L’Afrique émeut, séduit, voire inquiète l’Europe. Pendant longtemps, l’Afrique a représenté un mystère et un réservoir de ressources pour le monde occidental. Il y eut l’époque des explorations. Il y eut ensuite celle des missions civilisatrices. Il y eut enfin la longue période de la colonisation -et surtout- l’après-colonisation, avec son cortège d’ambiguïtés et d’humanitarisme politique.
Cela dit, malgré les cicatrices mal refermées, malgré les moments de l’histoire mal digérés, le contact entre l’Europe et l’Afrique ne s’est jamais interrompu… Il eut même des moments heureux, indubitablement liés à la notion d’échange entre les cultures. A la notion de dialogue entre les peuples également. Des principes que nombre d’hommes et de femmes, animés d’une volonté humaniste sans égale, contribuent aujourd’hui, comme hier, à renforcer par toute une série d’initiatives individuelles ou collectives. Et dans l’objectif de raviver la fameuse flamme du contact avec l’Autre -à leur façon- et pourquoi pas de perpétuer ainsi à travers les âges une histoire commune, qui n’a pas toujours été aussi simple à assumer. Surtout pour ses tenants ou ses héritiers actuels.
Parmi eux, des auteurs, des artistes, des créateurs, africains ou européens d’ailleurs. Ils aiment la différence. Ils aiment se confronter à l’Autre. Ils aiment à regarder le mouvement qui relie l’Europe à l’Afrique avec d’autres yeux et leurs oeuvres respectives s’en font l’écho. Ceux qu’on a rencontré sont, eux, français. Ils ont vécu de très près la ou les réalités africaines. Certains n’étaient que de passage… sur le continent. Mais ils en ont gardé une image très forte, qu’ils nous feront partager ici et qui nous permettra aussi de cerner un petit peu ce regard particulier que semble porter l’Europe, en permanence, sur l’Afrique. A commencer par Jean-Philippe Rykiel.
Auteur-compositeur et arrangeur, connu pour ses nombreuses collaborations avec les musiciens africains (avec Youssou N’dour notamment), il a bien voulu nous dire ce qui l’a particulièrement attiré vers ce continent : » C’est le hasard ou le destin qui m’ont conduit plutôt vers l’Afrique. Mais j’y ai découvert tellement de choses. J’ai été attiré non seulement par la musique. Mais aussi par la vie que l’on menait là-bas, par un certain sens des rapports humains qu’on n’a plus chez nous, et dont les points principaux qui m’ont touché sont par exemple le rapport avec les vieux… le fait que les vieux ne sont pas mis à part, ne sont pas rejetés… le fait que la notion de famille est beaucoup plus large qu’en occident… le fait qu’on ne ferme pas sa maison à clé en sortant… Et puis le rire, qui est très important. C’est d’ailleurs rigolo à quel point, moi, j’admire ce rire. Et puis c’est ce même rire qui a fait dire à certains blancs avec un certain esprit colonialiste que les africains étaient de grands enfants. Alors que pour moi, le rire, c’est le propre de l’homme. D’ailleurs, ce n’est pas que pour moi… c’est une phrase célèbre, dont je ne connais pas l’origine. Mais cela me paraît complètement évident. Et donc j’ai été beaucoup attiré par ça aussi… cette espèce de joie de vivre, malgré le manque matériel « .
