« Je me méfie de toute forme d’esthétisme en photographie »

Entretien de Marian Nur Goni avec Guy Hersant, photographe

Print Friendly, PDF & Email

Depuis de nombreuses années, le photographe français Guy Hersant, passionné de l’Afrique et de ses photographes, développe un travail autour de portraits de groupes : un genre un peu désuet en photographie auquel il s’est attaché à donner, avec bonheur, un nouvel élan. Nous l’avons rencontré de retour d’un voyage au Gabon où il a pu développer son projet photographique et juste avant qu’il n’y retourne pour présenter le travail réalisé.

Comment est née l’idée de ce travail de portraits de groupe, de « cartographie humaine », si l’on peut la nommer ainsi ?
C’est lié à mon parcours, à mon histoire et à des réflexions qui se sont faites au cours du temps. J’ai toujours eu le sentiment que la photographie était une sorte d’écriture. C’est quelque chose qui n’est pas anodin, qui sert à exprimer des idées ou des sentiments. J’ai toujours eu confusément cette impression par rapport à la photographie. Même quand j’étais très jeune.
Pour ce qui concerne les portraits de groupe, je pense que ce n’est pas un hasard que cela se soit révélé en Afrique. C’était dans un contexte particulier, au Nigeria. J’avais fait des photos dans le cadre d’une résidence pour l’Alliance française de Lagos. Faire des photos à Lagos, ce n’est pas facile. Je ne savais pas comment m’y prendre. J’avais déjà fait de nombreuses photos en Afrique mais jamais en milieu urbain. Et Lagos, c’est une vie terriblement urbaine. Ce fut un choc incroyable. Une ville, c’est un univers passionnant. C’est physiquement et architecturalement quelque chose de complexe où chacun s’attribue, parfois âprement, un peu de territoire. Là-bas, il y a une telle densité de population… Je crois que je n’avais jamais ressenti autant le sentiment de partage de l’espace. C’était quelque chose de très fort.
Auparavant, je m’étais surtout intéressé à l’Afrique rurale, l’Afrique des villages, des fleuves, des grands espaces, avec les maisons éparpillées. Lagos a été un vrai choc : il y avait cette revendication permanente d’espace par les individus, par les communautés. J’ai mis du temps à comprendre et à intégrer cela : il m’a fallu plus d’une semaine avant de faire ma première photo. Je marchais dans la ville en essayant de comprendre son fonctionnement. Je me demandais comment j’allais m’y prendre pour photographier cette ville.
J’ai fait la connaissance d’un photographe, Babatunde – il connaissait Lagos par cœur, il m’a accompagné et guidé et j’ai réussi à faire des photos. Mais malgré tout, à part une série que j’ai faite sur de jeunes handicapés « guragu » qui faisaient du football sous un pont dans Lagos Island, je ne suis pas très content de ce travail. Je n’étais pas préparé pour photographier cet univers. Il aurait fallu que j’y passe plus de temps.
Quand je suis retourné la deuxième fois au Nigeria, on m’a proposé d’aller à Kano, dans le nord du pays. Le directeur de l’Alliance française de la ville s’est dit « après tout, à Lagos, ils font tout le temps venir des artistes, et nous, là-bas, on n’en profite jamais ! ». Il m’a dit « Je n’ai pas beaucoup de moyens mais je suis prêt à t’accueillir et à mettre tout ce que j’ai à ta disposition pour que tu travailles quinze jours à Kano ». Et j’ai accepté !
C’est grâce à cette première expérience à Kano et aux rencontres que j’avais faites juste avant avec d’autres photographes africains que j’ai développé ce travail de portraits de groupes.
Dans quelle direction as-tu travaillé ?
