« Je crois à la cartographie de l’imaginaire »

Entretien de Savrina Parevadee Chinien avec Patrick Chamoiseau (5e volet). Où l'auteur évoque les points de rencontres entre la Martinique et l'Île Maurice dont est originaire son interlocutrice.

(premier, second, troisième et quatrième volets publiés les 31/01, 07/02, 14/2 et 28/02/2008).
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Quelle a été votre expérience avec l’Île Maurice, cette île sœur ?
Elle a été très brève. J’ai rencontré dans cette île de créolisation, le même phénomène qu’en Martinique avec des densités de groupes. Les groupes y sont peut-être plus denses, plus organisés, bien constitués alors que chez nous c’est vraiment un éclatement de petites traces, de choses plus mobiles. L’autre différence c’est que les différents groupes qui composent la société mauricienne ont gardé le lien avec la source originelle. Il y a toujours une alimentation permanente alors que ce qui caractérise les créolités dans les Amériques c’est que le lien a été largement coupé.
Mais il y a le même processus de créolisation et ce qui m’a intéressé – malheureusement je n’ai pas eu le temps de bien tout comprendre – c’est comment politiquement on arrive à organiser toutes ces densités anthropologiques. Je n’appelle pas cela « communauté » ; je ne pense pas que « communauté » soit possible. Il y a une velléité de communautés mais on s’aperçoit que dans la réalité, elle se dilue… avec les jeunes, ça ne marche pas tellement bien. Comment politiquement on organise cette diversité, c’est une question que j’avais commencé à explorer, ce qui est fait en termes de différents cultes religieux, comment le pouvoir politique organise, etc.
Ce qui m’intéressait, c’était de savoir si dans ces sociétés multi-transculturelles, cette diversité est un avantage ou une astreinte ? Quelles en sont les potentialités ? C’est pourquoi, si je ne crois pas à la grande nation créole, je pense aux expériences. Il y a une expérience de diversité, une expérience de vie, de naissance et de renaissance dans la diversité que nous pouvons étudier, que nous pouvons partager parce qu’il me semble que la grande anthropologie contemporaine sera une anthropologie de la créolisation. Toutes ces expériences de diversité devraient un jour être examinées par des chercheurs, des psychanalystes, des psychiatres, des sociologues, toutes les sciences humaines. J’ai été à la fois assez frappé par la proximité de l’Île Maurice avec la Martinique et de la complexité nouvelle. C’est une émergence créole qui a ses caractéristiques propres.
Pensez-vous que les échanges culturels et littéraires sont faciles entre ces îles si géographiquement distantes ?
Ah oui ! Aujourd’hui, quand je dis que c’est la « totalité monde » qui nous habite, que c’est le champ à partir duquel nous devons penser notre existence, on ne peut le faire qu’à partir d’un lieu, un lieu que l’on choisit, qui devient sa terre natale, et que l’on peut quitter au cours de sa vie…. Les systèmes d’alliances et les systèmes de solidarités actives économiques, sociales, culturelles et politiques ne sont pas nécessairement liés à la géographie. Par exemple, on a tendance à dire que la Martinique, c’est le bassin des Caraïbes, le bassin amérindien. C’est vrai que la proximité géographique peut permettre de créer des espaces d’échanges mais je crois aussi à la cartographie de l’imaginaire.
Du point de vue de l’imaginaire, l’île Maurice est tout près. On peut envisager une cartographie mondiale, la création de zones d’échanges et de proximités liées à la même vision que l’on a de la diversité. Il faut le faire, c’est une ouverture pour nous vers cette maille du monde et pour l’île Maurice aussi, ce sera aussi une ouverture…
À l’île Maurice, on peut constater une certaine crise identitaire où le Mauricien, très souvent, s’exprime en français pour se valoriser. Malgré les efforts des médias et de certains intellectuels (par exemple, on a beaucoup d’émissions télé et radio en créole), le créole mauricien est surtout la langue de la rue, la langue du petit peuple. Constatez-vous le même problème à la Martinique où les intellectuels revendiquent plus vivement le créole martiniquais ?
Oui, en fait c’est un peu la même situation : le créole reste la langue minorée. La seule chose, c’est qu’elle est très vivace, c’est-à-dire que tout le monde parle créole. Mais sans l’apprendre. Il y a un processus de décréolisassions très rapide. Ce qui fait sa vitalité crée aussi sa « déperdition ». Toutes les langues doivent être en contact et une langue vivante est une langue qui prend et qui échange, mais quand le lexique n’est pas enseigné et que le noyau dur de la langue n’est pas transmis de manière scientifique, la perdition risque d’être mortelle. Nous avons ce problème-là. La langue dominante – nous sommes toujours dans une hiérarchisation de langues – reste la langue française.
