Lors des nombreux hommages funèbres rendus à Jacques Rabémananjara, on a pu lire et entendre que Jacques Rabémananjara » est la réplique malgache de Léopold Sédar Senghor (à » négritude » on substitue » malgachitude » » (Pela Ravalitera » Jadis et naguère » in L’Express de Madagascar le 1er avril 2005). Contrairement à ce que certains croient ou voudraient nous faire croire, ces deux concepts ne sont pas antinomiques mais interdépendants.
En effet, la » malgachitude » (terme récent qui reste à être clairement défini) est un département de la négritude. C’est ainsi que lorsque Léopold Sédar Senghor publie, en 1948, un des manifestes de la négritude sous forme d’anthologie, il l’intitule : » Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache « . Les 16 poètes figurant dans cette anthologie se répartissent géographiquement de la manière suivante : 1 poète guyanais (Léon-Gontran Damas), 3 poètes martiniquais (Gilbert Gratiant, Etienne Lero et Aimé Césaire), 2 poètes guadeloupéens (Guy Tirolien et Paul Niger), 4 poètes Haïtiens (Léon Laleau, Jacques Roumain et Jean-F. Brière, et René Belance), 3 poètes d’Afrique noire (Bigaro Diop, Léopold Sédar Senghor et David Diop) et 3 poètes malgaches (Jean-Joseph Rabèarivelo, Jacques Rabémananjara et Flavien Ranaivo). Par la suite, dans les années 50, la négritude (car c’est bien ainsi qu’il faut appeler ce mouvement) va s’enrichir de Camerounais (Francesco Ndistouna et Élongué Epanya Yondo), de Béninois (Paulin Joachim), d’Ivoirien (Bernard Dadié) et de Congolais (Martial Sinda). Chaque poète apportait leurs particularités régionales au sein de ce mouvement littéraire de revalorisation culturelle du monde noir.
Il est vrai que ces poètes étaient reliés entre eux soit au niveau vertical (la lignée africaine) soit au niveau horizontal (leur condition de colonisé). Nous avions alors deux théorisations de la négritude l’une s’attachant essentiellement à l’Afrique et à la souche africaine (Senghor), et l’autre s’attachant aux » hommes de couleur » partageant la même condition de sous-homme (Césaire et Rabémananjara). C’est la pierre d’achoppement entre les théories Senghoriennes et les théories Rabémananjariennes de la négritude.
Dans son introduction à son » Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache » Senghor écrit : » Une dernière remarque. Je n’ai pas cru bon d’écarter Madagascar. Rakoto Ratsimamanga, dans sa thèse complémentaire sur » l’origine des Malgaches « , nous prouve que le fond de son peuple est mélanésien, et le plus célèbre des poètes de la grande île, Rabéarivelo, qui est Hova, se présente à nous comme un » mélanien « . D’ailleurs Jacques Rabémananjara n’est pas de race hova, mais betsimisaraka. Et maintenant, chantent les Nègres ! »
Dans » le poète noir et son peuple « , prononcé, en 1957 (au » Cycle de conférences » organisé par Présence Africaine, à la salle des Sociétés Savantes à Paris), Jacques Rabémananjara expose sa vision de la négritude de la manière suivante : » J’ai pris soin, dès le début, de vous prévenir : la couleur de la peau ne saurait, en aucune façon, exercer la moindre hypothèque sur la naissance et la valeur d’une poésie. Il est visible que les conditions, responsables de la nouvelle poétique noire, n’ont été fournies en rien par l’action de la trop fameuse catégorie de la négritude. Il n’est pas moins évident non plus qu’à l’existence seule de ces conditions, aux réactions engendrées par leur maintenance et leur malfaisance sont dus et restent liés le caractère militant de la poésie noire, son allure messianique, son esprit de croisade, sa volonté de libération « . Nous noterons que Jacques Rabémananjara ne nie aucunement son appartenance au monde noir, bien au contraire, il trouve trop étriqué les contours du monde définis par Senghor. Les phrases suivantes extraites de la même communication en témoignent : » l’Abyssin, le Somali, le Dravidien de l’Inde, le Malais, le Papou, la plupart des insulaires perdus sur l’immensité du Pacifique, ne peuvent-ils pas autant que le Zoulou, le Yoruba, le Peulh, le Baoulé prétendre à la même qualification ? Je ne sache pas pour autant que l’appartenance à la négritude ait jamais dicté à leurs poètes une attitude esthétique, sur Siamoise de celle qui nous occupe « . Dès sa sortie de prison, en 1956, au moment où il prend part à la théorisation sur la négritude, Rabé évoquait déjà une notion du monde noir englobant les » Africains et les Para-Africains » ( » l’Europe et Nous « , premier Congrès International des Ecrivains et Artistes Noirs, Paris-Sorbonne 19-22 septembre 1956). Les divergences théoriques qui animaient ces deux hommes étaient des querelles au sein de la grande famille de la négritude où chacun s’inscrivait dans » une épiphanie intellectuelle du monde noir [
] D’abord entre nous, dans le but de mieux nous connaître, de saisir à travers la diversité de nos mentalités, de nos coutumes et de nos contrées natales l’essentielle note humaine, l’ineffable chaleur humaine qui nous unit. Ensuite entre l’Europe et nous « . (Jacques Rabémananjara, » l’Europe et Nous « ). Dans ce sens, effectivement, la négritude englobe la » Malgachitude « , la créolitude (ou créolité), la sénégalitude (ou sénégalité), la congolitude (ou congolité) etc.
