« Je suis ici parce que vous êtes allés là-bas »

Entretien de Christine Eyene avec Lorna de Smidt

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D’une mémoire l’autre. Lorna de Smidt revient sur sa vie en Afrique du Sud et son arrivée en Angleterre. Qu’est-ce que l’exil, la patrie pour cette femme dont toute l’existence est marquée du sceau de l’engagement ?

Quelles sont les circonstances de votre arrestation en 1976 ?
L’apartheid, comme tout régime autoritaire, devait rassurer ses partisans et leur montrer qu’il n’allait pas se laisser dérouter. En période de rébellion, de résistance, le gouvernement, en arrêtant l’opposition, prouvait qu’il réagissait. En procédant à un grand nombre d’arrestations, l’état donnait l’impression de contrôler la situation. Les opposants devaient aller obligatoirement en prison qu’ils soient coupables ou non.
À l’époque, la résistance était vue comme une activité menée par des intellectuels blancs représentant les Noirs, puisque nous n’étions pas supposés penser. À la naissance du mouvement Black Consciousness en 1960, le gouvernement fut, en quelque sorte, déconcerté. Il crut d’abord que celui-ci allait servir sa politique. Il s’est vite rendu compte que c’était un mouvement dangereux. La Black Consciousness a été très active entre 1972 et 1973. En 1976, elle devint la cible des autorités. […]
Tous ceux qui étaient arrêtés, l’étaient parce qu’ils s’opposaient à l’apartheid. Dans une société démocratique, on a le droit d’être contre une politique. Les choses ne se compliquent que lorsque l’on essaie d’agir contre.
En Afrique du Sud, le simple fait d’être moralement opposé à l’apartheid était quasiment aussi condamnable que d’agir contre le système. Nous, les enseignants, avions un grand nombre d’élèves, à qui nous étions susceptibles de présenter une autre vision du monde.
Quelles raisons vous ont poussée à quitter l’Afrique du Sud ?
Toute petite déjà, j’ai toujours voulu partir. Je ne pouvais pas articuler les raisons d’une constante agitation. J’ai toujours eu envie de visiter un autre pays. Là d’où je viens, on ne partait pas à la découverte d’autres pays. On avait de la chance si l’on connaissait d’autres régions d’Afrique du Sud. Plus tard j’ai compris que cela venait de mon aversion pour le nationalisme et tout ce qu’il implique. Cependant, le nationalisme du mouvement de libération, ce qu’il prêchait et mettait en avant pour rassembler le peuple, avait son utilité.
Plus jeune, lorsqu’on me demandait d’où je venais, je disais que j’étais sud-africaine. Mais j’ai grandi dans un pays où nationalisme et patriotisme sont devenus des notions détournées. Moulées dans l’idéologie de l’apartheid, elles n’avaient plus aucun sens. Il s’agissait de notions fausses, artificielles, récupérées, et dans bien des cas, la raison de traumatismes nationaux et internationaux. Sans pouvoir réellement le formuler, je m’en suis toujours méfiées.
J’ai été une des dernières de ma génération à recevoir une éducation similaire à celle des enfants blancs. Au moment où j’étais au collège, le gouvernement de l’apartheid s’est ressaisi et a introduit des livres scolaires écrits spécifiquement pour les différents groupes raciaux. Je ne savais pas le nom du village voisin, ni de la rivière la plus proche. Mais je connaissais les rivières en Grande-Bretagne, l’industrie métallurgique à Sheffield, le tissage dans le Lancashire, dès l’âge de huit ans. C’est ce type d’éducation coloniale que j’ai reçue. J’étais aussi une grande lectrice. Mon enfance malheureuse et ma curiosité m’ont fait aimer les livres.
Qu’est-ce qui vous a décidé votre mari Graham et vous-même à choisir l’Angleterre comme pays d’exil ?
On m’a posé cette question des milliers de fois. Les Anglais, notamment. La réponse que je leur donne, et que je donnerai toujours, est la suivante : « Je suis ici parce que vous êtes allés là-bas. » Si les Russes avaient colonisé mon pays, je serais sûrement en Russie à l’heure actuelle et je parlerais russe.
