assimilés »(9), c’est-à-dire les personnes intégrées aux modes de vie et aux valeurs de la civilisation européenne, et qui se voyaient de ce fait attribuer les mêmes droits que les Européens, étaient en réalité une infime minorité. Il n’y eu jamais de véritable volonté de former des élites locales dans les provinces ultramarines, et le Statut des Indigènes, refusant la citoyenneté portugaise à l’immense majorité de la population, révisé en 1954, n’a été aboli qu’en 1961. Et les élites créoles de la fin du XIXè siècle avaient depuis longtemps été écartées du système politique par les colons arrivés entre-temps.
Deux mois après l’affirmation de l’unité nationale dans la constitution de la République portugaise, Gilberto Freyre initie une visite en « terres lusitaniennes », à l’invitation du ministre des outremers Sarmento Rodrigues. L’objectif du voyage est de faire connaître au sociologue l’outremer portugais, pour qu’il puisse le parcourir « avec le regard d’un homme de sciences » et produire un travail de réflexion sur les réalités observées. C’est durant ce voyage que le sociologue brésilien utilisera pour la première fois l’expression « lusotropical » pour caractériser le mode d’adaptation des Portugais aux tropiques. Cette théorie était d’une utilité cruciale pour consolider l’idée d’ « unité de la nation pluricontinentale portugaise » et pour le programme d’établissement de populations de la métropole en outremer. L’Estado Novo a su s’approprier les maximes lusotropicalistes pour se défendre des pressions de la communauté internationale, et plus particulièrement de l’ONU (que le Portugal intègre en 1955), mais également pour développer ses campagnes de propagande auprès des entreprises étrangères et dans les circuits diplomatiques (Castelo 1998 : 96-101). En interne, on assiste à un moment de large consensus autour de l’intégrité nationale et de la continuité de la mission historique du pays dans le monde.
Confronté à l’article 73 de la Charte des Nations Unies relatif aux territoires non-autonomes, le gouvernement de Lisbonne nie l’existence de tels territoires sous la juridiction portugaise. Étant un État unitaire disséminé sur plusieurs continents, selon la constitution portugaise révisée en 1951, le Portugal ne se sent pas concerné par les obligations imposées par cet article. En réponse aux accusations faites par l’ONU, la délégation portugaise centre son argumentation sur trois points principaux :
1/ la séparation géographique entre les provinces métropolitaines et les provinces ultramarines du Portugal n’est pas pertinente pour dénoncer un régime de non-autonomie, puisque la géographie ne fournit pas en soi une base suffisante pour définir une colonie ;
2/ dans chaque parcelle du territoire national règne le principe de l’égalité de droits et d’opportunités pour tous les habitants, indépendamment de leur « race » ; le métissage biologique et culturel est considéré comme une source de progrès et de développement ;
3/ les provinces d’outre-mer ne sont pas exploitées économiquement et financièrement en faveur des provinces métropolitaines : preuve en est, certains des territoires ultramarins connaissent une croissance économique supérieure à celle du Portugal continental.
Pour défendre la position portugaise, le ministre des affaires étrangères Franco Nogueira, n’hésite pas à évoquer des chercheurs en sciences humaines de renommée internationale, notamment Gilberto Freyre, lors de la quatrième session de l’Assemblée générale de l’ONU, le 8 novembre 1961 (Nogueira 1961: 213).
Dans le discours officiel, le Portugal constitue une communauté multiraciale, composée de morceaux de territoires géographiquement éloignés, habités par des populations d’origines ethniques diverses, unies par le même sentiment d’appartenance. Comme le prouve la lecture des études impartiales de Freyre, le pouvoir exercé dans les provinces ultramarines ne serait pas de nature coloniale, contrairement à ce qui s’observerait dans les territoires sous la souveraineté d’autres pays européens.