Homme de théâtre, Arnaud Bedouet, auteur de » Kinkali « , un huis clos qui se déroule dans une Afrique imaginaire mais qui ressemble en bien des points à l’Afrique d’aujourd’hui, y a vécu dans sa prime enfance, jusqu’à l’âge de dix ans. Ensuite, il est rentré en France. Quels souvenirs en garde-t-il ? » Moi, ma mémoire, nous a-t-il confié, est avant tout olfactive. Je me suis rendu compte de ça d’abord. C’est-à-dire que… n’étant pas revenu en Afrique pendant très longtemps… Revenant sur les limites de l’Afrique, vers le Nord, certaines fois j’ai été happé par des odeurs, qui me rappelaient mon enfance. C’est quelque chose d’extrêmement fort. Bon, bien sûr, l’enfant a été bercé dans des paysages énormes, violents. J’ai commencé dans des pays équatoriaux comme le Congo, où vraiment tout était démesuré : la végétation était démesurée, les pluies qui tombaient étaient démesurées. Géologiquement, tout était démesuré. Et puis après, j’ai fini au Tchad où vraiment c’était la même chose. Car là aussi, c’était démesuré par l’étendue de sable, par l’étendue de roches et de bouleversements géologiques. Mais ce que je retiens le plus, c’est l’être humain. Ce sont les hommes et les femmes que j’ai pu rencontrer en Afrique. C’est ce qui me reste dans la tête. Car je n’ai pas de souvenirs d’enfances en France. Je ne les ai qu’en Afrique. Et on est bercé par de grandes personnalités. Et moi, j’ai rencontré des africains que je n’oublierais jamais, avec qui j’ai parlé ou quand je ne pouvais pas communiquer, je communiquais avec autre chose que la parole. Je communiquais avec les yeux, avec des gestes ou des démarches. Je me souviens très bien d’un vieil homme avec lequel je marchais très souvent et très longtemps. On ne se parlait pas. Il ne parlait pas le français. Mais on se comprenait. J’était petit. Et il m’amenait dans des endroits incroyables. Je n’avais pas l’occasion de voir mon grand-père. Et c’était devenu mon grand-père. Je l’ai un peu mis dans ma pièce d’ailleurs… »
Conteur et directeur de collection aux éditions du Seuil à Paris, Henri Gougaud, lui, a été à Bamako à la fin des années 80 pour y rencontrer, à l’initiative du centre culturel français qui s’y trouve, des confrères, ainsi que le public malien, qui l’a captivé et bouleversé à la fois -selon ses propres mots- par sa grande qualité d’écoute, lors de veillées de contes improvisées. Adepte de la rencontre avec l’Autre… du mélange… du métissage -pour utiliser un terme commun- il nous livre son analyse par rapport à une certaine fascination suscitée par l’Afrique en Europe. » Je crois qu’il y a encore en Afrique quelque chose que l’occident a perdu. Quelque chose que nous n’avons plus… Difficile à exprimer, à dire quoi… Quelque chose d’essentiel, qui tient à l’élan vital, au goût de vivre. Mais dans ce qu’il a de plus primitif et de plus fort, c’est-à-dire… le désir d’aller jusqu’à demain, quoi ! Et de se dilater, de s’ouvrir. Quelque chose que nous avons eu. Mais que nous avons perdu. Et dont on sait que sans ça, on ne pourra pas survivre. On sait que l’emballement des sociétés occidentales, du modèle occidental, mène à la déshumanisation totale, mène à la perte de tout sens, à la perte du goût de vivre. On va vers une sorte d’assèchement de l’âme. On ne peut pas poursuivre trop longtemps dans ce sens. Il va falloir qu’on se ressource quelque part. Et l’Afrique, à tort ou à raison, je ne sais pas, est vécue comme un lieu de ressourcement pour cet essentiel qui nous manque « .
L’Afrique serait-elle alors plus humaine que l’Europe ? Ou mieux encore : le continent noir donnerait-il raison au poète sénégalais qui disait que l’émotion est nègre, comme la raison hellène ? Une phrase polémique mais qui expliquerait à bien des égards cette fascination qu’éprouvent certains européens face à l’Afrique, donnant à croire qu’ils y seraient à la recherche d’une émotion perdue, à la manière de certains africains qui affirment venir en Europe recueillir les leçons d’une civilisation du tout rationnel. Jean-Philippe Rykiel, lui, avance l’hypothèse suivante. » Je ne crois pas qu’il y ait une partie du monde qui ait le monopole de l’émotion. J’ai été très ému à beaucoup de reprises en Afrique. Mais j’ai aussi eu beaucoup d’émotions ailleurs. Moi ce que je crois, c’est qu’on est à la recherche du berceau de l’humanité… peut-être. De l’homme… alors, je vais employer un mot horrible… mais de l’homme primitif. Mais primitif, qu’est-ce que ça veut dire ? Il faut peut-être regarder un dictionnaire pour voir que ce n’était pas un mot péjoratif au départ. Que nous, on en a fait un mot péjoratif et raciste. Mais ça veut dire originel. Ca veut dire l’homme tel qu’il était, avant d’être perverti. Le problème, c’est que c’est un peu fou de croire que l’Afrique n’a pas été perverti. Elle est aussi pervertie. Mais peut-être qu’elle est un peu en retard sur nous, au niveau de la perversion. Donc, on retrouve [en Afrique] l’homme qu’on aurait aimé être et qu’on n’arrive plus à être. On retrouve le rire, on retrouve la chaleur, le fait de savoir vivre ensemble, de savoir manger dans le même plat… enfin, plein de choses comme ça, qui ne se font plus chez nous et qui sont belles et qu’on n’a eu tort d’abandonner « .