Les recherches que j’ai menées auprès des photographes africains étaient, à l’origine, une demande des « Rencontres de Bamako ». Je me suis beaucoup intéressé aux photographes ambulants, ces gars qui sont photographes et dont la plupart n’ont pas de studio. Ils ont peu de moyens, le plus souvent pas de formation. Ils vont sur les marchés et dans la ville faire librement des photos. Ensuite ils revendent leurs photos aux personnes qu’ils ont photographiées. Ça m’intéressait beaucoup de présenter ces travaux dans le festival ; j’aime bien cette démarche qui est d’abord économique, pas vraiment artistique au sens ou on l’entend. Le côté fonctionnel, j’aime bien ça !
Moi-même, par ma formation, je suis artisan. J’ai fait un apprentissage chez un photographe de studio. Ma culture, c’est un peu ça : entretenir un rapport privé avec la photographie. C’est-à-dire passer par les gens qui décident de se faire photographier pour avoir un portrait d’eux-mêmes. On pourrait approfondir mais, en gros, c’est ça. Donc, ça m’intéressait beaucoup de voir et de montrer comment travaillaient ces photographes africains.
En même temps, j’ai découvert des fonds anciens qui m’ont absolument émerveillé. Toutes ces rencontres, ces découvertes, m’ont un peu fait réfléchir sur ma propre démarche de photographe occidental en Afrique. Ça faisait vingt-cinq ans que je me baladais en Afrique. Je prenais des photos qui sont plutôt des photos de voyages, des photos qui sont faites pour raconter, retranscrire ma vision de l’Afrique à un moment donné. Je photographie des gens que j’ai rencontrés, dans des situations que j’ai rencontrées. Il y a forcément une part d’exotisme dans tout ça. Ce n’est pas du tout un travail que je renie, mais, à partir de ce moment – là, j’ai eu le sentiment que cette démarche n’était pas suffisante. Pas assez originale, pas assez proche de la réalité de l’Afrique.
Ainsi, ces découvertes et ces rencontres avec des photographes africains m’ont conduit au désir d’une vision plus réelle, plus banale d’une certaine manière, de l’Afrique. Je me suis dit « mais, au fond, ce n’est pas la peine de se donner tant de mal à essayer de photographier les gens un peu à la sauvette ou dans des situations plus ou moins stéréotypées. Il suffit tout simplement de leur parler. De les associer à l’idée de faire une photo avec eux ». C’est un peu toute cette réflexion qui m’a conduit, quand la commande de Kano est arrivée, à proposer à Jean-Michel Rousset, le directeur de l’Alliance française, non plus de faire de la photo dans la rue, des instantanés comme j’avais fait à Lagos, mais de prendre des photos dans lesquelles le sujet, les personnes, seraient impliquées, seraient participantes de la photographie. Ils poseraient.
Quels ont été tes sujets de prédilection ?
Je me suis demandé « Qu’est-ce que je n’ai pas photographié en Afrique ? Qu’est-ce qu’on ne montre pas de l’Afrique ? ». Et bien, c’est tout simplement les gens qui travaillent dans des conditions tout à fait ordinaires, dans des entreprises, dans des ateliers, etc. Et je me suis dit voilà ce que je veux photographier !
À ce moment-là, je n’imaginais pas que le directeur de l’Alliance française allait pouvoir m’aider à organiser le travail de manière aussi précise que celui qu’on a fait. C’est pour cette raison que cela a été une très belle rencontre. Je lui ai exposé mon projet. Il a tout de suite compris de quelle manière il pouvait s’y associer et le bénéfice qu’on allait pouvoir retirer de cette expérience. Voilà, c’est ce qu’on appelle des photos de groupe. C’est un genre un petit peu désuet mais peu importe. On appelle cela des photos de groupe car il faut bien donner des noms aux choses. Les genres photographiques sont nombreux : ce que je fais s’apparente à de la photo de groupe. Il n’y a pas de honte à avoir. C’est comme ça. Voilà un peu la genèse de ce procédé, de cette démarche.