Dans l’objectif de faire face au tournant international inauguré avec la conférence de Bandung en 1955, et de renforcer l’argumentation portugaise suite à l’entrée du Portugal à l’ONU, l’Estado Novo s’appuie sur la vulgarisation des idées de Gilberto Freyre. Cette tâche suppose l’accompagnement constant du parcours intellectuel de Freyre et l’entrée de deux de ses livres dans les circuits de la diplomatie internationale. Au milieu des années 1950, les diplomates portugais reçoivent des indications claires pour transmettre au Ministère des affaires étrangères portugais des informations aussi bien sur la production bibliographique, les entretiens et l’activité académique du sociologue brésilien, que sur les articles publiés à son sujet dans la presse internationale. On trouve dans les archives historico-diplomatiques du Ministère une abondante documentation sur les publications de ou sur Gilberto Freyre dans des journaux brésiliens, nord-américains, anglais, français et sud-américains, entre autres(10). Début 1959, le Ministère distribue aux ambassades, représentations, délégations et consulats du Portugal du monde entier le livre de Freyre Intégration portugaise sous les tropiques, publié l’année précédente par le Centre d’études politiques et sociales du Conseil de recherches de l’outremer. Une circulaire jointe enjoint les Missions à distribuer les exemplaires aux « entités que cela pourrait intéresser ». Plusieurs missions, reconnaissant la valeur politique de l’uvre et les potentiels qu’elle recèle en termes d’argumentation, sollicitent le ministère afin qu’il envoie d’avantage d’exemplaires. La traduction française du recueil Le Portugais et les tropiques (1961) est également envoyée dans les missions portugaises à l’étranger.
Tout indique donc qu’à partir du milieu des années 1950, se vérifie un effort systématique, de la part du ministère des affaires étrangères, de « convertir » les diplomates portugais au lusotropicalisme. L’objectif est de les munir d’arguments (supposément) scientifiques, ancrés de l’histoire, la sociologie et l’anthropologie, capables de légitimer la présence portugaise en Afrique, en Inde, à Macao et au Timor. La nécessité d’affirmer et de défendre le lusotropicalisme se fait encore plus présente avec le début des guerres coloniales en 1961 (d’abord en Angola, à partir de février, puis en Guinée-Bissau en juillet, suivies par celle du Mozambique à partir de 1964) et l’occupation de Goa, Damão et Diu par l’Union Indienne. Mais à partir de ce moment-là, il devient de plus en plus difficile, pour la diplomatie portugaise, de soutenir la position anachronique du gouvernement de Lisbonne.
La diffusion de la position portugaise ne se restreint pas aux conférences internationales et aux organes diplomatiques. Dans les campagnes de propagande nationale, on loue la contribution portugaise à la fraternité entre les peuples et à l’intégration des races et cultures différentes au sein d’une même nation.
La participation du pays à l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958 est un bon exemple de cette propagande. Dans l’uvre publiée à l’initiative du commissaire portugais de l’exposition, intitulée de manière suggestive « Portugal : huit siècles d’histoire au service de la valorisation de l’homme et du rapprochement entre les peuples », on trouve d’abondantes références à la doctrine lusotropicale. Dans l’article « Une peuple sur terre », le géographe Orlando Ribeiro assure que le portugais « n’est pas un concept de race, mais d’abord une unité de sentiment et de culture, qui rapproche des hommes de diverses origines ». « Appelant les populations locales à participer à une civilisation commune », le Portugal serait en train d’empêcher « le réveil de nationalismes locaux fictifs ». Le politologue Adriano Moreira, citant abondamment l’enseignement de Gilberto Freyre dans Intégration portugaise sous les tropiques (à l’époque encore inédit), cherche à démontrer que l’on doit au Portugal « la formulation de l’unique humanisme qui jusqu’aujourd’hui se montre capable d’implanter la démocratie humaine dans le monde, là où s’est étendu l’Occident ». De son côté, Sarmento Rodrigues défend que « l’unité nationale portugaise » s’est formée et existe « par la volonté de tous les hommes, dans le but d’élever tous les Portugais et sans l’intention d’exploiter économiquement, ou de quelque autre manière, au profit du peuple original, la moindre parcelle qui soit ». Il insiste également sur le caractère chrétien des relations humaines au sein de la nation portugaise, guidées par l’interpénétration culturelle et l’absence de préjugés contre le métissage.
