Au centre de la scène, posé au sol, un rectangle blanc flotte dans l’obscurité de la salle uniquement éclairée pas des néons bleus disposés à la verticale sur les murs. Sur cet espace rectangulaire lumineux exigu se tiennent deux personnages, un homme et une femme, élégamment habillés, debout, éloignés l’un de l’autre de quelques mètres et se dandinant légèrement, les yeux fermés, au rythme d’une douce musique. On entend les paroles du » Kor Nidr » (chant sacré juif) qui réchauffent l’univers froid et aseptisé de néons et d’acier. L’atmosphère est calme, détendue quand soudain, la musique déraille, puis s’arrête, laissant les corps en suspens
Panne d’ascenseur !
C’est une situation pour le moins banale, celle de deux inconnus enfermés dans un espace clos durant une durée illimitée, que Koffi Kwahulé choisit pour créer une tension dramatique qui monte progressivement au cours de la pièce Blue-S-cat jouée en Avignon en juillet 2005 à la Chapelle du Verbe Incarné dans le cadre des TOMA (1) dans une mise en scène savamment orchestrée par le dramaturge ivoirien lui-même et brillamment servie par deux comédiens de talent, Olivier Brunhes dans le rôle de l’homme et Nanténé Traoré dans celui de la femme.
L’homme et la femme prisonniers de l’ascenseur ne se connaissent apparemment pas, bien qu’habitant le même immeuble. Le fait de maintenir l’anonymat (les deux personnages ne sont jamais nommés et ne se présenteront pas l’un à l’autre) prouve d’emblée la volonté de l’auteur d’instaurer une relation de distance et de méfiance entre deux êtres enfermés dans le même espace, mais chacun dans sa sphère, sa bulle d’où l’autre est irrévocablement exclu. Prisonnier d’un ascenseur mais plus encore d’eux-mêmes, l’homme et la femme se retrouvent brutalement mis en présence physique de l’autre, spatialement proche, trop proche avec qui le dialogue ne s’instaure jamais totalement. Koffi Kwahulé met en scène la difficulté voire l’impossibilité de rentrer en communication avec l’autre, qu’il s’agisse d’un autre de sexe ou de races différentes comme c’est ici le cas puisque le rôle de l’homme est interprété par un comédien blanc, Olivier Brunhes, et celui de la femme par une comédienne noire, Nanténé Traoré dans un monde moderne réglementé et aseptisé, froid et conventionnel, où la rencontre d’un inconnu suscite la méfiance, voire la peur et peut conduire au drame. Jamais les personnages ne s’adressent directement la parole : ils engagent certes un dialogue, mais un dialogue avec eux-mêmes. Les pronoms de deuxième personne ( » vous » et » tu « ) sont quasiment absents de cette succession de monologues à la première et à la troisième personnes. Les voix de l’homme et de la femme alternent ainsi sans jamais se répondre. Nous sommes dans la tête des personnages et nous pénétrons dans leurs pensées, des pensées qui vont et viennent, vagabondent. Alors que l’homme, totalement absorbé dans des histoires de chiffres et de pourcentage, ignore la présence de la femme au début de la pièce, celle-ci au contraire est d’emblée extrêmement consciente de la présence de cet inconnu qui la met mal à l’aise et dont elle cherche à percer les pensées, se demandant anxieusement ce qu’il va faire, appréhendant le pire, une agression, un viol. Le malaise se lit dans les sourires forcés, dans les gestes mécaniques et répétés (elle fouille compulsivement dans son sac, feint de sortir quelque chose puis se ravise). Le suspens s’accroît avec les ellipses : l’emploi du pronom » le » dans la phrase » il va le sortir » créé une certaine tension car on ignore de quoi il s’agit et les hypothèses se bousculent dans la tête de la femme comme dans celle du spectateur (est-ce une arme ? un couteau ? un pistolet ? ou bien s’agit-il de son sexe ?). Koffi Kwahulé instaure une tension dramatique en même temps qu’il joue avec humour et habileté du langage : il multiplie les ellipses, les répétitions et les phrases inachevées ; la parole est ressassée, les mots se répètent, tournent sur eux-mêmes, créent un rythme musical avec des thèmes récurrents et des variations pour finir par se vider de leur sens, au point que les lanternes deviennent des vessies, » à moins que vice versa « . Le dramaturge accuse la vacuité et l’inanité du langage tout comme l’impossibilité de la communication. Le dialogue, de même que la musique du début, déraille et avorte avant même d’avoir été amorcé.