Par la suite, quand j’ai montré ces images en France, j’ai bien vu que cela avait un certain retentissement. Les gens faisaient une interprétation que moi-même je n’avais pas. Ma démarche n’était pas sociologique. C’était plutôt une démarche guidée par un souci d’authenticité : montrer les gens de manière très neutre. Je ne voulais pas m’encombrer d’histoires anecdotiques ou exotiques par rapport à l’Afrique. Au contraire, c’était l’occasion d’évacuer tout cela, de montrer les gens tels qu’ils sont, comme ils ont envie de se montrer, en participant à la photo. Cette expérience m’a apporté beaucoup de joie. C’était partagé et je n’ai probablement jamais eu autant de plaisir à faire des photos en Afrique.
C’était quelque chose de très simple. J’allais voir les entreprises ou les groupes. Je leur proposais : « voilà, on va faire les photos de telle ou telle façon ». Ils étaient d’accord. C’était un petit peu long au niveau de l’organisation et de la mise en place mais une fois qu’on était arrivé sur les lieux, tout devenait simple. Les gens étaient ravis de se faire photographier, et moi, j’étais ravi de les photographier. Je me suis dit qu’il fallait poursuivre cela, y compris en France. C’est ce que j’ai fait.
Tu viens de passer trois semaines au Gabon. Comment t’organises-tu, concrètement, quand tu arrives sur place ?
J’ai quand même la chance de bien connaître l’Afrique dans son fonctionnement, dans sa culture. Bien que ce ne soit pas la même chose d’un pays à l’autre, je procède de manière identique. D’abord, j’observe. Par exemple, là, au Gabon, les dix premiers jours je n’ai fait aucune photographie.
J’ai eu la chance de rencontrer un groupe de photographes qui s’appelle Igolini. C’est l’aide la plus précieuse qu’on puisse trouver quand on est en Afrique : rencontrer des photographes, qui, a priori, ont une préoccupation et une vision assez proche de la sienne. Même s’ils n’ont pas forcément la même pratique ni les mêmes exigences – chacun a sa propre histoire par rapport à la photographie – on a en commun d’avoir un intérêt pour les gens qu’on va photographier. On a en commun la pratique d’une technique. Il y a forcément des affinités d’emblée. C’est vraiment très précieux.
En plus, je sais qu’il y a une manière d’appréhender les pays, de rencontrer les gens, qu’on retrouve d’un pays à l’autre. Je ne suis pas dépaysé comme la première fois où je suis allé en Chine, par exemple. J’ai des réflexes de comportement vis-à-vis de la population, des gens que je rencontre. C’est dû peut-être à mes origines paysannes.
Il y a aussi une espèce d’endurance ou de pratique professionnelle qui fait que je sais comment je dois m’y prendre pour rencontrer des gens, pour organiser ces photos. C’est ce qui me rend un peu efficace dans le fait de téléphoner aux entreprises pour leur dire « je veux faire telle ou telle chose ». Il y a une structure officielle, qui est le Centre culturel français qui est une institution reconnue et qui ouvre des portes et qui est un appui. Ensuite il y a la manière de se comporter, de se rendre présent à la ville : soit tu te balades en 4×4 dans les quartiers et tu ne vois rien du tout, soit tu te déplaces, justement avec un photographe local, tu prends des taxis, tu rencontres les gens, tu les écoutes, tu les observes. Tu intègres, comme ça, certaines informations sur la vie. Ce n’est pas très rigoureux, c’est un peu aléatoire. Ça dépend du lieu où tu vas te trouver : tu t’imprègnes de l’ambiance de la ville, des comportements. De ce qui fait que Libreville, ce n’est pas Bamako ou Kano. Le climat, les problèmes urbains, les rapports avec les gens, la manière dont ils discutent dans le taxi… Des tas d’éléments ! C’est assez inconscient : tu ne te dis pas « je vais intégrer ça parce que je vais le retraduire en photo ». Non, pas du tout ! Tu observes, tu assimiles, t’es comme une éponge. Tu prends les choses. Cela aide dans le choix des sujets.
Justement, parlons du choix des sujets, comment l’opères-tu ?
