Kossivi Senagbe Afiadegnigban: « J’ai travaillé « Vonvonli » autour de la fragilité du danseur »

Entretien avec Senagbe Afiadegnigban

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Danseur et chorégraphe togolais, Kossivi Senagbe Afiadegnigban est directeur artistique de l’association Sol’oeil d’Afrik. Lors de la cinquième édition du festival Carthage Dance, il a présenté sa nouvelle création : Vonvonli. 

Que signifie le titre de la pièce « Vonvonli » ? 

Vonvonli ça à deux significations en fonction de l’intonation et de la prononciation. C’est dans ma langue maternelle, éwé, et ça veut dire à la fois « l’ombre » et « la peur existe », un peu comme si nos peurs étaient nos propres ombres. Nous avons joué sur cette double signification pour nourrir la pièce. 

C’est une pièce que tu as mis en scène avec quatre danseurs et une danseuse africain.es, comment s’est déroulé le processus de création ? 

La pièce même a choisi ses danseur.ses. Par le biais de l’association, je porte un programme de formation de danseurs africains : Danse Traditionnelle et Création d’aujourd’hui. C’est un laboratoire où l’on invite des chorégraphes qui viennent soit créer une nouvelle pièce ou soit expérimenter une thématique. Lors de la formation en 2021, j’y étais invité comme chorégraphe où j’ai expérimenté cette notion de peur avec dix danseurs. J’ai fait revenir cinq danseur.ses parmi les dix et nous avons démarré la résidence pour faire des recherches autour de la pièce. 

Parlant du processus, on a beaucoup improvisé dans cette création pour pouvoir aller chercher des mouvements qui sont en relation avec la thématique, avec ma propre peur et celles des danseurs qui viennent de pays différents, du Bénin, du Togo, du Burkina Faso et du Congo. Donc il y avait plusieurs nationalités, plusieurs environnements de vie, plusieurs réalités et chacun.e a voulu exprimer comment il ressentait, comment il vivait ses angoisses. À partir de cela, on a commencé à répertorier des mouvements qui pour moi donnaient sens et après on a commencé un travail d’assemblage, de sélection et de tri jusqu’à ce qu’on arrive à ce que vous avez vu sur scène. 

Pourquoi c’était important pour toi de travailler autour de cette thématique de la peur, avec des jeunes danseur.ses en plus ? 

Autour des cinq danseurs qui traversent leurs peurs, il y a ma peur à moi qui est le fil conducteur de la pièce. En 2014, j’ai eu un problème au genou qui m’a coûté un an et demi au lit sans bouger. Au départ, on m’a proposé de faire une opération, mais j’ai dit non, que je voulais faire un traitement traditionnel, mais après six mois, ça ne s’était pas amélioré. Je ne bossais plus, j’avais ma famille, je n’avais plus de sous, ça devenait compliqué, je déprimais, angoissais, j’avais peur de ne plus jamais pouvoir re-danser. Après avoir traversé tout ça, il a fallu vraiment que je prenne sur moi et fasse un travail psychologique très fort, pour pouvoir sortir de cette zone d’ombre et me dire qu’il ne faut pas que je lâche et petit à petit, j’ai commencé à marcher et j’ai pu remonter la pente. 

C’est autour de cette peur que j’ai voulu travaillé la pièce, autour de cette fragilité du danseur, mais aussi de la peur qu’on nous inflige dans la famille. La famille a un poids énorme au Togo et en Afrique, il y a des gens qui subissent beaucoup de choses dans la famille, mais qui ne sont pas dites. On dit souvent que le linge sale se lave en famille, et donc ils taisent les choses, des viols de cousins, d’oncles sur les filles de la famille. On tait tous les traumas des petites filles, et des garçons aussi qui ont subi des abus. Il y a toujours une pression de la famille qui dit « si tu parles, hein…dit rien ». 

La pièce va un peu dans ce sens-là, pas que la peur des danseurs, mais aussi d’une façon générale, il y a plein de choses qui se passent dans le monde, aujourd’hui, on parle de réchauffement climatique, on parle des abus de consommation, on a peur que le monde dévie, il y a finalement toujours une petite peur qui est là, présente en nous. 