Photographe, auteur de deux magnifiques livres sur l’Afrique, dont le dernier, paru aux éditions Actes Sud, s’intitule » Secrètes « , Françoise Huiguier ne partage pas vraiment cette image d’une Afrique qui serait plus humaine que l’Occident. » Je ne suis pas tout à fait d’accord. Je pense que les rapports entre les gens sont quand même très très durs, et parfois, très inhumains. Il y a une expression qui s’appelle l’examen de Bougouni -Bougouni, c’est une ville au Mali. C’est-à-dire que dès que quelqu’un essaye de sortir de l’ombre, parce qu’il est doué, parce qu’il a un talent, le reste de la société va tout faire pour le rabaisser. Et ça s’appelle l’examen de Bougouni parce que, pendant la colonisation, lorsqu’on passait le certificat d’études, les parents allaient évidemment voir l’homme de sciences qu’était le marabout pour qu’on réussisse l’examen. Il y avait un certain nombre de choses qu’il fallait faire, notamment un sacrifice. Et il se trouve que tout autour de l’entrée [du lieu d’examen], il y avait des sacrifices de poulets… enfin, d’animaux. Ce qui faisait tellement peur à tous les autres, à tous les gamins qui venaient et aux familles, si bien que personne ne passait l’examen. Et c’est resté, parce que les maliens me disent qu’à Bougouni, il n’y a pas une villa qui atteint un étage. Parce que si jamais quelqu’un essaye de construire un étage, on va tout faire pour qu’il ne le fasse pas… ça, c’est très inhumain, je trouve… On n’est pas loin de ça ici. Mais on a quand même des forces qui font que quelqu’un qui est talentueux va y arriver. Et même quelqu’un qui n’est pas talentueux va y arriver aussi. On donne quand même la voie, parce que ça va servir à toute la société. Là, dans une société où justement on combat le talent et où on ne veut pas que la personne sorte de l’ombre… moi je trouve ça très inhumain. Mais l’inhumanité, elle existe partout. Elle existe au Japon, elle existe en Inde, elle existe chez nous (loin de là !). Je crois qu’elle est universelle l’inhumanité. Mais c’est dangereux de dire que l’Afrique, c’est humain. Parce que ça va être encore une image d’Epinal sur l’Afrique. Les gens vont dire : » bon, alors, ici c’est inhumain, donc on va aller essayer de trouver des trucs en Afrique « . J’y crois pas beaucoup à ça… J’y crois pas « .
Françoise Huiguier ajoute : » C’est sûr que dans l’imaginaire des français et des occidentaux, l’Afrique représente le mystère… ce qu’on n’a pas… des profondeurs… une philosophie que l’on perd petit à petit… ça, c’est sûr. Mais je pense que c’est un leurre. Moi, ce qui m’avait frappé, quand Souleymane Cissé a montré son film à Cannes, Yeelen (la lumière en bambara), on était tout un groupe de Libération, dont Serge Daney et Gerard Lefort, à avoir vu le film ensemble. Et quand on est sorti, ils m’ont dit » mais est-ce que les rapports entre les gens est aussi dur que ça ? « . J’ai dit oui, c’est exactement ça. Le rapport du père et du fils, c’est terrible. Un père, c’est le fils. Dès qu’il est petit, on l’appelle le chef de famille, c’est-à-dire qu’il a déjà pris la place du père. Le père a son secret. Le fils essaye d’avoir un secret aussi, parce que c’est important pour la suite de sa vie, pour la suite des événements. Et la quête de ce secret pour le fils est un véritable combat avec le père. Et dans le film, Souleymane Cissé l’explique très très bien. Et c’est vrai que les gens qui sortaient de la salle, la plupart des journalistes français et occidentaux, étaient quand même très atterrés par ça. Mais moi, c’est ce que j’ai vu. J’ai vu que les rapports entre les gens étaient très durs. C’est une société très très dure. Alors, moi je veux bien qu’on fantasme sur cette société. Mais je dois dire que ce n’est pas la société que je recherche, ça c’est sûr… Pourquoi j’ai appelé mon livre » secrètes » aussi, c’est que je pense que les