Par exemple, tu te rends compte que la présence religieuse catholique est très forte dans le pays, donc, tu te dis « tiens, je vais essayer de montrer ça ». C’est une espèce de fil qui se tisse au fil des jours. Et ça ressort forcément dans les photos. Au final, tu fais des photos de manière intensive les dix ou quinze derniers jours sans trop savoir ce qui va en sortir puisque tu ne vois pas les photos et que tu les fais un peu en aveugle. Tu construis ton histoire mentalement, sensiblement et puis tu reviens en France et les films sont développés. Et la réalité apparaît. Est-ce que finalement, à travers ces images, j’ai réussi à traduire les sentiments que j’ai éprouvés, la connaissance que je crois avoir intégrée de ce pays ? Je ne parle pas du tout de critères esthétiques ou formels.
Ainsi, j’arrive dans un pays, je n’ai pas d’a priori. J’ai des informations, évidemment, je me suis documenté. Quand tu arrives au Gabon, tu sais que le Gabon est un pays qui a des ressources naturelles très importantes et qui a une économie assez riche. Donc, tu sais avant même d’y avoir mis les pieds, que tu vas essayer de montrer ça. Il y a le bois, le manganèse, le pétrole. Tu sens qu’on n’est pas du tout dans la même configuration économique que le Mali ou le Burkina Faso. Après, il y a la réalité aussi : tu as beau avoir toutes ces informations, tu rencontres des gens, des situations qui sont plus au moins décalées par rapport à cette image que l’on a en général, on s’y intéresse aussi. Voilà, j’ai envie de montrer des petits ateliers, des petits artisans, des gens qui sont plus modestes. Ce sont des éléments qu’il faut capter quand on est sur place.
Peut-être qu’à Kano, c’était beaucoup plus intuitif. Quand je suis arrivé à Kano, je ne connaissais rien du tout. Alors que là, au Gabon, ce n’est pas innocent, tu as déjà un certain nombre d’informations.
Au fil du temps, car ça fait six ou sept ans que je fais ce genre de photo, y compris en France, cela s’est un peu structuré dans ma tête. C’est moins émotif et moins intuitif. C’est sans doute plus rigoureux, d’une certaine façon… Néanmoins, je sais que j’ai envie de faire des photos de grandes entreprises, gabonaises ou franco-gabonaises. Parce qu’il va y avoir beaucoup de monde, parce que ce sont des gens qui vont être habillés de la même façon. Parce que ce sont des photos qui vont dégager, à travers la forme, quelque chose d’assez fort et d’assez représentatif du pays. Donc j’ai un peu cette idée-là avant de partir, mais, in situ, je reste, disponible à la réalité quotidienne de la vie. Et en fait, je pense que c’est l’assemblage de tout ça qui donne cette vision que je propose à mon retour. Est-ce qu’elle est juste ? Je n’en sais rien ! Il y a beaucoup de manques. J’ai quelques regrets : il y a des aspects du Gabon que je n’ai pas montrés, il y en a d’autres que j’ai ratés… Mais, voilà, ce n’est pas un travail rigoureux et scientifique. Il y a une part d’aléatoire, de fragilité… Cela fait partie de l’ensemble. Cela pourrait être beaucoup plus rigoureux dans l’ensemble, plus scientifique… je ne suis pas sûr que ce serait plus juste. Peut-être le fait qu’il y ait des failles ou des manques, cela contribue-t-il à donner une vision finalement plus personnelle ? Je me dis cela pour me consoler ! (rires) Mais bon, c’est comme ça que les choses se font. Je ne suis jamais content à 100 %. Je pourrais donner quelques exemples très précis sur des choses que je considère avoir ratées au Gabon mais, en même temps, il y a quelques étonnements. Il y a des images que je n’attendais pas vraiment. Ou, tout du moins, je n’attendais pas qu’elles prennent cette place dans l’ensemble de la série. Parce que, au fond, même si chaque photo peut avoir ses propres qualités, je vois bien que ce qui est intéressant, c’est la construction de l’ensemble. C’est la série. Ce sont les trente photos que je vais présenter du Gabon, c’est ça qui est intéressant. Après on peut rentrer dans chaque photo et dire : « oui, celle-là, elle est vraiment bien ! ». Comme ce n’est pas un travail esthétique, je ne dirais pas que je m’en fiche, mais ce qui compte à mes yeux, c’est quand même l’édifice. Chaque élément n’étant finalement qu’une pierre.