Quand on rentre dans la salle du Théâtre municipal de Tunis, on est frappé par la scénographie et cette immense mur de vêtements suspendus. Comment tu as pensé la scénographie ? 

À la première étape de création, dans des moments d’improvisations, je demandais aux danseurs d’essayer de se débarrasser de leurs craintes, d’y faire face, et de voir comment ils pouvaient les affronter. Il y a un des danseurs qui dans la recherche a commencé à déchirer ses vêtements, à les retirer, et je lui ai dit « mais on parle de peur, pourquoi tu veux te déshabiller ? » et il me dit qu’en fait pour lui la peur, c’est quelque chose qui nous suit tous les jours, qu’il porte sur lui tout le temps et donc c’est ça qui est représenté par son habit. Selon lui, ça faisait sens de se débarrasser de son habit, de l’enlever pour se libérer de ses angoisses. Pour moi, cette explication rentrait en connotation avec l’idée de l’ombre qui nous suit constamment dans notre vie et qui peut-être relayé par l’habit que l’on porte tous les jours. Donc on a travaillé ça, et j’ai voulu rajouter des vêtements encore, encore, et à la dernière étape, j’ai rêvé ce grand mur que l’on appelle le mur de la peur, sur lequel dans l’imaginaire, des gens viennent enlever leurs craintes et les accrocher. 

Ce mur, c’est aussi un lieu de rituel où les gens viennent non seulement se débarrasser de leurs peurs, mais cherchent aussi à les apprivoiser, un peu comme le mur des lamentations. C’est toute cette symbolique-là, autour de ce mur.

Dans la pièce, il y a une partie qui m’a vraiment marqué, le moment où il y a la musique traditionnel avec un chant. À la suite de la représentation, tu m’expliquais que c’était toi qui chantait en live, caché dans la cabine du théâtre. Peux-tu m’en dire plus sur ce tableau ? 

Ce moment de la pièce est très important pour moi, car c’est le moment où les danseurs, après tout ce temps passé chacun dans sa lutte, décident d’aller affronter ensemble leurs peurs. Quand on était en résidence, il y a un événement qui s’est produit et qui a suscité cette partie de la pièce. Je rentrais à la maison, le soir vers 19h et il y avait dans mon quartier un groupe de jeune qui poursuivait un bélier et moi, je rentrais dans la ruelle, quand le bélier a foncé sur moi, mais comme j’avais le phare de la moto qui l’éblouissait, le bélier s’est arrêté, mais en position de défense, près à foncer. Je me suis arrêté et les autres qui le poursuivaient se sont arrêtés aussi. Cette scène m’a connecté à quelque chose de très très puissant. Le bélier avait peur comme on le poursuivait, mais à un moment donné, il s’est rendu compte que même s’il continuait de fuir, les gars allaient le poursuivre donc il s’arrête, se prépare et attaque. Il y a une chanson traditionnelle de chez moi, qui dit que le bélier quand il va affronter quelque chose, soit ça passe ou ça casse, il n’a pas peur pour sa tête. Je me suis dit qu’il fallait que ce moment soit représenté dans la pièce. Dans la bande son, j’ai voulu enchaîner des musiques de résilience, qui sont chantées dans la tradition togolaise, à des moments d’adversités, des moments durs. Ce sont des chansons motivantes qui te poussent à prendre courage et à aller de l’avant. Il y a aussi des moments d’incantations que je fais dans la chanson, qui font des éloges à nos ancêtres, et je remercie les dieux de la terre et du ciel. 

Pour finir, peux-tu nous dire quels sont tes futurs projets ? 

Je démarre une nouvelle création pour 2024, la première étape de recherche est en juin, et c’est une pièce qui veut questionner les gestuelles et les corps dans les métiers artisanaux. Donc on va faire des recherches auprès des forgerons, des tisseurs, des pêcheurs et des femmes qui font l’huile de palme d’une façon très traditionnelle au Togo.

Propos recueillis par Deicy Sanches

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