Un des défis de traduction de l’oeuvre de Koffi Kwahulé est d’arriver à conserver, ou à réinterpréter, le regard d’un auteur étranger sur un pays dont l’influence politique, économique et culturelle est sans égale. Comment, lorsque l’on passe d’un contexte où le regard est posé de l’extérieur à un contexte où le regard semble venir de l’intérieur, peut-on garder le même point de vue ou tout au moins, créer un questionnement aussi valide ? La question identitaire, dans ses différentes manifestations, est au sein de l’oeuvre de Koffi Kwahulé. Et la plupart du temps, elle est intimement liée à la position de l’Amérique dans le monde. Il va donc de soi qu’une grande partie du travail de Chantal Bilodeau en tant que traductrice consiste, au-delà des mots, à trouver des stratégies pour préserver la vision de l’auteur, alors même que le contexte qui lui permet d’exprimer cette vision est effacé.
Chantal Bilodeau, qui traduit régulièrement en anglo-américain les pièces de Koffi Kwahulé, prépare pour le Lark Theatre Compagny, avec le soutien de l’asssociation « Etant donné » (Fonds franco-américain pour le développement des arts de la scène) la traduction d’un recueil de sept pièces, elle présente ici un exemple de ce type de défi, rencontré lors de la traduction de Big Shoot, ainsi que la solution à laquelle elle est arrivée.
Chantal Bilodeau, qui traduit régulièrement en anglo-américain les pièces de Koffi Kwahulé, prépare pour le Lark Theatre Compagny, avec le soutien de l’asssociation « Etant donné » (Fonds franco-américain pour le développement des arts de la scène) la traduction d’un recueil de sept pièces, elle présente ici un exemple de ce type de défi, rencontré lors de la traduction de Big Shoot, ainsi que la solution à laquelle elle est arrivée.
Dans une atmosphère de fin du monde, deux hommes se font face. L’un d’eux, dépouillé de son identité, est venu se faire exécuter par l’autre, bourreau médiatique, pour la joie d’un large public qui assiste à l’événement. S’en suit toute une stratégie d’intimidation de la part du bourreau dans le but de faire avouer à la victime un crime qui justifierait l’acte final, ou le rendrait plus théâtral. Une de ses tactiques, dans la version originale française, est d’utiliser l’anglais comme langue de domination. Le bourreau exhibe ses talents linguistiques (et sa familiarité avec la ville de New York), allant même jusqu’à citer des passages de la bible en anglais, pour établir très clairement dès les premières minutes de la pièce la relation de pouvoir entre lui et sa victime. Cette relation est plus tard remise en question lorsque la victime révèle qu’elle parle aussi l’anglais, et même mieux que le bourreau à qui elle reproche d’avoir un accent.
Pour la traduction anglaise, il fallait choisir une langue qui aurait, autant que possible, le même poids que l’anglais dans la version française sinon les efforts du bourreau deviennent futiles et la pièce perd son sens. Mais en réalité, la place de l’anglais dans le monde est unique ; l’anglais est la langue internationale de la politique, des affaires, des sciences, et même des arts. En plus, la culture américaine – particulièrement à travers le cinéma, la télévision et la musique – est tellement exportée qu’elle a réussi à se tailler une place au sein de la majorité des autres cultures. Trouver une langue qui aurait la même force de présence que l’anglais était donc impossible. En revanche, comme chaque pays a ses vulnérabilités, ses zones grises où se fragilise sa confiance, il y avait nécessairement une langue susceptible de suggérer une position de dominance sur l’Amérique.
Il y a depuis des années, aux États-Unis, des tensions autour des immigrants illégaux mexicains. Ces tensions, qui à mon avis sous-entendent une peur primale de l’invasion, elle-même une crainte de la perte d’identité, m’ont amenée à considérer l’espagnol. Mais la position de l’espagnol par rapport à l’anglais ne rend pas vraiment la relation de pouvoir qui existe entre le français et l’anglais. Au plus fort de la guerre froide, alors que la peur d’une attaque nucléaire était bien ancrée dans l’imaginaire américain, le russe aurait été une possibilité. Même si l’URSS représentait plus une menace militaire que culturelle et ne remettait pas en question les valeurs américaines, il y avait quand même là un inconfort qui aurait pu être exploité. Mais, vingt ans plus tard, la rivalité entre les États-Unis et la Russie ne fait plus partie de la conscience collective et la langue russe est devenue plus exotique qu’inquiétante. Comme la traduction de Big Shoot s’est faite en 2003, à peine deux ans après les évènements du 11 septembre, j’ai aussi pensé traduire les passages anglais en arabe. Mais j’ai également rejeté cette option, car comme les attaques nucléaires, le terrorisme est une menace immédiate, pas une dominance culturelle. Et cette menace est en réponse aux actions de l’Amérique, situant donc le pouvoir toujours du côté de l’anglais et transformant, à tort, la pièce en complot de revanche.