Y a-t-il une différence dans la manière dont tu procèdes en Afrique et en France ?
On est tout le temps influencé par des tas de choses extérieures… Si, il y a quand même des différences ! En France, c’est généralement plus difficile de faire des photos comme ça, notamment dans le registre des entreprises, il y a des contraintes un peu plus lourdes. En Afrique on arrive plus facilement à interrompre la production, si on s’arrête pendant une demi-heure ou une heure, ce n’est pas très grave. En France, c’est souvent plus conséquent. Mais en dehors de cela, si je photographie des chasseurs, des musiciens, des artisans ici ou en Afrique, c’est à peu près pareil. Les gens sont facilement disponibles. Ils sont heureux d’être photographiés, ils participent. La différence la plus importante vient du fait que lorsque je travaille à l’étranger, il y a une contrainte de temps. Je suis dans un pays ou une ville pour deux ou trois semaines. Je vais faire des photos, j’organise pour une période définie et courte, tout est comprimé dans le temps. Je sais que ce que je vais ramener sera définitif. Je ne vais pas revenir dessus, retourner rattraper une photo. Alors que ce que je fais en France est plus déployé, plus lent à construire. C’est sur une période d’un an, voire d’un an et demi. Il n’y a pas cette concentration, cette intensité exclusive, j’allais dire « pression », mais le mot n’est pas juste.
Je reviens du Gabon, avec 50 pellicules. Tout est là, tu l’as consigné à l’écart de toutes contingences domestiques, privées, familiales. Pendant trois semaines, je n’ai fait que penser à ça, travailler pour ça… Et en même temps je vivais cela très sereinement, je n’étais pas stressé, j’étais appliqué, vraiment concentré, sur ce que je faisais.
As-tu le projet de retourner en Afrique prochainement ?
J’aimerais bien travailler dans d’autres pays d’Afrique ou ailleurs. Mais c’est très difficile. Peut-être aussi que je ne suis pas très organisé pour proposer des projets. C’est souvent des opportunités. Depuis sept ans je n’étais pas retourné faire un travail comme ça. Enfin, si, j’avais fait quelques photos à Bamako mais dans un contexte un peu différent. Je pense que ce n’est pas facile parce que ce travail repose à tous les niveaux sur des rapports humains, du dialogue, de l’intelligence partagée, de la confiance ; c’est fragile. Honnêtement il m’arrive de rêver à une « grosse machine » ! C’est-à-dire d’avoir les moyens d’être tout le temps dans cet état d’esprit, de faire des images, de rapporter et de produire pour montrer, c’est ça qui est formidable !
Faisons maintenant un pas en arrière : qu’est-ce qui a fait que tu t’intéresses tant à l’Afrique ?
