La crise malgache : sale temps pour les artistes ?

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Le soir du 16 décembre 2001, jour du premier tour de l’élection présidentielle, dans tous les bureaux de vote de Madagascar, avec les urnes, c’est la boîte de Pandore que l’on a ouverte. Avec les émeutes sanglantes, les scènes de pillage ou autres affrontements armés, les Malgaches découvriront alors que la réalité des barrages antiéconomiques destinés à asphyxier volontairement des régions entières, les climats de terreur instaurés par les miliciens en armes dans plusieurs villes des provinces, les exhortations à la haine tribale, les arrestations arbitraires, les tortures, etc., ou comment des extrémistes sans scrupules décident de passer des fantasmes à l’acte. Avec deux gouvernements et deux capitales, la Grande île fut au bord de la partition et à deux doigts de la guerre civile. Les opérations militaires dites « de pacification des provinces » entamées début juin dernier pour ne se terminer que vers la fin du mois de juillet, ramèneront quelque peu la situation à la normale, tout en sachant que rien ne sera plus comme avant.
De la crise, personne n’en sort indemne. Même les artistes. Il y a, bien entendu, ceux – des chanteurs populaires pour la plupart – qui, par conviction politique, se sont impliqués volontairement dans les événements, militants actifs de l’une ou l’autre cause, avec les avantages et les déboires que cela implique. (voir encadré 1).
Puis, il y a tous les autres, qui ont choisi d’observer la situation de loin mais n’en seront pas moins marqués. Matériellement d’abord puisque le climat d’insécurité permanent qui régnait tout au long des sept mois que durait la crise et la débâcle économique – des centaines d’entreprises ont été obligées de fermer, provisoirement ou définitivement – n’étaient pas pour inciter aux sorties et aux dépenses superflues. Aucun spectacle, aucune exposition à se mettre sous la dent, les ventes de disques ou de cassettes au ralenti, voilà le chanteur, le musicien, le comédien ou le plasticien au chômage technique. Sale temps pour les artistes ? Pas toujours. Car beaucoup ont mis ces « vacances forcées », comme ils disent si bien, à profit.

« La crise ? J’en ai profité pour terminer la construction de ma maison », lance Hanitra Rasoanaivo, la charismatique leader de Tarika, sûrement le groupe malgache le plus populaire hors des frontières de la Grande île. Laquelle « maison » s’avère en fait être un superbe complexe touristico-culturel, comprenant entre autres un restaurant, une salle de spectacle, un studio d’enregistrement, des chambres d’hôtes, etc., s’élève majestueusement, et depuis quatre mois, du côté de Mahazoarivo, à la périphérie sud-est de la capitale. Antshow (« le spectacle des fourmis »), c’est le nom de l’endroit, est à l’image de la musique de Tarika : raffiné tout en restant proches des traditions.
Les autres afficheront une attitude plus résignée, mais surtout peut-être des ambitions nettement moindres que celles de Hanitra, dans la création ou l’échafaudage de projets, les seules alternatives qui leur restent en cette période d’oisiveté forcée, l’esprit traversé en permanence par ces images-chocs, véritables uppercuts visuels assénés quotidiennement par la télévision : scènes d’émeutes ou d’affrontements entre civils et militaires, suivis de gros plans sur les blessés gisant dans une mare de sang ou les cadavres nus des victimes sortis des tiroirs de la morgue, encore plus blêmes sous les lumières des caméras et les flashes. Sans oublier les jeunes miliciens en armes, la tête ceinte d’un bandeau rouge et l’attitude arrogante, montant farouchement la garde au niveau des barrages qu’ils ont érigés sur les routes ou sur des ponts.
