La contribution des industries culturelles au développement des pays du Sud

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Cinéaste et ministre malien de la Culture depuis 2002, Cheick Oumar Sissoko était présent à la seconde réunion des ministres de la culture des pays ACP (1) en octobre dernier. Nous publions ici le texte de son intervention dans le cadre d’une table ronde organisée par l’Organisation intergouvernementale de la Francophonie.

La culture a, aujourd’hui, tendance à se développer selon la logique propre à la société industrielle : standardisation et rationalisation de la production d’une part, et division du travail d’autre part. On assiste, au fil des ans, à la multiplication d’entreprises et d’industries qui produisent des biens culturels : films, disques compacts, cassettes, livres, journaux, etc.
La part des échanges de biens culturels au commerce mondial ne cesse d’augmenter, à la faveur de l’évolution de leurs modes de production et de diffusion, marquée essentiellement par le développement du numérique et du satellite, la baisse des coûts des installations techniques, l’accroissement du commerce électronique, etc.
À titre indicatif, selon le Centre du commerce international, les taux de croissance des produits relatifs à la musique et à l’édition sont respectivement estimés à 1,7 % et 1,3 %. Cette évolution offre, à un nombre croissant d’artistes et d’entrepreneurs culturels du Sud, la possibilité d’accéder à la production et à la diffusion.
D’une manière générale, les mutations démographiques et celles des modes de vie ont produit un effet multiplicateur sur l’offre culturelle qui ne s’est pas pour autant diversifiée en fonction des besoins et des publics. La production nationale des pays du Sud se trouve concurrencée sur leur propre marché, eu égard à leur faible capacité d’investissement, au manque de maîtrise des réseaux et mécanismes de distribution, à des problèmes d’ordre structurel et institutionnel, etc.
Des exemples encourageants
La problématique de la contribution des industries culturelles au développement des pays du Sud constitue un sujet de réflexion dont les contours mériteraient d’être cernés à la lumière de l’actualité. Certains indices permettent, directement ou indirectement, d’en donner la configuration. Dans une étude sur l’évaluation du commerce de l’audiovisuel à travers la musique au Mali, publiée en 2000, Moussa Diakité constate que la contribution de la musique malienne au PIB est de 66 millions de Fcfa. Cet exemple paraît édifiant, dans la mesure où le Mali ne dispose que de petites unités de fabrication de cassettes : les potentialités qu’offre la filière musicale sont loin d’être rentabilisées. Quelques autres exemples qui, aidés ou encouragés, peuvent servir de locomotive :
– En Afrique du Sud, les industries de la création contribuent au PIB pour 1,75 %, avec 100 000 emplois représentant plus de 0,5 % de la population active.
– Dans le domaine du cinéma, le chiffre d’affaires du secteur au Maroc s’élève à plus de 100 000 dollars (source : chambre du commerce du Maroc) et emploie plus de 3 000 personnes.
– Dans le même pays, le domaine de l’édition atteint plus de 253 000 dollars et, avec le secteur de l’imprimerie, il a contribué à créer plus de 8 000 emplois (source : Les industries culturelles des pays du Sud, enjeux du projet de convention sur la diversité culturelle, 2004, OIF).
Les statistiques recueillies auprès de l’UEMOA indiquent que l’industrie du livre est un secteur prometteur en Afrique de l’Ouest. Celles-ci révèlent que les exportations de livres ont été en forte augmentation de 1996 à 2002, à raison de 23 % par an vers le reste du monde, et de 45 % à l’intérieur de la zone. Les plus grands exportateurs étant le Sénégal et la Côte-d’Ivoire.
Malgré ces indices, le commerce des biens et des services culturels est marqué par un déséquilibre patent en faveur des pays occidentaux : treize pays assurent 80 % de la production et des échanges. En guise d’illustration, les statistiques du Centre international du commerce indiquent que les États-Unis détiennent 85 % de la production des films et des émissions de télévision. On assiste, d’une manière générale, à la concentration du marché entre les mains des industries culturelles dominantes qui imposent leurs références culturelles et leurs repères identitaires aux publics des pays du Sud.
Dans ces pays, dont le marché subit la domination occidentale, les œuvres sont décalées par rapport à l’environnement socioculturel des consommateurs. La situation y est rendue plus difficile par la fragmentation linguistique et culturelle des marchés, le faible pouvoir d’achat des consommateurs potentiels, l’insuffisance de producteurs qualifiés, le manque de capacités pour assurer les activités du marketing, de distribution et de vente, la piraterie, l’alourdissement des coûts de production par les taxes d’importation d’intrants.
C’est, précisément, dans les filières essentielles comme les industries de l’image et de l’écrit que les pays du Sud sont particulièrement entravés. En Afrique subsaharienne, par exemple, les films locaux, malgré leur succès auprès du public national, ne représentent que 1 à 3 % environ de la production cinématographique. L’offre télévisuelle y est dominée par les programmes étrangers. Aussi, la situation est-elle aggravée par la baisse de la fréquentation des salles de cinéma, l’absence ou l’insuffisance de studios et de laboratoires de production cinématographique, la quasi inexistence de sociétés spécialisées dans le conseil et l’accompagnement financier des créations artistiques.