C’est une vieille histoire ! Ça remonte loin… J’avais une vingtaine d’années quand je suis allé en Afrique pour la première fois. Je suis d’origine rurale, un petit coin de la Loire-Atlantique et issu d’une famille assez modeste. Dans ma famille, personne n’avait jamais vraiment voyagé. C’était même un exploit de parler de quelqu’un qui avait franchi la Loire ! À l’époque, j’étais photographe avec le C.A.P, je travaillais d’un studio à l’autre, j’ai vu une annonce dans une revue professionnelle : un photographe belge installé à Bamako cherchait un assistant pour lui apporter un peu de souffle. Et je suis parti… Ma mère pleurait toutes ses larmes. Ça a été quelque chose de très important pour moi, comme tous les voyages de jeunesse. C’est comme une initiation, la confirmation de quelques rêves. Quand j’étais plus jeune, je lisais beaucoup. Je rêvais de voyager, je connaissais un peu les explorateurs de la période précoloniale. Et tout cela, me faisait rêver ! Dans mon livre de géographie, il y avait des dessins représentant la vie en Afrique, dans les villages, je me rappelle, c’était extraordinaire ! Tu ne sais pas pourquoi, une attirance s’installe… Et donc, j’ai eu cette possibilité de partir et ça a été aussi une expérience photographique : j’allais dans les quartiers de Bamako, je faisais des photos. Je me rappelle des gens qui refusaient de se faire photographier. C’était en 1970/1971, je suis parti 6 mois. Après je suis revenu et suis resté longtemps sans voyager. J’ai fait une école de photographie en Alsace, un peu plus tard, je me suis installé à mon compte en Bretagne, à Lorient. Et en fait le voyage très important que j’ai fait après, a été la Chine. En 1978, j’ai eu une commande du Centre Pompidou. J’ai fait un boulot qui a été apprécié. On m’a demandé de retourner en Chine trois mois après pour compléter. C’était l’exposition du trentième anniversaire de la révolution chinoise, il y a eu aussi une exposition personnelle à la Fnac et un livre. Cela m’a fait connaître un peu à l’époque…
En fait, je suis revenu en Afrique seulement en 1983. C’était un voyage que j’avais préparé, que j’avais fait pour moi : le Sénégal, le Mali. Et puis après je suis retourné à maintes reprises, j’ai souvent photographié les trains et Chemins de fer pour « La vie du rail ».
C’est vraiment l’Afrique que j’aime, qui me questionne et me renvoie sans cesse à mes fondements. Ça a été le premier voyage, les rencontres et plus particulièrement le Sahel, le Mali.
Et pendant ce premier voyage à Bamako, est-ce que tu as fait la connaissance des photographes locaux, de Malick Sidibé, par exemple ?
Bien sûr, j’ai connu à cette époque Malick ! Il venait acheter son papier dans le studio où je travaillais. Il venait à mobylette avec sa boîte de papier et il achetait 10 ou 20 feuilles à la fois. Et quand il avait vendu ses tirages, il venait acheter à nouveau du papier. J’ai vraiment beaucoup de regrets : quand j’ai fait ce voyage, je n’avais aucune culture photographique. Je ne connaissais même pas Cartier-Bresson. Je n’avais pas fait d’études spécifiques. J’étais un bon photographe voilà : je savais bien photographier les gens dans les studios, régler les éclairages, j’étais « nickel » au labo et je savais retoucher les photos et les négatifs. Pendant ce temps-là, j’ai vu Malick presque toutes les semaines et jamais je n’ai eu l’idée de voir ce qu’il faisait, d’aller visiter son studio.
Le photographe chez qui tu faisais ton apprentissage connaissait-il un peu son travail ?
La personne chez qui j’étais c’est un Blanc, un Belge, un ancien colon. Quand je pense à ça…, c’était vraiment une période de transition. C’était un homme qui s’était installé dans sa jeunesse au Cameroun, il était vraiment gentil, un petit peu aigri, un petit peu fatigué, un peu désabusé de l’Afrique. Il avait connu l’Afrique coloniale et se retrouvait dans l’Afrique indépendante. Il n’y avait pas d’enthousiasme, pas de mépris. Mais il y avait la lassitude. C’était un monde qui lui échappait. Je ne percevais pas cela à l’époque, c’est avec le recul que j’analyse cela. C’était quelqu’un qui avait aimé l’Afrique à la manière des colons. Qui avait aimé y entreprendre, y vivre. Il devait avoir l’âge que j’ai maintenant. Ce n’est sûrement pas lui qui m’aurait dit : « va voir les photographes africains, c’est vraiment bien ! ».