perturbations de l’Afrique en ce moment sont dues en partie à ça. Il y a plusieurs raisons, certes, mais il y a aussi une grande raison : c’est le secret. C’est-à-dire que donner le secret à quelqu’un, ça veut dire qu’on lui donne un pouvoir sur soi. Donc, on ne donne pas son secret comme ça. Ce qui fait qu’il y a beaucoup de secrets et de savoirs qui sont morts. Ce qui fait que l’Afrique, à chaque fois, a buté… Toutes ses cultures ont buté justement sur ce secret qui n’a pas été transmis. Ce qui fait que c’est par à-coups que l’Afrique avance. Et c’est justement cette période -en ce moment- où on se dit… » est-ce qu’on garde ça ? Est-ce qu’on fait comme les occidentaux ? « . C’est vrai que nous, on a évolué, on a avancé, parce qu’on donne son savoir à quelqu’un plus facilement. Il y a un maître. Ca existe depuis la renaissance, depuis le moyen âge, et même avant. On a un maître et le maître apprend à ses élèves, il donne ses secrets à ses élèves ou alors s’il ne les donne pas, comme l’élève est très près, il le sait. Donc, on n’a pas eu cette avancée en butoir, comme ça… Moi, c’est ce qui me choque le plus en Afrique. Enfin, l’Afrique que je connais. Et je pense que ça, par rapport à la vitesse à laquelle on va maintenant, à la mondialisation et tout, je pense que cette qualité, qui a une raison d’être dans la société africaine, elle va petit à petit disparaître. Et disparaître au profit de quoi ? C’est ce qui explique les turbulences et la fragilité de tous les pays africains « .
Fantasme ou réalité… le fond du problème, comme vient de l’attester Françoise Huiguier, est certainement beaucoup plus complexe. On sait par exemple que l’Afrique regroupe une multitude de sensibilités humaines, avec des différences énormes, d’Est en Ouest, du Nord au Sud. Mais toujours est-il qu’elle suscite en Occident -souvent malgré elle- des sentiments basés la plupart du temps sur un tissu de clichés… Une espèce d’image uniformisante et réductrice, liée en partie aux fantasmes projetés par les uns et les autres dans la grande controverse qui la relie au continent Européen. L’Afrique, ce serait ça… et pas autre chose. Gougaud suppose que cela fait partie du jeu et relativise. » Dans une relation entre deux êtres, entre deux individus, dit-il, il y a des projections, il y a des fantasmes sans arrêt, de l’un à l’autre. Cela fait partie de la relation. Des fantasmes positifs, négatifs… Il est évident que l’occident projette des fantasmes sur l’Afrique. Il est évident aussi que l’Afrique projette des fantasmes sur l’occident. Tout ça est une circulation à deux voies… On peut parler des européens fascinés par l’Afrique, on peut parler des africains fascinés par l’occident aussi. C’est l’histoire… je crois qu’il faut essayer de prendre un peu de hauteur… c’est difficile parce qu’on est dans l’histoire. On a le nez dedans. Donc, il faut la vivre, comme ce qui reste de la colonisation : cette douleur, ces souffrances, ces rancunes, ces rapports du genre » je t’aime, moi non plus « … enfin… tout ça fait partie de notre vie « . Bedouet, pour sa part, considère que ce phénomène par d’une frustration, d’un manque : » c’est vrai qu’il y a (l’appel de l’Afrique(et que beaucoup d’européens partent comme ça sur ce continent, en se disant qu’il va tout changer. » Par sa nature, il va me changer « . Et chacun a des idées effectivement précises sur l’Afrique. Ce sont des a priori la plupart du temps. Et c’est vrai qu’il y a souvent un égoïsme. C’et pour ça que je l’ai mis dans la pièce. C’est vrai que dans la pièce, chaque personnage est arrivé avec des idées préconçues sur l’Afrique. Et je pense qu’ils sont arrivés en Afrique effectivement, mais parce qu’ils n’avaient absolument rien résolu en eux. Que ce sont des hommes et des femmes broyés sentimentalement, affectivement, même intellectuellement… Ils ne trouvaient peut-être