Introduction

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« Si on me disait « indépendante » ?
Pas besoin qu’on me le dise, je le suis, à ma manière.
C’est pour ça que je m’arrange pour retrouver à chaque pas le goût de la première fois. »

Marie-Louise Bibish Mumbu, dans le texte publié dans ce numéro

Au terme d’une année 2010 consacrée à la commémoration du cinquantenaire des indépendances de dix-sept pays africains, dont quatorze francophones, nombreux furent les manifestations culturelles, publications, documentaires, films, colloques… Le site internet d’Africultures en a rendu compte au jour le jour mais pour sa revue, l’équipe d’Africultures a choisi de se pencher sur les dimensions culturelles de la relation entre la France et ses anciennes colonies.
Indépendances en trompe l’œil ? On pourrait ressasser à l’infini les désillusions et les désenchantements. Ils sont réels et ils sont graves. La télévision française a programmé récemment des documentaires qui ne laissent aucun doute sur les manipulations voire les exactions exercées par la France durant ces cinquante années pour consolider son emprise tant politique qu’économique sur ses anciennes dominations. Il s’agissait d’asseoir son indépendance énergétique et servir les intérêts de ses entreprises. (1) Les cérémonies organisées du bout des doigts pour commémorer ce 50ème anniversaire, à commencer par le défilé du 14 juillet sur les Champs-Elysées, n’étaient dès lors que mascarade et poudre aux yeux, ce qui ne manqua pas d’être souligné.
Que l’on retrouve cette relation d’intérêt dans le domaine culturel est indéniable. La France avait besoin de ses anciennes colonies pour conserver sa place dans le monde. Ce dossier le montre mais il ne se contente pas de s’indigner et de fustiger. Car une telle relation est complexe et que cela ne saurait être mis de côté si l’on veut espérer la faire évoluer.
Tirer un bilan, c’est ouvrir l’avenir et le rêve. Ce ne fut cependant probant ni en France ni en Afrique, comme en témoigne ce commentaire d’un Camerounais résidant à Douala : « Le cinquantenaire des indépendances africaines ? La manifestation du Cameroun n’a eu lieu qu’à Yaoundé ; les gens de Douala n’ont rien vu ; l’arrière-pays ne sait même pas de quoi on parle. Je retiens la subtilité de tous les pays dans lesquels on a fêté cette chose. On a juste dansé en ficelant un truc pour que le voisin sente que l’on est préoccupé par l’histoire. On n’a nullement évoqué un quelconque bilan. Alors, logique de ne pas avoir un plan pour l’avenir… ».
Une revue est un laboratoire de la pensée, une œuvre collective ouvrant les synergies et perspectives, provoquant et documentant les débats. Africultures ne se définit pas comme l’émanation d’une école de pensée mais s’ouvre au contraire à des écritures diverses. Le comité de rédaction s’est donc mobilisé tout en invitant d’autres expressions. L’enjeu était de dégager les grandes lignes historiques d’une relation forcément daubée au départ puisqu’issue d’un héritage colonial. Comment se définir une indépendance dans un contexte oscillant entre hégémonie et coopération ? Face à l’attente d’un « habillage nègre » d’une conception occidentale de l’art, les artistes africains n’ont cessé d’explorer cette corde raide entre l’affirmation de soi et la validation de son talent, et cela dans un contexte permanent de dépendance économique. Il leur fallait au départ, comme le documente Florent Mazzoleni dans son article sur les musiques des indépendances, une solide affirmation musicale pour soutenir la fierté collective et l’émancipation nationale. Il leur fallait, comme le montre Sylvie Chalaye dans son article sur le théâtre, sortir des sentiers battus, détourner les pièges de l’identité et se penser non seulement en tant qu’Africains mais en tant que Femmes et Hommes en prise avec le devenir du monde.