Peut-être que mon patron avait un peu de dédain pour les photographes locaux qui étaient un peu ses concurrents. Ce n’était même pas sa clientèle. Nous, notre clientèle, c’étaient soit les Blancs, les Libanais, les Africains aisés, les cadres. C’était ces gens-là que je photographiais.
Ce qui est curieux, c’est que c’est Malick qui m’a reconnu lors des premières Rencontres de Bamako en 1991 et il est venu vers moi. Il m’était arrivé une aventure à Bamako… J’étais allé faire une photo dans une entreprise à Bamako dans la zone industrielle. C’était un atelier mécanique installé sous un grand hangar. Il y avait le bureau de la direction à l’intérieur, sorte de construction fermée. Et, pour faire cette photo, j’étais monté sur ce bureau avec l’appareil, le pied. Je suis passé au travers du plafond qui était dans une sorte d’isorel, donc pas solide ! Évidemment, tous les ouvriers de l’usine m’ont vu me casser la figure et la mésaventure a fait le tour de Bamako, notamment des studios de la ville : « Le petit blanc, il est arrivé, il a fait une photo… » C’était bien sûr arrivé aux oreilles de Malick. C’était très drôle. Je ne m’étais pas fait mal, l’appareil était tombé. Il était un peu abîmé, et Malick m’a dit que finalement il l’avait racheté quelques années plus tard et réparé.
As-tu encore des images de ce premier séjour ?
Quelques portraits de studio, le footballeur Salif Keita, un voisin cireur de chaussures qui ressemblait à Belmondo mais surtout cinq ou six images qui restent de mes explorations dans les quartiers de Bamako, au bord du fleuve ou au Pays Dogon. (À la fin de mon contrat de six mois, j’ai voyagé durant trois semaines dans le Mali, jusqu’à Mopti et Bandiagara). Ce sont mes premières pépites.
C’est quelque chose qui a été très déterminant pour moi, tout comme les rencontres que j’ai faites plus tard et les fonds que j’ai contribué à faire connaître comme celui de Gabriel Fasunon au Nigeria, de J. K. Bruce Vanderpuije à Accra et les travaux des « ambulants » au Bénin, Togo etc. Malick Sidibé, c’est différent, la relation est plus amicale et intime, sa pratique m’est familière ; il m’a dit que je comprenais son travail par cœur ; c’est plutôt sa personnalité et son esprit, sa générosité, son intelligence du « métier » qui m’ont guidés.
Au sujet de l’œuvre photographique de Vanderpuije et de son influence sur mon travail, je ne pense pas qu’il y ait des repères très précis. Mais quand même, cela m’a ramené à une pratique de la photographie que je trouve très belle et juste. Je me suis dit qu’il valait mieux revenir à des choses simples et essentielles, plutôt que de poursuivre dans des voies formelles et plutôt exotiques. Fasunon m’a bouleversé par sa sensibilité, son attachement d’une parfaite humilité à son œuvre.
Je suis plutôt un photographe documentaire. Ce qui m’intéresse c’est de montrer sur des images une réalité de la société que je photographie. Après, chacun l’interprète à sa façon. Je ne suis pas sociologue, je montre les choses comme je les ressens. Je me méfie de toute forme d’esthétisme en photographie, tout au moins, a priori. Je déteste l’idée qui consiste à faire une belle chose d’abord. Ça m’ennuie terriblement. Je préfère partir d’une chose très neutre et juste. Ce qui en ressort ne nous appartient plus.

///Article N° : 7653

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article
Armement de pièces Gabonais - Le commandant et l'équipage du chalutier "pêcheur 2" à l'embarquement à Port-Mole - Libreville
CFAO Motors Gabon - Personnels des ateliers de réparation et entretien automobile - Z.I
FEGABOXE - Fédération gabonaise de boxe - Boulevard Bessieux - Libreville
Cinq soeurs se rendant au marché de Mont-Bouet - Quartier Ancien de Sobraga - Libreville





Laisser un commentaire