Dans le domaine de l’édition, le faible taux d’alphabétisation limite le nombre de consommateurs potentiels de l’écrit. En outre, les coûts de distribution et de promotion des biens culturels paraissent trop élevés pour des entreprises culturelles ayant une capacité d’investissement limitée.
Pour un « échange culturel équitable »
Ces difficultés ne doivent pas occulter l’énorme potentiel culturel des pays du Sud qui est encore très peu exploité et mis en valeur. Il existe un vivier d’artistes talentueux dont certains sont amenés à se plier aux exigences d’un marché international dominé par les produits occidentaux, un nombre inestimable de débouchés qui restent vacants faute de moyens et de ressources, un bouillonnement d’initiatives en gestation dans l’informel faute d’un encadrement adéquat. Pour y remédier, il conviendrait que les pays du Sud mettent en place des politiques nationales et régionales de promotion des industries culturelles.
La culture se caractérise par ses dimensions, économique et sociale, esthétique et fonctionnelle, symbolique et réaliste. Elle joue à la fois un rôle socio-éducatif et un rôle de communication. La création artistique assume une fonction de régulation des tensions et des aspirations sociales, d’évacuation et de canalisation du trop-plein d’angoisses dont l’art est le lieu d’expression privilégié. L’œuvre d’art établit un lien affectif, mental et historique entre les membres d’une communauté qui s’identifient à des manières d’être, de penser et d’agir ; elle est un puissant facteur d’intégration sociale et de dialogue interculturel. Outre sa fonction sociale, la culture constitue une source de revenu inestimable pour les économies nationales et régionales. C’est de manière pertinente que Joseph Ki-Zerbo cerne, dans son essai intitulé « Á quand l’Afrique ? », les enjeux de la mondialisation culturelle pour le continent :
« C’est par son « être » que l’Afrique pourra vraiment accéder à l’avoir. À un avoir authentique ; pas à un avoir de l’aumône, de la mendicité. Il s’agit du problème de l’identité et du rôle à jouer dans le monde. Sans identité, nous sommes un objet de l’histoire, un instrument utilisé par les autres : un ustensile. Et l’identité, c’est le rôle assumé ; c’est comme dans une pièce de théâtre où chacun est nanti d’un rôle à jouer. […] Car les Africains ne peuvent pas se contenter des éléments culturels qui leur viennent de l’extérieur. Par les objets manufacturés qui nous viennent des pays industrialisés du Nord, par ce qu’ils portent de charge culturelle, nous sommes forgés, moulés, formés et transformés. Alors que nous envoyons dans le Nord des objets qui n’ont aucun message culturel à apporter à nos partenaires. L’échange culturel est beaucoup plus inégal que l’échange des biens matériels. Tout ce qui est valeur ajoutée est vecteur de culture. […] Autrement dit, on nous confine dans des zones où nous produisons et gagnons le moins possible. Et notre culture a moins de chance de se diffuser, de participer à la culture mondiale. C’est pourquoi un des grands problèmes de l’Afrique, c’est la lutte pour l’échange culturel équitable. Pour cela, il faut infrastructurer nos cultures. Une culture sans base matérielle et logistique n’est que vent qui passe. »
Ce constat s’applique, dans une certaine mesure, aux pays du Sud qui devront prendre les mesures nécessaires pour développer et rentabiliser leurs industries culturelles : structuration du cadre juridique et institutionnel, intégration des industries culturelles dans les dispositifs existants, encadrement et formation des artistes en vue d’atteindre la performance technique, artistique et économique, offre de toutes les compétences à tous les niveaux de la chaîne industrielle (création, production, diffusion et distribution), facilitation de l’accès à des financements publics et privés, mise en place d’organismes spécialisés de formation et d’appui financier, ratification de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, etc.
Aussi, le Mali est-il en train de mettre en place l’Agence pour la promotion des industries culturelles, dont le premier volet, celui de la formation, est en cours d’exécution. L’État malien tente de soutenir et d’accompagner l’élan des opérateurs et des entrepreneurs culturels qui participent, selon leurs moyens et leurs ressources, à l’effort national de développement. Il convient, en outre, de signaler l’apport positif de projets tels que le Programme de soutien aux initiatives culturelles décentralisées, financé par l’Union européenne, et le Projet d’appui à la filière du livre au Mali, fruit de la coopération franco-malienne, ainsi que la présence de l’OIF dans l’exécution de nos programmes culturels.
La coopération régionale et internationale offre également des opportunités de promotion des industries culturelles. La tenue de la seconde réunion des ministres de la Culture ACP procède d’une volonté politique qu’il importe de renforcer en vue de contribuer au développement des industries culturelles dans les pays du Sud. Le suivi du Plan d’action de Dakar paraît important à cet égard.

1 La seconde réunion des ministres de la Culture des pays ACP s’est déroulée du 11 au 13 octobre 2006, dans la capitale dominicaine, Saint-Domingue (plus d’informations sur www.acp.int).Cinéaste internationalement reconnu, Cheick Oumar Sissoko est ministre de la Culture du Mali depuis 2002. Titulaire d’un DEA d’Histoire et de Sociologie africaine, il est également diplômé de l’École des hautes études en sciences sociales, en Histoire et en Cinéma. Son film La Genèse a reçu en 1999 le Grand prix « l’Étalon de Yennenga » au Fespaco.///Article N° : 5795

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