On a mis les options créoles dans les lycées et collèges. Les enfants s’y inscrivent mais les parents ne sont pas vraiment chauds pour que les enfants apprennent cette langue, ils préfèrent qu’ils apprennent une langue utile comme l’anglais, pour trouver du travail.
Le champ de bataille est l’imaginaire et la langue anglaise ne met pas un soldat derrière chaque personne pour dire « apprenez l’anglais »… c’est nous-mêmes dans nos constructions de valeurs intérieures qui disons que l’anglais c’est la langue du travail, c’est la langue de la modernité, c’est la langue fascinante etc. Si nos enfants ne disposent pas d’un contre imaginaire, d’un imaginaire de diversité qui leur donnerait le désir et l’appétit de toutes les langues du monde, une espèce de transversalité disponible pour toutes les langues, nous serons dominés par la langue dominante du moment. Pour le moment, c’est l’anglais mais plus tard ce peut être le chinois ou une autre langue.
Même en militant pied à pied de manière traditionnelle pour telle petite langue… cela ne change pas. Les gens sont libres d’adhérer mais ils adhèrent à ce qui est fascinant. Et la fascination s’opère par l’imaginaire. Il faut à l’Île Maurice ou dans les pays où il y a plusieurs langues actives, transmettre cet imaginaire de la diversité, cet imaginaire multilingue pour qu’il n’y ait pas cette hiérarchisation, cette déperdition. On peut être polyglotte mais avoir un imaginaire monolingue, c’est-à-dire penser que tout son être se réfugie dans une seule langue. L’imaginaire multilingue, c’est une espèce de présence dans les langues qui est très ouverte, très habile, qui permettrait aux gens d’apprendre plus facilement les langues que nous, puisque avec un imaginaire monolingue, on a du mal à apprendre des langues. On est crispé sur la sienne… l’imaginaire multilingue sauverait beaucoup de langues puisqu’on aurait un rapport moins hiérarchisé avec les langues, toutes les langues auraient une fonctionnalité.
Je ne pense pas non plus qu’on puisse avoir une société où toutes les langues auraient un niveau équivalent. Sans aller dans la diglossie, je pense à des écosystèmes linguistiques complexes où on peut avoir une langue pour la littérature, une langue d’amour, une langue pour la religion, enfin on peut imaginer un écosystème linguistique complexe où différentes langues seront utilisées de manière différenciées mais pas de manière hiérarchisée. C’est plus une complexité qu’une hiérarchisation. L’imaginaire de la diversité devrait le permettre. Il faut le faire… sans compter que dans les espaces où plusieurs langues sont en contact, on a des langages éphémères un peu comme dans les rues à New York, le langage des rappeurs… ce sont de petits langages qui ne passent pas une génération. Une génération de jeunes produit son langage. Il y a des productions langagières très mobiles, très éphémères, très labiles qui vont se créer parce que, avec les sms, se créent des langages bizarres liés à la transmission… Beaucoup de langages qui vont apparaître seront éphémères, puisqu’ils vont dans une certaine fluidité, un peu comme l’identité relationnelle est une fluidité, ça aussi ce serait une nouvelle situation linguistique que l’anthropologie de la créolisation devrait analyser et comprendre.
Que pensez-vous de l’île Maurice (quoique anglophone) qui a connu une histoire analogue à la Martinique, avec une société esclavagiste et post-esclavagiste, et qui a finalement accédé à l’indépendance en 1968 ?
Je n’en pense que du bien. La situation m’a paru un peu difficile parce que, à mon avis… – je connais mal – peut-être que le problème qui existe, comme chez nous, c’est l’imaginaire du monde. D’abord, l’imaginaire de la diversité, un imaginaire du monde qui permettrait de se positionner autrement. Ce qui m’a un peu choqué, c’est de voir comment l’économie de l’île était très largement mono productive, beaucoup de cannes à sucre si j’ai bien compris et l’ouverture faite au tourisme, des hectares et des hectares de plages, de sites soustraits aux Mauriciens et qui appartiennent à de grands hôtels et, effectivement les grandes puissances touristiques font presque la loi dans ce pays. C’est le sentiment que j’avais…
C’est un pays qui émerge et qui n’arrive pas à se prêter à une poétique du monde qui permettrait de comprendre quels sont les nouveaux enjeux. L’économie informationnelle, l’économie matérielle, ce n’est pas lié à la matière première, ce n’est pas lié à la surface. Les petits pays ont désormais une chance. Quand je dis que la totalité du monde nous est offerte, c’est le monde civique mais c’est aussi le monde informationnel, c’est-à-dire cette possibilité de communication extrêmement rapide qui fait qu’il faut créer de nouveaux systèmes d’épanouissement. Mais cela demande à la fois prospective, imaginaire particulier, une idée de la « totalité monde ». Et c’est là que l’on s’aperçoit que tous les concepts : la Relation, le « tout monde », l’identité relationnelle qui semblent des préoccupations des intellectuels, sont des conditions nécessaires pour que la créativité politique, la créativité économique, la créativité sociale puissent permettre à ces pays-là de s’adapter aux nouvelles conditions du monde, sans sombrer dans les suggestions habituelles du tourisme, du mono export des matières premières, etc.