Dans les années 1960, dans un effort pour conserver des appuis et capter l’opinion publique internationale, Salazar accorde plusieurs interviews auprès de la presse étrangère, dans lesquelles ils utilisent des arguments inspirés du lusotropicalisme pour justifier pourquoi le Portugal ne se soit pas retiré d’Afrique. Il met à chaque fois en avant le « penchant naturel [des Portugais]pour les contacts avec d’autres peuples, contacts qui ont toujours été exempts de quelconques idées de supériorité ou de discrimination raciale »(11) Il explique que les Portugais ne sauraient se comporter dans le monde d’une autre manière, « parce que c’est dans une forme de multiracialité que, il y a de cela huit siècles, nous nous sommes formés comme nation, au terme de diverses invasions venues de l’Orient, du Nord et du Sud – c’est-à-dire de l’Afrique elle-même ». Interrogés sur les différences entre la politique du Portugal dans ses provinces ultramarines et celles des autres puissances, il explique « nous différons fondamentalement des autres, parce que nous avons toujours cherché à nous unir aux peuples avec lesquels nous entrons en contact, pas seulement en tissant des liens politiques et économiques, mais essentiellement par un échange culturel et humain dans lequel nous leur donnons un peu de notre âme et nous absorbons ce qu’ils peuvent nous donner »(12). Lui qui n’a jamais défendu le métissage, affirme désormais que de la fusion des Portugais avec les « peuples découverts » ont résulté les sociétés multiraciales brésilienne, goésienne et cap-verdienne, exemples de la capacité créatrice portugaise qui sont prêtes à se reproduire en Angola et au Mozambique(13).
Vu la nature dictatoriale du régime, il n’est pas étonnant que l’Estado Novo ait recouru au contrôle, des organes de communication, et pratiqué la censure et la manipulation tant en interne qu’à l’extérieur. La conquête de l’opinion publique était un élément décisif dans la bataille pour la survie de la « nation pluricontinentale portugaise ». Des instructions précises étaient données à la presse sur la manière dont elle devait aborder les nouvelles relatives à l’outremer : il fallait éviter les expressions qui pourraient dénoter une séparation entre la métropole et les provinces d’outremer ; le Portugal devait figurer dans chacune des énumérations de nations ou d’États asiatiques ou africains ; il ne fallait insinuer aucune distinction de races ni attaquer les religions islamiques, hindoue et bouddhiste(14).
L’objectif de la propagande était d’endoctriner les Portugais sur ce qu’ils étaient en tant que peuple, quelle était leur mission dans le monde et comment ils devaient se comporter. Le cabinet des affaires politiques du ministère de l’outremer se chargea d’élaborer des commentaires quotidiens, transmis dans toutes les provinces par la radio étatique. Dans une tentative de contrecarrer le risque d’accusation de racisme et de discrimination des colonies portugaises, tout comme le sentiment de supériorité racial qui persistait parmi les colons, il affirme par exemple que les Portugais ne sont pas blancs :
« Eh oui, chers auditeurs ! Nous sommes, sans l’ombre d’un doute, un peuple euro-africain, avant-tout. Les descendants des captifs africains – telle pratique était courante à l’époque dans le monde entier et notamment chez les sociétés africaines – se sont fondus avec la population portugaise de l’époque, et l’existence de ces gênes persiste chez ceux que l’on nomme « métropolitains » et à qui un incompréhensible critère géographique prétend nier des droits et affinités dans ses relations africaines. Que ceux qui nous écoutent soient certains que, chez les Portugais, il n’y a pas de « blancs », au sens d’une ethnie différenciée »(15).
Le lusotropicalisme trouve une réceptivité chez les spécialistes de différents domaines : Jorge Dias (anthropologie), Orlando Ribeiro et Francisco José Tenreiro (géographie), Adriano Moreira (science politique), Mário Chicó (histoire de l’art), Henrique de Barros (agronomie), Almerindo Lessa (écologie humaine) ; António Quadros (philosophie), etc.
Adriano Moreira joue un rôle fondamental dans ce processus, en qualité de professeur et directeur de l’Institut Supérieur d’Études Ultramarines – devenu plus tard Institut Supérieur de Sciences Sociales et Politiques Ultramarines (institution d’enseignement supérieur qui préparait les cadres de l’administration ultramarine), et comme directeur du Centre d’Études Politiques et Sociales (CEPS) du Conseil de Recherches de l’Outremer (Junta de Investigações do Ultramar – JIU), rattachée à l’institut susmentionné.
Durant l’année scolaire 1955-56, Adriano Moreira introduit l’étude du lusotropicalisme dans le programme de ses cours de Politique ultramarine. La doctrine de Gilberto Freyre commence à être systématiquement enseignée dans un établissement d’enseignement supérieur portugais et à inspirer de nombreux travaux théoriques et de terrain, mémoires et thèses. Beaucoup de ces travaux sont ensuite publiés par l’Institut supérieur d’études ultramarines et par le CEPS de la JIU, dans la collection « Études de Sciences politiques et sociales ». L’activité du Centre se divise en trois grands domaines : l’édition, l’organisation de colloques et la coordination de voyages d’études dans les provinces ultramarines. Adriano Moreira poussa la Société de géographie de Lisbonne à la réalisation de ceux congrès des « communautés portugaises du monde », en 1964 et 1967, et à la création de l’Académie internationale de la culture portugaise en 1964.