C’était logique pour nous de choisir ce pays. Des Sud-Africains sont partis dans d’autres pays. Certains sont allés en France, comme Gerard Sekoto. D’autres ont choisi la Scandinavie, car après 1976, ces pays offraient des conditions particulières pour les étudiants sud-africains. […] Dans notre cas, nous parlions anglais. Graham a été à l’école en Angleterre. Trouver un travail était plus simple dans ces conditions […].
Quelle fut votre arrivée à Londres et comment avez-vous été accueillis par la communauté sud-africaine ?
Nous savions qu’il y avait une grande communauté sud-africaine à Londres. Principalement des exilés volontaires. Quand nous sommes arrivés, on nous a dit qu’il y avait environ 25 000 familles sud-africaines au nord de Londres. Les premiers exilés, venus au début des années 1960, étaient en majorité des Blancs opposés à l’apartheid. A la fin des années 1960, les Noirs ont commencé à venir. Le mouvement anti-apartheid était ici. L’ANC opérait de Zambie et de Londres.
Au début, on ne socialisait pas vraiment. J’étais enceinte, Graham devait trouver un travail et, on habitait au sud-est de Londres. Ici, les gens du nord ne descendent pas au sud de la Tamise. On n’avait pas beaucoup d’argent. Heureusement, avec quelques amis sud-africains, on se serrait les coudes.
Comment s’organisait l’action anti-apartheid à Londres ?
Il y avait des manifestations organisées par le Mouvement Anti-Apartheid. Cette organisation anglaise avait pour mission de dénoncer l’apartheid et de faire en sorte que le gouvernement britannique ne soutienne plus l’Afrique du Sud. Le Mouvement voulait encourager le public à agir, à s’engager dans des actions renforçant l’opposition. Nous participions à toutes les manifestations. Notre fille était toute petite. Pour certains, il s’agissait juste d’aller à une manifestation, puis ils retournaient à leur quotidien. Pour nous, il était important de maintenir l’action, de continuer à faire marcher la résistance. Voir la fin de l’apartheid était pour moi une priorité.
L’art jouait-il un rôle dans la résistance ?
Nous avons très vite réalisé qu’il fallait soutenir les talents artistiques qu’il y avait dans notre communauté. Nous avions conscience du rôle fédérateur de l’art. En Afrique du Sud, les activités sociales et culturelles, organisées dans le cadre des Black Community Programmes (une initiative du mouvement Black Consciousness), étaient déjà un moyen efficace de diffuser des idées. D’une certaine manière, il s’agissait juste de reprendre ce que nous avions laissé dans notre pays. L’art canalisait toute notre énergie et favorisait les rencontres.
Y avait-il des figures dominantes dans la communauté ou des lieux de rencontre privilégiés ?
Pas vraiment. Il y avait un très grand partage d’idées entre nous.[…] Plus tard, à la fin des années 1980, quand l’aile culturelle de l’ANC a réalisé l’importance de l’art, l’accent a été mis sur l’aspect politique. Nos activités se souciaient toujours de la politique. Mais cette fois, il s’agissait d’une politique orientée dans le sens de l’ANC.
Par exemple, dans les expositions, un artiste devait esthétiquement faire preuve d’une position anti-apartheid. On ne voyait plus que des images de tanks, de soldats, de sang ou de barbelés. Je ne dis pas que ces images ne sont pas importantes. Mais les artistes qui soumettaient un travail à contre-courant, « non-révolutionnaire », étaient très souvent ignorés. La même chose se produisait avec l’écriture, la littérature, la poésie. On ne pouvait pas écrire un poème sur l’amour et le soumettre […].
Après 28 ans passés en Angleterre, la notion de patrie a-t-elle changé pour vous ?
Je ne peux pas souscrire à la notion de nationalisme. La patrie, et ce que cela implique, fait écho au nationalisme. Du temps de l’apartheid, ce que j’appelais ma patrie était l’Afrique du Sud. Mais ceci n’était pas investi d’un sens spirituel, ni culturel (puisque je suis de langue afrikaans). Ma patrie est un lieu géographique. Et pour quelqu’un comme Graham, qui a grandi au Liban, l’idée de patrie doit être aussi vague que la mienne […].

///Article N° : 4617

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