Si le dialogue verbal échoue, la communication n’est pas pour autant totalement rompue. Les corps esquissent des mouvements imperceptibles qui trahissent l’attirance réciproque de l’homme et de la femme l’un pour l’autre. Des sentiments contradictoires animent les personnages : elle, de méfiante et inquiète, devient progressivement aguicheuse, séductrice et même provocatrice ; lui, indifférent au début, montre un certain intérêt puis éprouve une attirance manifeste pour cette inconnue qu’il finit par regarder attentivement et par trouver séduisante. Un rapprochement insensible des corps s’opère dans cet espace clos et intime de l’ascenseur, des mouvements furtifs sont esquissés (des mains se frôlent, la femme lance sa jambe en l’air plusieurs fois, imitant un pas de tango argentin, danse par excellence de la sensualité et de la séduction). Les corps comme aimantés l’un par l’autre, finissent pas se rapprocher sans pourtant jamais se rejoindre. On assiste bien à un jeu de séduction entre ces deux inconnus qui ne parviennent pas à se parler mais qui finissent par entrer en relation grâce au corps. La sensualité s’accroît, le désir monte au fur et à mesure que progresse l’action. Au milieu de la pièce a lieu une scène de strip-tease qui conduit à un coup de théâtre. Les personnages se déshabillent lentement pour laisser apparaître sous le tailleur de la femme un short de sport et sous le costume de l’homme des bas résille et un porte-jarretelles. On peut voir dans ce travestissement le renversement de l’ordre, la remise en question des règles et des conventions sociales, ainsi que l’interchangeabilité des rôles de l’homme et de la femme. Dans le texte de la pièce, la suppression des didascalies précédant traditionnellement les répliques pour savoir qui parle est significative : le dramaturge rend d’emblée possible l’inversion des rôles qui aura effectivement lieu sur la scène avec le travestissement. Une fois sortis du rectangle et placés dans cet espace marginal de l’entre-deux, dans cette zone d’ombre située entre la verticalité et l’horizontalité des cadres lumineux, hors du monde rectiligne, rigide, sclérosant et étriqué de la normalité, l’homme et la femme se libèrent et se déchaînent au rythme saccadé d’une musique techno tonitruante qui éclate brutalement en même temps qu’une lumière stroboscopique aveuglante vient décomposer les mouvements rapides et déstructurés des corps ; cette explosion de son et de lumière tout comme cette danse brutale et violente, folle et effrénée, font éclater le carcan du quotidien et des règles en autorisant une libération des corps. On peut s’étonner que les deux personnages évoluent séparément sur la scène et jamais ne se touchent comme si la rencontre, cette fois charnelle, était irrémédiablement manquée. La musique s’éteint ensuite aussi brutalement qu’elle avait éclaté et la tension dramatique retombe : chacun se rhabille, reprend son rôle, sa place sur le petit rectangle froid et exigu, et rentre dans sa bulle, comme si cet intermède de folie n’avait jamais eu lieu. Et l’esprit de la femme et de l’homme de se remettre à vagabonder. Elle se méfie, surveille attentivement les gestes de l’homme et recommence à imaginer le pire pour finalement agir sans laisser à son » adversaire » le temps de faire un geste. L’échange ultime a lieu dans la violence des coups de talon administrés par la femme à l’homme, qui s’effondre et a juste le temps, dans un dernier soupir, de sortir de sa poche sa main dans laquelle germe une rose rouge.
Tragique, comique et absurde, violent, poétique et musical, le théâtre de Koffi Kwahulé s’inscrit dans la veine d’Eugène Ionesco, de Samuel Beckett ou de Jean Tardieu. On pense à La Cantatrice Chauve où le dialogue déraille et finit par révéler la folie immanente de personnages prisonniers du carcan des conventions sociales ; on pense aussi à En attendant Godot où le ressassement de la parole vient meubler musicalement le vide de l’attente, ou encore à Finissez vos phrases
où l’inachèvement des répliques suggère la vacuité du langage. Avec Blue-S-Cat, Koffi Kwahulé dénonce avec humour (souvent noir) et ironie l’impossibilité du dialogue et de la communication dans une société moderne rigide et sclérosée, où l’individu, enfermé dans sa solitude, se méfie et a peur de l’autre, de l’étranger, de l’inconnu nécessairement perçu comme un intrus, un danger. La dislocation de la structure dramatique, le démembrement du dialogue, la brutalité de la musique et des lumières révèlent la violence sous-jacente des rapports humains, l’irréconciliable antagonisme des sexes et l’infinie solitude des deux » éternités différentes de l’homme et de la femme » (2).
1. Théâtres d’Outre Mer en Avignon
2. Apollinaire Guillaume, L’Enchanteur pourrissant (1909). Koffi Kwahulé, Blue-s-cat, Paris, Editions théâtrales, 2005.
Mise en scène de Koffi Kwahulé (assisté de Sébastien Rajon).
Création en Avignon à la Chapelle du Verbe Incarné dans le cadre des TOMA (Théâtre d’Outre-Mer en Avignon), juillet 2005.
Avec : Olivier Brunhes et Nanténé Traoré
Scénographie : Christian Tirole
Chorégraphie : Philippe Fialho///Article N° : 4575