L’adhésion publique d’éminents universitaires portugais au lusotropicalisme cache, dans certains cas, une conscience critique concernant ce qui se passait réellement dans les colonies. Dans des rapports confidentiels, on constate la différence abyssale entre l’action coloniale et la théorie lusotropicale. De fait, la colonisation portugaise, comme n’importe quelle autre, s’est fondée sur des barrières raciales, a généré des conflits et pratiqué la discrimination.
La discrimination raciale se faisait, en premier lieu, à travers la différenciation juridique des dits « indigènes », qui avait un statut propre, différent de celui des Portugais et des assimilés. Les châtiments corporels administrés aux travailleurs et domestiques par les patrons et aux Africains « non civilisés » (entendez non assimilés) en général par les autorités administratives et policières sont la marque la plus évidente du racisme. Dans les causes majeures de conflits et de mal-être social, on trouve le travail forcé (nommé chibalo au Mozambique), qui mettait à disposition des colons (entreprises, particuliers, administration) une main-d’uvre bon marché ; l’envoi de travailleurs dans les plantations à São Tomé ; les travaux aux champs obligatoires ; l’occupation des terres ; les impôts et le manque de respect pour les autorités autochtones. Il y avait également des formes plus subtiles de racisme, qui passaient par les différences de salaire, ainsi que par les entraves dans l’accès à l’emploi et à la promotion sociale.
À partir du milieu des années 1950, plusieurs chercheurs commencent à alerter sur l’ « éloignement » du comportement des colons de la « tradition » portugaise. Confrontés aux pratiques qui démentent le modèle de coexistence pacifique, de métissage et d’interpénétration des cultures, ils ne remettent pas en cause ce modèle décalé des réalités, mais considèrent que les pratiques qu’ils observent s’écartent de la « tradition portugaise ».
Dans le rapport confidentiel de la mission d’étude de la JIU à Goa en 1956, Orlando Ribeiro révèle l’influence culturelle portugaise réduite, la faible implantation de la langue, la faiblesse de l’église catholique et l’insignifiance du métissage. La même année, dans le rapport de l’anthropologue Jorge Dias au Mozambique, on comprend que les métisses sont traités comme des indigènes et que la majorité des colons considèrent les Noirs comme des êtres inférieurs(17). En Angola, on peut lire dans les rapports une « évolution satisfaisante », allant dans le sens de ce qui s’est passé au Brésil, mais on note des « abus inutiles » et la nécessité d’un développement économique et social. En Guinée, l’influence de la culture portugaise est quasiment inexistante.
En 1959, Jorge Dias dirige une nouvelle campagne de Mission d’Étude des Minorités Ethniques de l’Outremer Portugais. Le rapport confidentiel, envoyé au Président du Conseil dénonce de nouveau les cas de ségrégation raciale(18). Une comparaison faite entre le Tanganyika (partie continentale de l’actuelle Tanzanie, alors sous administration britannique) et le Mozambique voisin révèle que là où les Anglais ont adopté une politique de collaboration avec les indigènes, les colons portugais, eux, traitent mal les Africains, assimilés compris.
En 1961, le régime de Salazar affronte une série de difficultés politiques : détournement du paquebot « Santa Maria » par l’officier et écrivain portugais Henrique Galvão, en janvier, afin d’attirer l’opinion internationale sur la dictature de son pays ; tentative de libération des prisonniers de la prison de Luanda, en février (qui marque le début de la guerre de libération) ; massacres perpétrés par l’UPA (Union des Peuples Angolais) dans le nord de l’Angola et tentative coup d’État militaire du général Botelho Moniz à Lisbonne en mars ; début de la guerre d’indépendance en Guinée-Bissau en juillet ; occupation de Goa, Damão et Diu par l’Union Indienne en décembre.