C’est dans ce contexte que les écrivains remettent en cause la francophonie dans leur manifeste pour une littérature-mondedont Boniface Mongo-Mboussa resitue les ambiguïtés dans l’Histoire. Aussi bien Abdoulaye Imorou pour la littérature que moi-même pour le cinéma explorons la dialectique paradoxale d’amour et de haine du rapport au centre qu’est Paris pour les ressources et la consécration. Cela passait par des stratégies de compromis qui peuvent paraître ambiguës mais n’en étaient pas moins pertinentes. Une autonomie reste à trouver, question récurrente de toute expression artistique mais que le contexte post-colonial rend particulièrement prégnante. Erika Nimis en donne un bel exemple avec les Rencontres de la photographie de Bamako. « Pourquoi ne pas fêter 50 ans de dépendance ? », s’interroge en écho Siddick Minga. Ce n’est pas Achille Mbembe qui le contredirait dans son analyse des rapports de force et des échanges inégaux. En l’absence de politique culturelle dans le pays, le Centre culturel français devient vite un lieu de pouvoir, surtout quand le contexte politique est tendu, comme le montre l’exemple comorien et l’article de Soeuf Elbadawi. Mbembe prône lui aussi une prise en compte de l’émergent et des potentialités actuelles, pour qui l’Europe n’est plus le centre de gravité. La circulation, le déplacement, le mouvement, la déclosion sont les maîtres mots d’une nouvelle création artistique dans de nouvelles formes de parenté. C’est bien d’interculturalité que parle Koulsy Lamko dans son expérience mexicaine, qui montre que d’autres types de coopérations sont possibles.
« Si les Africains lisaient les romans africains, ils seraient tentés de lyncher certains de leurs auteurs », dit Théo Ananissoh qui insiste sur « la salvatrice critique de soi » et se sent orphelin de guides et de centre. Pourtant, le talent ne manque pas, comme en témoigne l’éditeur Christian Séranot : « Du point de vue culturel, l’Afrique a déjà délivré ses lettres de noblesse ». Encore faut-il écouter et comprendre. Abel Kouvouama restaure une autre vision du rapport au religieux dans l’expérimentation de la démocratie ou les instances de réconciliation. L’émancipation passe ainsi par des voies de traverse, comme le suggère le plasticien Hervé Youmbi, qui en appelle à des instances de validation où l’Europe ne serait plus le centre du monde. Ngalasso-Mwatha Musanji s’élève en écho contre le mimétisme aveugle, notamment en matière d’éducation, et avertit des conséquences de la mort accélérée des langues africaines. A l’exemple des résistances d’Haïti, du Liberia et de l’Éthiopie, Lazare Ki-Zerbo revient sur le panafricanisme comme utopie partagée tandis que Georges Courade évoque l’occultation du passé précolonial. « Ce qui importe, c’est que cette Afrique postcoloniale s’invente en liaison avec ses logiques profondes », dit-il.
L’émancipation culturelle précède l’émancipation économique ou monétaire. Deux textes littéraires inédits en offrent un vibrant écho : « Et si on te disait indépendant… ? », créé en 2010 à Limoges, où Bibish Mumbu et Papy Maurice Mbwity font parler leur tripes d’ « indépendants » et « Mon Général », une piquante allégorie de Marcel Zang. Leurs approches aussi humaines que politiques placent ce dossier là où nous voulions qu’il soit, dans cet espace où la culture, pour retrouver à chaque pas le goût de la première fois, ramène au réel tout en le dépassant pour ouvrir un futur.

(1) Foccart, l’homme qui dirigeait l’Afrique, de Cédric Tourbe sur Planète (90′) ; Françafrique de Patrick Benquet (2 x 80′) sur France 2 ; Afrique(s) – une autre histoire du 20ème siècle, d’Alain Ferrari et Jean-Baptiste Péretié, sur un scénario d’Elikia M’Bokolo, Philippe Sainteny et Alain Ferrari, sur France 5 (5 x 90′).///Article N° : 9857

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