Après maintes réflexions, la solution qui s’est imposée s’est avérée être la plus simple. Une des zones grises des États-Unis, là où ses vulnérabilités se manifestent plus ouvertement, est liée à son degré de raffinement. La culture américaine se définit par son optimisme et son dynamisme, qualités essentielles à la poursuite du « American Dream ». Mais, d’une certaine manière, l’Amérique est relativement jeune, et comme toute adolescente qui n’aurait pas encore acquis la sagesse de l’âge, elle sent, plus ou moins consciemment, qu’elle manque de sophistication. Or, la langue de la sophistication, dans l’imaginaire américain, est le français. La beauté, l’élégance, le raffinement sont des qualités associées à la France. D’ailleurs, les domaines de la mode et de la cuisine sont truffés de mots et d’expressions françaises. Et les Français sont admirés depuis toujours pour leur sensibilité aux bonnes choses de la vie. J’ai donc traduit les passages anglais de la version originale en français dans la version anglaise.
Que devient la vision de l’auteur après cette transformation ? Dans la version originale, au-delà de la progression de la trame narrative et de la mise à nu de tel ou tel trait du personnage, l’utilisation de l’anglais est un commentaire sur la puissance médiatique des États-Unis, sur leur propension à exposer l’intime aux regards de tous et à fabriquer le drame pour satisfaire les attentes des spectateurs. L’utilisation de l’anglais est aussi une référence à « l’américanisation » du monde qui ne se définit plus seulement par sa propre culture, mais aussi par rapport aux idéaux, bons ou mauvais, véhiculés par la culture américaine. La question posée est : Qui suis-je dans un monde où j’accepte de me laisser définir par l’autre ? Mais une fois traduite en anglais, la pièce fonctionne quelque peu différemment. Comme le lieu où se déroule l’action n’est pas défini et que la seule référence qui permettrait de situer la pièce à l’extérieur des États-Unis (la langue) a disparu, on ne perçoit plus le regard d’un auteur étranger. L’action se déroule aux États-Unis. Ce qui émerge dans ce nouveau contexte est un questionnement de la culture américaine par rapport à elle-même. On ne parle plus de l’Amérique comme d’un ailleurs, mais bien comme d’un ici. Dans ce cas, la question se transforme et devient : Qui suis-je dans un monde où je tente d’imposer une définition de l’autre à travers ma propre culture ?
Tout comme la question identitaire, la tactique d’intimidation du bourreau est, elle aussi, altérée par les exigences de la traduction. Lorsque le bourreau de langue française utilise l’anglais, il domine sa victime en s’appropriant un des symboles de la puissance dominante. Il tente, en quelque sorte, de démontrer qu’il a la force de l’Amérique en lui. À l’inverse, lorsque le bourreau de langue anglaise utilise le français, il domine sa victime en se dissociant de cette même puissance. Il essaie de s’élever au-dessus d’elle, d’adoucir son image, de montrer qu’il est plus qu’une machine à tuer. Dans les deux cas, le questionnement de l’auteur sur la position de l’Amérique dans le monde est le même, mais, à travers la traduction, la distance entre le spectateur et l’objet de questionnement a disparu. Ce qui apparaît à la place est une invitation à la réflexion sur le degré de responsabilité qu’engendre le pouvoir.
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De toute évidence, une fois traduit pour l’Amérique, le regard sur l’Amérique prend les couleurs de l’Amérique. La traduction est une transformation et le regard de l’auteur est modelé, parfois même indépendamment du travail du traducteur, par les particularités de la langue et par son inévitable bagage de références culturelles. À défaut d’obtenir un calque parfait, le but est d’arriver à une uvre qui a sa propre intégrité et dont la préoccupation centrale est un écho de la préoccupation centrale de l’uvre originale. Ainsi, lorsque dans la pièce, Dieu demande à Caïn « Où est ton frère Abel ? », le plus important n’est pas que tous les spectateurs arrivent à la même réponse mais, et peu importe la langue dans laquelle sont proférés les mots, qu’ils entendent tous une variation de la même question.
///Article N° : 8825