Le gouvernement, à l’initiative du nouveau ministre de l’outremer Adriano Moreira, investi en avril 1961, se voit obligé de promulguer une série de mesures qui visent à éliminer les formes les plus archaïques de l’exploitation coloniale et de la discrimination raciale. La révocation du Statut des Indigènes Portugais des Provinces de Guinée, Angola et Mozambique par décret le 6 septembre 1961 permet d’étendre la citoyenneté portugaise à tous les habitants de ces territoires. Au Cap Vert, des métisses sont admis dans l’administration coloniale : pour administrer le Cap Vert lui-même, mais également la Guinée-Bissau, où plusieurs d’entre eux sont envoyés.
Simultanément, une énorme impulsion est donnée à la constitution de véritables sociétés multiraciales dans les provinces d’outremer, par l’intensification du peuplement européen là-bas. À cet effet sont créées, par un autre décret du 6 septembre 1961, les Chambres Provinciales de Peuplement de l’Angola et du Mozambique, organes supérieurs de l’administration publique, responsables dans chaque province de coordonner les projets de peuplement du territoire par des Portugais de la métropole. Dans le préambule du décret de création de ces Chambres, Adriano Moreira développe une argumentation lusotropicaliste et invoque Gilberto Freyre. Il explique que les questions de peuplement « sont la base non seulement de la valorisation économique des territoires et personnes, mais également de l’élévation de celles-ci et de l’intégration des éléments ethniques allogènes dans la patrie commune, dans l’harmonieuse communauté multiraciale que nous nous sommes traditionnellement efforcés de créer. » « Au fondement [de la conception de peuplement], il y aura toujours la réalisation de la vocation cuménique du peuple portugais, qui se traduit par la création de communautés pluriraciales pleinement intégrées et stables, synthèse harmonieuse de valeurs culturelles de diverses origines, et dont la fécondité dans la formation de nouvelles civilisations tropicales d’une richesse singulière a porté ses fruits au Brésil de la manière la plus aboutie et éloquente »(19).
Le 1er février 1962 est promulgué un décret qui rend libre l’entrée et l’établissement de citoyens portugais dans tout le territoire national. Jusqu’alors, les Portugais qui voulaient migrer pour les colonies devaient disposer d’une « lettre d’appel » et prouver qu’ils avaient un emploi sur place ou des moyens de subsistance. Dans le contexte des guerres de libération d’Angola, de Guinée et du Mozambique, le gouvernement et les forces armées sentent la nécessité de développer un ensemble d’initiatives politico-sociales visant à gagner l’appui des populations soumises et à réduire l’influence des mouvements indépendantistes, mais également à « éduquer » les colons aux valeurs de la tolérance raciale et des droits de l’homme. Parmi les objectifs généraux de l’Action Psychosociale figure la promotion de la compréhension entre personnes de différentes « races » et religions, « dans un principe d’humanité, de justice et le respect des valeurs traditionnelles, dans une affirmation constante du concept de lusotropicalisme, qui nous distingue des autres nations » Dans cet esprit, de nombreuses actions sont réalisées, depuis les tournois de football jusqu’aux projections cinématographiques, en passant par les bals, les séances de confraternisation etc.
Cependant, différents témoignages montrent que ce travail n’était ni compris ni appliqué par les agents locaux du pouvoir colonial, ni par la majorité des colons. En 1972 encore, un acte du Conseil Provincial de l’Action Psychologique du Gouvernement général du Mozambique qui dénonce les irrégularités à l’encontre des populations autochtones, montre à quel point on était encore loin d’une coexistence égalitaire et harmonieuse entre Européens et africains : « Nous remarquons avec préoccupation que malgré les instructions et recommandations, répétées avec insistance, on continue d’observer des violences contre les populations natives, de la part des autorités et des particuliers, en matière de travail et de propriété. Le Gouvernement de la Province doit faire un effort sérieux pour mettre un terme à des pratiques inconvenantes et illégales »(21).
À partir des années 1950, le régime de Salazar a adopté une version simplifiée et nationaliste du lusotropicalisme comme discours officiel, utilisée pour répondre aux pressions internationales exigeant l’autodétermination des colonies. La propagande a pénétré les milieux universitaires et scientifiques, ainsi que l’ensemble du peuple portugais, à qui on a inculqué l’idée de la bénignité de la colonisation portugaise, appelée avec euphémisme « manière portugaise d’être au monde » (« modo português de estar no munda »). À partir de là, le lusotropicalisme entre dans l’imaginaire national et contribue à consolider l’image que se font d’eux-mêmes les Portugais : celle d’un peuple tolérant, fraternel, adaptable et à vocation cuménique.