pas le schéma social qu’ils voulaient trouver en France. Ils pensaient que la fuite allait résoudre tous ces problèmes qu’ils n’avaient pas résolu sur le continent-mère. Ils se servent de l’Afrique pour se réveler à eux-même. Et pour essayer de retrouver une stabilité ou une compréhension d’eux-même. Mais l’Afrique ne fait qu’amener un peu plus de chaos en eux. Et puis quand on me parle de l’Afrique, ça me fait toujours frémir. Parce que l’Afrique, ça veut dire quoi ? C’est quand même un continent absolument… colossalement grand. Et alors, quand on parle de l’Afrique, on entend aussi bien le sud de l’Algérie que le nord de l’Afrique du Sud, et l’est et l’ouest… C’est énorme. Ce sont des diversités culturelles, des énormes richesses culturelles. Mais nous, européens, on dit l’Afrique… comme si c’était la Suisse. Je trouve ça complètement fou… » Rykiel, à son tour, apporte une nuance : » Il n’y a jamais de fumée sans feu, c’est-à-dire qu’il y a des points communs entre les pays africains. Simplement, il ne faut pas oublier que l’Afrique est un continent. Ceci dit, vous savez, les africains, quand ils parlent de l’Europe, j’imagine qu’ils font la même erreur que les européens qui parlent de l’Afrique. Ce n’est pas évident de tout de suite faire la différence entre la France, l’Allemagne, l’Italie, le Portugal et que sais-je ? Et je crois que les blancs ont ce problème pour faire la différence entre les différents pays d’Afrique. C’est sûr qu’ils ont tous une sensibilité différente. Ils ont tous un caractère différent. Mais ça, je crois que c’est dû à l’ignorance. Et ça se soigne… »
L’une des images qui revient le plus en Europe sur l’Afrique concerne malheureusement son évolution chaotique sur le plan politique, social et économique. Une image tantôt misérabiliste tantôt compatissante ou tout simplement pessimiste par rapport à l’avenir incertain du continent s’est construite au fil des années dans l’esprit des européens. Pour de nombreuses personnes, elle serait le continent à problèmes par excellence. L’Afrique sida, l’Afrique de la pauvreté, l’Afrique des guerres tribales… L’Afrique toujours et éternellement divisée. Tobie Nathan, qui est ethnopsychiatre, avançait, il n’y a guère longtemps, l’hypothèse suivante : à savoir que l’une des racines -peut-être- du mot » Afrique » serait en arabe » Farque « , qui signifie la division, la séparation… Une hypothèse que réfute Bedouet sans aucune concession. » Lui, il rentre dans la sémantique. Si on doit maintenant faire le lien avec l’actualité… Quand on dit continent séparé, ça voudrait dire un continent qui ne serait plus dans la marche du monde ou qui serait en retard, c’est cela (?). Alors, les pessimistes peuvent dire » oui, effectivement, l’Afrique semble être un continent condamné ou abandonné « comme une étoile morte qui ne suivrait pas la galaxie principale. On entend trop souvent ça. Moi, je ne partage pas cette idée. Je crois que l’Afrique, elle est en mouvement. Et comme tout mouvement, eh bien, il y a des aspérités. Et peut-être qu’il faut que ce continent passe par ces grands bouleversements pour trouver sa propre voie. Moi, je n’aime pas trop ça… le continent séparé, non ! Je trouve qu’il a son originalité, qu’il a ses particularités. Et ça, moi, ça m’intéresse. Parce que moi, quand je vais en Afrique, je suis bouleversé par l’invention des gens qui y vivent. Et même les gens les plus démunis ont une invention de la vie… perpétuelle. Alors, elle s’exprime dans l’économie, dans la culture et dans les relations avec les autres. Et si on a ça, si on a cette originalité, cette force, je pense qu’il n’y a pas de continent abandonné. Au contraire, je pense que c’est peut-être le continent phare, pour moi en tous cas, et c’est pour ça que j’ai écrit la pièce justement. Et je pense que l’Afrique a tout en mains pour inventer son modèle « .