Il y a un travail à faire du point de vue identitaire et culturel. Il faut vraiment que l’île Maurice, comme la Martinique – puisque nous sommes dans la même problématique – puisse aussi le faire.
Pour nous la solution semble être le tourisme, il n’y a pas de pensée, il n’y pas de créativité sans compter que nous n’avons pas d’état, pas de responsabilité. Nous n’arrivons pas encore à penser le monde et à dominer le monde. Et tout le travail que j’essaie de faire en me déclarant le « guerrier de l’imaginaire », c’est de montrer à ces petits pays qu’ils ont à penser autre chose pour l’épanouissement. C’est pourquoi je n’utilise pas le terme de « développement » qui renvoie à un modèle purement occidental mais j’utilise le terme « d’épanouissement », un terme qui permet d’analyser ce qu’on est et de déterminer ses potentialités. C’est un processus d’amélioration qui est endogène et qui accompagne l’imaginaire du monde, de diversité, qui peut être très créatif et très productif. En tout cas, je dirais à la mesure et au rythme de ces sociétés-là.
La Grande-Bretagne a gardé un lien symbolique et économique par le biais du Commonwealth avec ses ex-colonies. Pensez-vous que la France pourrait instituer une telle relation si jamais il s’avérait que les DOM ou les TOM voulaient accéder à leur indépendance ou autonomie ? Ou serait-il question de rupture brutale comme cela a été le cas d’Haïti dans le passé ?
Je suis indépendantiste mais je ne pense pas l’indépendance en termes de rupture brutale. Je pense l’indépendance en tant que système relationnel. C’est vrai que le rapport de sujétion irresponsable ne nous convient pas parce que dans un tel rapport, il n’y a pas de présence au monde… on n’existe pas. Alors que dans le système d’indépendance, au contraire je demande à multiplier les points de solidarité et c’est vrai que la colonisation, l’esclavage et tout ce qu’on a connu comme catastrophe dans notre développement sont autant de systèmes relationnels. Nous avons une relation avec la France qui est ancestrale, la France est là depuis 1635. Nous sommes nés dans la colonisation. Ceux qui étaient là avant nous c’étaient les Amérindiens, donc ce lien avec la France, ce lien avec l’Europe, ce lien avec les Amérindiens, ce lien avec l’Afrique, ce lien avec les pays qui nous ressemblent, tout cela équivaut à multiplier les systèmes relationnels.
Et bien sûr les anciennes puissances coloniales gardent des liens mais en fonction de certaines sensibilités, de certaines proximités de toute nature, et de proximité d’imaginaire notamment, on peut envisager des systèmes relationnels infiniment complexes. La liberté aujourd’hui, c’est augmenter son système relationnel sur le monde en passant par les anciennes relations métropole / colonie mais aussi toutes celles que notre histoire nous donne. Alors que le rapport que nous avons relève du monologue. C’est la France qui parle alors que l’indépendance pour moi, ce n’est pas la rupture pour la création d’un état-nation avec son hymne, son drapeau mais la création d’un lieu multi-transculturel dont les frontières ne se limitent pas aux frontières géographiques. Je regarde un pays comme Haïti… il y a l’île d’Haïti et puis toute la diaspora haïtienne. Je n’aime pas le terme de « diaspora » mais on s’aperçoit qu’Haïti est éclaté sur le monde. Il y a à la fois la carte géographique et la carte de l’imaginaire et les Haïtiens sont partout. Haïti est déjà une méta-nation et nous sommes beaucoup à être comme ça.
Le système relationnel permet de s’ouvrir. Notre histoire nous relie avec l’Afrique, avec l’Inde, avec l’Europe, nous relie avec les Amériques… si on arrive à bien penser cette richesse de base, on déploie un rhizome qui couvre la totalité du monde. La liberté d’indépendance doit se construire comme des systèmes relationnels complexes qui incluent les anciennes métropoles, les anciens colonisateurs. Mais qui nous libèrent aussi d’eux. Il doit y avoir une dialogique. Pour moi, l’indépendance n’est pas une rupture ; au contraire c’est ouvrir la porte et multiplier les contacts.

///Article N° : 7410

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