En ce mois de janvier, le rappeur Kery James est sur les planches du Théâtre du Rond Point jusqu’au 28 janvier pour A vif !, une pièce qu’il a écrite et dans laquelle il joue aux côtés de Yannick Landrein, dans une mise en scène de Jean-Pierre Baro.
A priori tout les oppose : Yann Jaraudière (incarné par Yannick Landrein) et Soulaymaan Traore (joué par Kery James lui-même) sont issus de deux quartiers, l’un aisé, l’autre populaire, deux milieux sociaux bien distincts. Ils ont aussi une couleur de peau différente. En tant qu’apprentis-avocats, ils se retrouvent dans un concours d’éloquence autour d’une question : « L’État est-il le seul responsable de la situation actuelle dans les banlieues ? «
Plus qu’un conflit, un dialogue
Pourtant, la pièce, malgré les invectives et les prises à partie fondées sur les préjugés des deux personnages (- Oui, Yann a bien porté des couches et non des culottes de soie quand il était petit ; Non, Soulaymaan ne sait pas comment se procurer du shit même s’il vit en banlieue ! -), ne met pas en scène un véritable conflit. À la fin du spectacle, Yannick Landrein lit le texte du titre de 2012 de Kery James, « Lettre à la République », et la dernière réplique (« Est-ce que les Français ont les dirigeants qu’ils méritent ? ») est dite à l’unisson des deux voix. Mais sans même attendre cela, c’est un véritable dialogue qui anime les deux protagonistes. Celui-ci porte sur le degré de responsabilité d’un individu, le terme étant d’ailleurs mis en valeur dans le premier tableau, intitulé « Responsabilités », car, sur le fond, les deux personnages sont d’accord : l’État, à savoir nos dirigeants, sont bien coupables, c’est le sens même du présupposé de l’énoncé de la question (« L’État est-il le seul ?). Arnaud Montebourg, présent dans la salle ce soir-là n’a qu’à, comme les autres hommes et femmes politiques, bien se tenir. La sortie du désespoir politique passe donc par le sens de l’intérêt général de chacun et pour quiconque est un peu familier des albums de Kery James, toute l’argumentation déployée est au fond celle du titre de 2013 « Constat amer », qu’entonne d’ailleurs le rappeur à la fin de la deuxième partie.
Si Brecht m’était rappé
Il quitte à partir de là la posture du comédien pour rapper ses répliques et cette mise à distance du jeu parachève le parti pris brechtien de mise en scène.
Comme chez Brecht, le réel rattrape la fiction, et celle-ci n’est d’ailleurs qu’esquissée. Les coups de feu qui retentissent au début et à la fin du spectacle pour annoncer la mort prochaine de Soulaymaan ne sont pas explicités. Le dialogue qui ouvre le deuxième tableau entre Soulaymaan et son frère Demba, au sujet de l’éducation de leur petit frère, n’aura pas de suite. Ces éléments fictionnels seront certes sans doute développés dans un long-métrage en préparation, mais là n’est pas le propos. Dans le spectacle proposé, le « divertissement » fictionnel n’a pas sa place.
Comme chez Brecht, tout est distanciation : la lumière allumée, les tableaux (actes) auxquels on donne un titre sur écran, l’interruption d’images qui ont une fonction didactique d’information ou mimétique du réel (telles que les grands ensembles projetés), les songs à savoir les tirades qui font penser à un certain nombre de titres de l’artiste (« Banlieusards », « L’Impasse »
), le jeu finalement distancié des deux comédiens, l’humour dans l’usage délibéré de la caricature
Tout provoque la distanciation chère au dramaturge allemand, premier pas vers la prise de conscience et l’éveil politique.
Et comme chez Brecht, tout est urgence. Une urgence politique au sens noble du terme. Si l’homme de théâtre allemand cherchait à alerter, notamment, le public sur les dangers du nazisme, Jean-Pierre Baro, qui signe la mise en scène du spectacle, souligne ici l’extrême urgence d’une question (les inégalités sociales, particulièrement celles qui touchent les quartiers populaires) dont on ne cesse pourtant de différer la réponse.
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