Mais… est-ce qu’il est possible de voir l’Afrique autrement qu’avec des yeux d’Européen ? Peut-on… lorsqu’on est artiste… par exemple… éviter de tomber dans le commun des clichés que l’on développe, que ce soit en bien ou en mal, autour du continent noir ? Bedouet nous avoue que c’est difficile. » Je le vois peut-être comme je verrais un art européen, avec des yeux peut-être plus ouverts, parce que je suis peut-être plus émotif, plus réceptif, par ma qualité justement d’artiste. Peut-être… Donc, j’aborde l’Afrique de la même façon que tous les européens, mais avec un (plus(qui est ma profession, qui est d’ouvrir plus les yeux et le cur. Mais ma culture est européenne. Je ne peux pas la renier. Donc, je suis obligé de voir l’Afrique avec des yeux d’européens… bien sûr « . Françoise Huiguier, elle, estime que cela dépend de l’histoire de chacun. » Moi, nous a-t-elle raconté, je n’ai pas été élevé en France. J’ai été élevé dans une culture française, mais parce que mes parents sont français. Mais j’ai été élevé avec la connaissance d’une autre culture, qui était celle du Viêt-nam. Donc, j’étais déjà à l’écoute d’autres gens, quoi ! Automatiquement, puisque les gens qui étaient autour de moi ne parlaient pas la même langue, n’avaient pas la même culture, ni la même structure familiale que moi. Donc, de ce fait-là, les premiers temps, quand je suis arrivé en Afrique, je restais à l’écoute, je restais très en arrière. Et c’est vrai que je m’appliquais très très peu. Mais en même temps, je n’ai jamais eu l’attitude de prendre des choses comme une voleuse et de repartir. Moi, je parle beaucoup avec les gens. Ce que je dit souvent, c’est que si je fais de la photo, c’est parce que les gens m’intéressent. Donc, je parle beaucoup avec eux. C’est ce qui m’intéresse. J’ai une curiosité comme ça sur l’autre, qui fait partie de ma personnalité. En Afrique, ça a été comme ça, parce que c’est ce qui m’intéresse ailleurs. C’est l’Autre. Mais même ici, c’est l’Autre, je ne sais pas moi, dans le métro ou dans l’autobus, c’est de parler avec quelqu’un. J’ai toujours envie de savoir d’où il vient, qu’est-ce qu’il fait… »
….Restent alors les démons de l’histoire. Lorsqu’on est français, qu’on débarque sur le continent, on ne peut s’empêcher parfois de ressentir une espèce de malaise diffus, dû à l’héritage colonial… même s’il est vrai que nombreux sont ceux qui arrivent à dépasser ce sentiment pour une raison ou pour une autre. C’est le cas de Jean-Philippe Rykiel. » Vous savez, je suis d’origine polonaise. Mes ancêtres n’ont absolument rien à voir avec la colonisation africaine. Je ne suis français que depuis deux générations. Et je dois dire que je souffre de l’influence coloniale française en Afrique, parce que je pense qu’elle a globalement fait plus de mal que de bien. Mais j’en souffre presque comme si j’étais moi-même africain. Parce que je suis en telle cohésion avec… enfin (je suis(… je ne sais pas si je suis mais je me sens en telle cohésion avec les africains que je croit sentir tout le mal qui a été fait. Alors, bon… il n’y a pas que du mal aussi, parce que s’il y a l’électricité, s’il y a la radio, s’il y a toutes ces choses-là, technologiques, c’est grâce ou à cause, comme on voudra, de la colonisation. Mais s’il y une perte d’identité, si la culture africaine est en train de se désagréger, si les petits africains ont plus besoin de ressembler à Michael Jackson qu’à leurs grands-pères, c’est beaucoup à cause de la colonisation. Et pas uniquement de la colonisation française, mais de tous les types de colonisation (la colonisation américaine par exemple) auxquels il est très très dur de résister, quand on est africain. Mais même quand on est français d’ailleurs… » Pour Françoise Huiguier, la question ne s’est absolument pas posé : » D’abord, parce que je suis une fille de colon. Alors déjà… je connais. J’ai vécu aussi les moments de l’Algérie française. C’est la période où je me suis politisé. C’est durant cette période-là que j’ai commencé à avoir quelques idées personnelles. Donc, j’étais automatiquement en lutte avec mon père. Et je sais que mon père avait des livres chez lui, dans sa bibliothèque, que j’ai découvert après, sur (comment être le bon colon ?(Mon père avait appris les langues pour être le meilleur colon. Donc, moi, j’ai été bercé par ça. Ce n’était pas en Afrique Mais c’était au Viêt-nam. Et quand je suis arrivé en Afrique, j’avais complètement digéré ce truc-là. Je n’arrivais pas en pays conquis. Je n’avais pas de culpabilité du tout, parce que je ne suis pas comme ça. Bon, quand il y a un truc qui ne va pas, je le dis. Et la seule chose que je fais, c’est que j’essaye de respecter l’Autre, de respecter sa culture. Sa culture m’intéresse. Et quand je vois que moi on empiète sur mes plates-bandes, je le dis et j’explique pourquoi « .
