« Black dance : tradition et transformation ». L’intitulé du festival présenté chaque année en février au Bam Harvey Theater, en plein cur de Brooklyn (New York), annonce la volonté des organisateurs de donner la parole à une danse qui, si elle ne renie pas ses racines, fait fi de tout enfermement statique. Chef d’orchestre de cette ode à la création chorégraphique contemporaine « black », le « 651 Arts ». Créé en 1988, ce centre artistique, qui doit son nom au numéro de la rue où il se situe, aime à se définir comme une vitrine majeure des arts de la scène africaine-américaine. La programmation vibre au rythme de spectacles de théâtre, danse et musique, de projections, conférences et résidences d’artistes. Dans le cadre de son pôle « Africa Exchange », mis en place en 1995, le « 651 Arts » organise également des rencontres entre créateurs africain-américains et créateurs africains.
Cette année, le festival « Black Dance » a déroulé ses scènes, ses ateliers de danse et ses interludes de réflexion hors scène (conférences et projections) du 15 au 24 février. En ouverture, le public a pu découvrir, en avant-première, un documentaire de trois heures retraçant l’histoire de la danse noire : « Free to dance ». Côté scène, chaque spectacle a témoigné – si tant qu’on en ait besoin – de la modernité de la création contemporaine africaine-américaine. Introduisant et juxtaposant des éléments culturels éclectiques, les chorégraphes présents cette année au Black Dance Festival ont su déjouer avec brio clichés et catégorisation facile : présence d’éléments vidéo ; mélange de vocabulaires chorégraphiques contrastés ; amalgame d’expressions artistiques dépassant le seul langage chorégraphique (insertion de jeu théâtral, présence de sculpture sur la scène) ; intitulés respirant cet entre-deux invoqué par le festival, entre tradition et transformation – « Verge » (Bebe Miller Company), « Ye who seeks balance » (Nia Love), « Upside Down » (Ronald K. Brown), « Taagala », « le voyageur » en langue bambara (compagnie Salia Nï Seydou)
De la qualité narrative et stylistique des spectacles s’est dégagé un désir de célébrer le passé tout en le revisitant, à la lumière de couleurs modernes. « Rhythm legacy : The Living Books », d’Abdel R. Salaam, a offert au public une audacieuse rencontre entre swing, hip hop et danse traditionnelle africaine. En guise d’hommage au peuple Baka (Nouvelle Guinée), Nia Love a décliné un solo aux consonances post-modernes (« Ye who seeks balance »). Robert Henry Johnson a dansé le Nouveau Testament sur un air de Deep Forest alliant chants pygmées et techno (« Five loaves of bread and two fish »). Et la compagnie burkinabé Salia Nï Seydou a fait chavirer les repères de la tradition en une séquence où les danseurs, jusque là accompagnés au son d’un percussionniste et d’un joueur de violon traditionnels, se sont transformés en un public de boîte de nuit déchaîné, tandis que des flashs lumineux multicolores reproduisaient une ambiance discothèque.
Derrière l’intitulé de ce festival se profile la délicate question du fondement du concept de « black dance », difficile à délimiter, donc forcément controversé. En quoi peut-on attribuer au style chorégraphique de l’ensemble des compagnies participant à ce festival le label de « black dance », qui englobe et dépasse celui de « danse africaine » ? Qu’est-ce qui a rapproché et qu’est-ce qui a distingué les créateurs réunis cette année au Bam Harvey Theater ? Quel lien y a-t-il entre la Bebe Miller Company, composée de danseurs américains noirs et blancs, et la compagnie burkinabé Salia Nï Seydou ?
Si les artistes de la « black dance » semblent se retrouver autour d’un héritage commun, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un héritage délicat à définir. Un héritage « black » ; transfrontalier ; transculturel. Un héritage qui repose sur un lien avec le continent africain. Un lien historique, constitué autour d’une mémoire partagée. Celle de la tragédie de l’esclavage. Celle d’un arrachement. Celle d’une colonisation et d’une négation. Celle d’une résistance et d’une survie aussi. Et c’est peut-être la trace de l’énergie née de cette résistance qui a traversé – et lié – l’ensemble des spectacles du Black Dance Festival cette année. Au-delà de ce qui peut paraître comme un artifice, le concept unificateur de « black dance » ne retrace-t-il pas en définitive, plus qu’une esthétique réfléchie et calculée, une esthétique vécue et portée, presque inconsciemment, une esthétique de l’énergie, ineffable, subtilement transmise de génération en génération, de mémoire en mémoire ?
« 651 Arts » – 651 Fulton Street – Brooklyn, NY 11217 – USA – www.651ARTS.org///Article N° : 3279