Lomé : le blues des photographes ambulants

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C’est ici , sur la plage de Lomé, entre l’hôtel « Le Bénin » construit à la fin de la colonisation française et l’hôtel « Palm Beach » qui date du début de l’indépendance du Togo, c’est ici que l’on peut croiser, le dimanche après-midi, en grand nombre, les photographes ambulants de la ville.

Les opérations commencent à 16 heures avec les premiers signes de déclin du soleil et se terminent à la tombée du jour à 18 heures. La plage est bondée de monde : des jeunes ou des familles. Quelques-unes venues plus tôt auront déjà consommé le pique-nique à l’ombre des cocotiers. C’est la ville, mais surtout les quartiers, et aussi des visiteurs de la campagne qui sont venus flâner sur le sable et regarder ou se laissent tenter par quelques jeux d’adresse ou d’argent au milieu des cris et des bousculades amicales des jeunes gens. Les tenues sont simples et élégantes, colorées ; peu de baigneurs se hasardent dans les rouleaux d’écume qui font la mer dangereuse en cet endroit. On s’abandonne à la tiédeur du soleil, aux embruns, on jouit du spectacle des autres et peut-être aussi du sien.
S’essayer à l’insouciance. Et pourquoi pas se faire photographier ?
Dès 15 heures 30 les premiers photographes arrivent devant le « Palm Beach », ils se saluent, se préparent. Les sacs photos sont les ateliers. Ils contiennent, sur le dessus, le morceau de tissu uni bleu ou rouge (parfois les deux) d’environ un mètre carré, qui sert de fond pour les prises d’identités ou les portraits ; juste au-dessous il y a, soigneusement rangés, l’appareil photo et le flash ; encore en-dessous ou sur le côté : les enveloppes beiges contenant les photos à livrer ou les « invendues » que l’on transporte en espérant retrouver le client égaré ou convaincre l’insolvable. La pellicule est déjà dans l’appareil ; il est rare d’en avoir une autre en réserve, pas davantage de piles de rechange pour le flash. La paire de ciseaux pour couper les négatifs et le gros crayon-feutre qui servira à indiquer au laboratoire les négatifs à tirer, complètent l’outillage. On peut aussi trouver une calculatrice de poche, et toujours un carnet et un stylo à bille pour le nom et l’adresse des clients, noter les acomptes, il y a enfin les cartes commerciales portant un pseudonyme évocateur et dynamique ou le nom d’un studio encore fictif.
Les appareils photos sont passés sans ostentation au cou des photographes ; ce sont des 24×36, presque toujours « reflex » de marques et de modèles anciens et qui me sont familiers ; ils sont patinés, cabossés, rafistolés, usés et doivent encore durer. Ils portent les stigmates de la précarité de leur propriétaire.
Ces objets sont émouvants ; les photographes ignorent cela.
Les photographes ambulants rêvent simplement d’avoir un bon appareil photo, « de deuxième main » pour « bien travailler ».
On a fixé le flash sur l’appareil, c’est un petit modèle à piles, peu puissant et dont l’état ne jure en rien avec celui de l’appareil photo. Ici comme partout en Afrique, les photographes utilisent le flash même en plein jour : « les visages sont plus clairs ».
Les photographes ambulants sont maintenant près d’une vingtaine sur la pelouse du « Palm Beach » et les premiers clients s’approchent : des jeunes filles seules ou en bandes, des fiancés… Ils s’adressent à un photographe parce qu’ils le connaissent ou bien le choisissent sur le champ, le premier, le plus près. On traverse le boulevard de la Marina pour rejoindre la plage ; c’est souvent le sujet qui choisit le décor : la mer ou l’hôtel, la plage avec les gens en fond, ou bien, plus discrètement, allons devant les cocotiers ! Pour les amoureux : enlacés et assis à même le sable… Il n’y a qu’une seule prise de vue !
Ceux-là sont les clients sûrs, ceux du début, venus avec l’intention de se faire photographier. Les autres sont sur la plage parmi les milliers de promeneurs, il faut les guetter, leur donner « l’envie de la photo » ou simplement leur y faire penser ! Pour cela les photographes arpentent la plage sur les 500 mètres de sa longueur et la centaine de mètres de sa largeur. Ils sont à présent plus de cinquante, peut-être cent, ils sollicitent rarement d’eux-mêmes l’éventuel client et préfèrent attendre un signe de sa part : « ceux qui appellent auront l’argent ».
Avoir l’argent ! Voilà la préoccupation du photographe ambulant, voilà qui lui prend une grande partie de son temps. Quand les prises de vues sont terminées, les photos tirées et livrées ne sont pas encore forcément payées en totalité ; pour récupérer les quelque 100 ou 1000 francs (CFA) manquants, une nouvelle course ou une partie de cache-cache s’engage souvent avec le client.
Un autre rêve du photographe ambulant est d’ouvrir un studio. Finies les courses épuisantes à travers la ville pour les livraisons ; au studio, les gens viennent retirer les photos et du coup, apportent l’argent. Le studio c’est aussi la consécration, l’affirmation de son statut de professionnel même si l’on continue à être « ambulant ».
Ce dimanche 3 février n’est pas un bon jour, et d’ailleurs, depuis qu’il y a « la crise », les jours ne sont pas souvent bons : les fonctionnaires n’ont pas perçu les salaires depuis trois à sept mois, la rentrée scolaire est retardée de deux semaines. « La crise » au Togo c’est aussi l’inquiétude, la colère qui dure et s’impatiente, des souvenirs sanglants dont on parle à demi-mot, des espoirs qui tardent à venir et que l’on résume d’une phrase « il n’y a pas la confiance dans le pays ! »
Demain il faut se lever tôt, certains laboratoires ouvrent à 7 heures, les tirages seront prêts, on partira livrer les photos dans la matinée. On passera peut-être au Grand Marché ou bien dans son quartier, on ira voir quelques amis, quelques commerçants, des parents. Il y aura sûrement des photos à faire !

Photographe de studio et reportage en Bretagne jusqu’en 1990, Guy Hersant a fait de nombreux voyages et séjours en Afrique de l’Ouest à partir de 1971, notamment pour photographier le fleuve Niger. Co-animateur des « Rencontres de Bamako » en 1994, 1996, 1998, ses recherches sur les photographes ambulants au Togo, Bénin et Nigeria ont été effectuées fin 1999, dans le cadre d’une mission d’Afrique en créations, pour la préparation des IVe Rencontres de Bamako.///Article N° : 1925

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