D’autres essayent, tant bien que mal, de faire évoluer cette problématique, en passant par des interrogations plus actuelles sur les rapports ambiguës, instituées, au cours de l’histoire, entre l’Europe et l’Afrique. C’est le cas de Bedouet, dont la pièce, » Kinkali « , traite des régimes dictatoriaux africains et de l’implication française sur le continent noir, longtemps après les indépendances. Une manière pour lui de répondre à ses propres ambiguïtés face à une Afrique dite mythique qui fascine l’Europe, tout en subissant sa volonté. » Moi, je suis très mal à l’aise, nous a-t-il signifié lors de notre entretien, d’être français, et donc de représenter par ma nature et par ma nationalité une certaine implication française en Afrique, qui ne me convient pas du tout. Il y a des implications françaises, au niveau politique et militaires, qui ne me conviennent pas. Et donc, je le dis dans la pièce effectivement. Bien sûr, c’est une pièce en l’occurrence politique. Cela dit, ce n’est pas que ça. C’est aussi une histoire qui passe à travers le crible de personnages et de caractères humains. Et c’est ça avant tout la pièce. Mais je l’ai placé dans un contexte qui m’intéressait. J’avais envie de parler. J’avais besoin de mettre à jour mes propres ambiguïtés sur l’Afrique. Et donc, cette pièce, même si elle est en vue d’être présentée, bien sûr, partait peut-être d’un égoïsme, qui était que l’enfant, qui a vécu là-bas en Afrique, a reçu des informations. J’ai été coupé de l’Afrique pendant très longtemps. Et l’homme mûr après a analysé ces informations sur le continent, ces éléments que l’enfant avait perçu. Et j’avais besoin par cette analyse, et donc par le biais de cette pièce et par le biais de plusieurs personnages, étant arrivé à des moments très différents en Afrique, pour des raisons tout à fait différentes, sociales, économiques, à travers tous ces prismes différents et convergents en même temps, puisqu’il y a un huis clos où ils se rencontrent… j’avais besoin de me poser des questions que je me pose toujours sur cette Afrique. Vous parlez de mythique, de fantasme, de cynisme… En fait, je me retrouve dans chaque personnage [de la pièce]. Et tour à tour, c’est vrai, je peux être comme Antoine, avec des idées humanitaires. Mais je peux me retrouver extrêmement cynique, en pensant à l’attaché culturel, qui a franchi le pas, lui, et qui n’est plus du tout dans le même domaine, dans lequel il était à son arrivée en Afrique. Donc, voilà ce que me permettait la pièce. De me répondre et de mettre à jour mes ambiguïtés. Et donc de poser aussi des questions au public potentiel qui viendrait la voir. C’est pour ça que c’était très intéressant, quand il y a eu un débat [après l’une des représentations de la pièce à Paris]. Souvent, on me disait » mais vous n’avez pas mis ça, vous n’avez pas mis ça… « Mais bien sûr… c’est une fiction. J’ai été obligé de cadrer, de trouver un angle, comme tout créateur trouve un angle pour sa création. Et il est évident que l’on passe à côté de pleins pleins de choses, consciemment ou inconsciemment. Et ce qui était drôle dans le débat, c’est que les gens, eux, avaient leur Afrique. Car je me rends compte en fait d’une chose, c’est ce qui est intéressant, c’est que chaque personne du public a son Afrique, a ses images et aimerait voir ça sur scène. Et elle est très frustrée quand elle ne le voit pas. Alors, elle vous en parle et on se rend compte en tous cas que l’Afrique est dans le cur de chacun. Je crois que c’est le seul continent qui a cette particularité… de ne laisser personne indifférent « .
1. Secrètes de Françoise Huiguier et le texte de Kinkali d’Arnaud Bedouet sont parus aux éditions Actes Sud. Le
dernier ouvrage d’Henri Gougaud, Le Livre des Amours, est sorti au aux éditions du Seuil. Retrouvez Rykiel chez Youssou N’dour et Salif Keïta entre autres collaborations africaines.
2. Nos remerciements à Thierry Perret et au service magazine de Radio France Internationale. Une partie de ce
dossier dans une de leurs émissions.///Article N° : 210