L’uvre de Giberto Freyre est imprégnée de sa conception singulière du temps, où se confondent le passé, le présent et le futur. Cette conception explique les ambiguïtés et contradictions d’une communauté lusotropicale qui, si l’on s’en tient à ses réalités brésiliennes passées, remonte aux XVè et XVIè siècles et se trouve bien différente des réalités du « présent » (le début du XXè siècle) et du « futur » (le Portugal d’aujourd’hui). L’idéologie du projet lusotropical est présente encore de nos jours dans les discours de la Communauté des Pays de Langue Portugaise [CPLP, équivalent lusophone de l’Organisation Internationale de la Francophonie, NTD] et dans ceux des politiques portugais.
Il y a un danger dans la continuité de ce dispositif rhétorique, qui fige le passé et le présent dans une perspective non critiquable et donc immobiliste. Hier, pour légitimer le colonialisme, aujourd’hui, pour alimenter le mythe d’une nation non-raciste exempte des maux que représentent le nationalisme, l’ethnocentrisme et la xénophobie.
(1)L’Estado Novo (État Nouveau, en Français) est le terme avec lequel s’auto-désigne l’État fasciste portugais, de 1933 à 1974, sous la « deuxième république », dictature conservatrice, catholique et colonialiste, dirigée d’abord par António de Oliveira Salazar (jusqu’en 1968) puis par Marcelo Caetano (de 1968 à 1974).
(2)Peter Burke et Maria Lúcia Pallares-Burke parlent plutôt du lusotropicalisme comme d’une « quasi-théorie » : « perhaps the closest thing to a theory that Freyre ever enunciated » (Burke e Pallares-Burke 2006: 188-189). Adriano Moreira et José Carlos Venâncio, entre autres, considèrent le lusotropicalisme comme une théorie sociale(Moreira e Venâncio 2000). De son côté, Miguel Vale de Almeida préfère parler de « discours » en ce qui concerne le lusotropicalisme (Almeida 2000: 183-184).
(3)Gilberto Freyre, 1900-1987, né et mort à Recife, est un sociologue, anthropologue et écrivain brésilien.
(4)Titre original O mundo que au portugês cri ou
(5)Titre en Portugais Um brasileiro em terras portuguesas, non traduit en français
(6)Titre en Portugais Integração portuguesa nos trópicos, non traduit en français
(7)Titre original O luso e o trópico
(8)« províncias ultramarinas » : provinces ultramarines, ou provinces d’outre-mer
(9)« assimilados » en Portugais
(10)Portugal, Arquivo Histórico-Diplomático do Ministério dos Negócios Estrangeiros (AHD), PAA 308; et P. 2, A. 59, M. 351.
(11)Interview accordée à la revue Life, New York, 4 mai 1962
(12)Interview donnée durant le séminaire U. S. News and World Report, New York, 9 juin 1962
(13)Interview accordée à Southam, Canada, décembre 1962
(14)Point nº 72 « Projet de normes permanentes, à usage interne de la Direction des services de censure chargée de l’outremer » – d’Eduardo Freitas da Costa (juillet 1960). Portugal, Arquivo Histórico Ultramarino (AHU), PT/AHU/MU/GNP/158/cx. 1.
(15)Commentaire n°183, du 5 août 1964, signé Carlos Maria Alexandrino da Silva et intitulé »La véritable société multiraciales : nous, Portugais, ne sommes pas « blancs » ». PT/AHU/MU/GNP/161/cx. 4
(16)Ribeiro, 1999
(17)Portugal, Arquivo Nacional da Torre do Tombo (TT), PT/TT/AOS/CO/UL-37, Pt. 1
(18)PT/TT/AOS/CO/UL-37, Pt. 2
(19) Diário do Governo, I série, n.º 207, p. 1129
(20)Instructions de l’APSIC (1970-1971), Conseil Provincial d’Action Psychologique du Mozambique, PT/AHU/MU/GNP/061/cx. 1.
(21)Acte n.º 11/971 de la réunion du 10.11.1971 du Conseil Provincial d’Actin Psychologique, gouvernement général du Mozambique, envoyée par le chef de cabinet du gouvernement général, Custódio Augusto Nunes, au chef de cabinet du Ministère de l’Outremer le 7 janvier 1972. PT/AHU/MU/GNP/061/pt. 1Article paru originellement sur le site de Buala (www.buala.org)
Traduit du portugais par Maud de la Chapelle
Ler aqui (na Buala) a versão portuguesa///Article N° : 12722