Il faut toujours avoir présent à l’esprit, comme je l’ai écrit dans ma thèse de doctorat sur la négritude, » que la blanchitude (la suprématie du monde blanc) non seulement précède mais engendre la négritude « . En effet, la négritude n’est que la revalorisation culturelle du monde noir à l’époque coloniale et dans les lettres françaises. Selon nous, la négritude à cinq axes : l’axe des transcripteurs-traducteurs (les auteurs qui vont recueillir, transcrire et traduire en français les poèmes, contes et légendes de leur pays, dans le but d’affirmer l’existence de cultures noires), l’axe des traditionalistes (les auteurs qui vont s’inspirer des traditions orales noires en y mettant un cachet personnel), l’axe des voyageurs-explorateurs (les auteurs qui vont observer les us et coutumes des Blancs pour affirmer le fait qu’ils ont leur propre échelle de valeur), l’axe de la critique sociale interne (les auteurs qui se servent du marxisme léninisme pour se libérer du joug colonial) et les poètes révoltés de la négritude qui se servent de la lutte des races pour libérer le monde noir du joug colonial français. C’est évidemment dans cette catégorie de la négritude que s’inscrit Jacques Rabémananjara, Césaire, Damas, Senghor, David Diop, Martial Sinda et quelques autres. Ce grand mouvement noir parisien qui est né sur les bords de la Seine avec le Guyanais René Maran (auteur du roman » Batouala, véritable roman Nègre » prix Goncourt 1921) s’achève au moment des indépendances africaine et malgache, en 1960, car le but était, enfin, atteint !
Au moment où j’ai lancé mon festival poétique, » le Printemps des poètes des Afriques et d’Ailleurs » ( » les Afriques » remplacent » le monde noir « ), et de la néo-négritude (dont la presse sénégalaise à largement fait état en juillet 2004), mon grand père malgache (car c’est ainsi que j’appelais Jacques Rabémananjara) qui était le parrain de la 1ère et de la 2e édition de ce festival poétique, m’avait adressé ses dernières réflexions relatives aux poètes du monde noir. En voici un court extrait : » Il est bon que les poètes des Afriques et d’Ailleurs cherchent à se rapprocher, à se réunir le plus souvent possible pour un fructueux échange d’expériences humaines : se connaître entre eux et se faire connaître par ceux qui pratiquent la langue dont ils sont fiers de porter la bannière ! » (lettre manuscrite du 24 février 2004).
Ainsi, la négritude, hier, et la néo-négritude, aujourd’hui (pour répondre aux iniquités raciales dont nous sommes encore victimes), sont un moyen d’une fraternité entre Noirs, et entre les Noirs et le reste du monde.
* Poète, enseignant, critique de cinéma, ancien professeur de lettres à l’Ecole française de Mahajanga (en 1987), auteur d’une thèse de doctorat sur la négritude (en 2000) et président- fondateur du » Printemps de poètes des Afriques et d’Ailleurs » parrainé, à Paris, par Jacques Rabémananjara.
(version intégrale de l’article paru le vendredi 15 avril dans le quotidien national » Midi Madagascar « )///Article N° : 3878