L’exception malgache
Ce qui a marqué Annie Gabriella Saranouffi, « Gaby » pour tout le monde, 27 ans, danseuse et chorégraphe, l’étoile montante de la danse contemporaine malgache, ce ne fut pas tant les scènes de violence que la ferveur populaire se manifestant à travers les énormes mouvements de foules, en particulier les marées humaines se déversant régulièrement sur la fameuse Place-du-13-Mai, là où elle se rendait souvent, même au plus fort de la crise. Par conviction politique ? Pas exactement. « Tous ces gens venus en masse, sages et disciplinés, unis dans un même élan, et qui réclamaient la même chose, le changement, de tout leur être, de toute leur âme, avait quelque chose de fascinant, raconte Gaby. La preuve on ne peut plus vivante que ce que peuple veut, il l’obtient toujours, avec de la volonté. Et il ne fallait pas oublier non plus qu’on avait cherché à diviser ce peuple, par tous les moyens, mais notre « fihavanana » [terme difficilement traduisible, désignant aussi bien les liens de parenté, la fraternité, l’amitié ou tout autre lien qui unit un individu à son semblable, à la masse et inversement, au sein d’une société, n.d.l.r.]a tenu bon ». Comme le disaient certains experts politiques, commentant la crise malgache : « Toutes les conditions étaient réunies pour faire de Madagascar un second Rwanda, mais ça n’a pas marché, heureusement. » Grâce au « fihavanana », l’exception malgache à laquelle Gaby Saranouffi rend hommage dans « Fihavanam-pasika » (« Liens de sable), sa dernière création, inspirée de la crise malgache, et qu’elle a présentée pour la première fois en public en novembre dernier à Mahajanga, ville de la côte ouest malgache.
C’est de la crise également que Hanitra Rasooanaivo allait tirer les matériaux du prochain album de Tarika, actuellement en gestation et qui sortira probablement vers le milieu de l’an 2003 (voir par ailleurs interview – Encadré 2).
Le statut des artistes, enfin !
« En ce moment, on se pose surtout beaucoup de questions », fait remarquer Richard Razafindrakoto, peintre et plasticien issu des rangs – pas très fournis – des « insolents » prolifiques qui constituent l’avant-garde de l’art plastique contemporain malgache. Tellement en avant-garde, Richard, qu’il a réalisé deux ans auparavant un tableau intitulé « Portail de la confrontation » dans lequel il décrit sa vision d’horreur d’un pays, imaginaire, déchiré par des conflits inter-communautaires, issue fatidique et inéluctable des affrontements de courants d’idées contraires portés à leur paroxysme, œuvre sinistrement prémonitoire s’il en est.
Si chaque artiste peintre y va, depuis deux ou trois mois, de son ouvrage « sur la crise », son inspiration se limite pour le moment, en général, au niveau de la narration et de la représentation sommaire des faits, les événements étant sans doute encore trop récents pour pouvoir prendre assez de recul. Richard Razafindrakoto en est conscient : « Là, on est encore dans une phase d’observation. A mon avis, on attendra encore quelque temps, une période qui peut prendre des années, avant de voir émerger véritablement de nouvelles tendances, de nouveaux modes de pensées nés de la crise. On assistera alors à un affrontement de toutes ces idées, affrontement dans le sens artistique s’entend. Ce qui ne pourrait être que bénéfique pour le développement de l’art en général. C’est ce qui s’est passé, lors des crises de 1972 et de 1991.Concernant la crise de 1991 par exemple, c’est vers les années 1994-1995 qu’est apparue la jeune génération, dont je faisais partie, qui a entrepris de bousculer un peu les lourdes traditions véhiculées par 16 années de socialisme. La vraie confrontation entre le moderne et classique, dans la peinture et les arts plastiques, date en fait de cette époque. Mais à bien y réfléchir, c’est également vers le milieu des années 90, ou juste après, que l’assimilation des nouvelles idées, lancées quand même par les précurseurs quelques années auparavant, a eu véritablement lieu. Regardez ce qui s’est passé dans la chanson : Samoela qui a explosé en 1996, et avec lui toute la vague des « chansons à textes sulfureux », était le fils spirituel de Sareraka, ce dernier, bien qu’étant en fait un pur produit des années 80, était l’un des principaux animateurs, en chansons, des meetings de la Place-du-13-Mai, lors des manifestations populaires de 1991. »
Mais là où la crise a véritablement fait avancer les choses, c’est au niveau de la législation concernant les artistes. Sur l’insistance de ces derniers, le ministère de la Culture planche actuellement, et en collaboration étroites avec les principaux concernés, sur la conception d’un statut des artistes qui devrait voir le jour sous peu. Les artistes, de leur côté, ont décidé de se regrouper en une confédération nationale, à défaut d’un syndicat (catégoriquement refusé par le ministère !), pour mieux faire valoir leurs droits auprès des autorités compétentes. Et si d’aucuns se voient déjà en « artistes intermittents » ou escomptent sur les hypothétiques mannes des subventions de l’Etat, la plupart espèrent d’abord avant tout que leur démarche amènera enfin le gouvernement à se pencher sur les vrais problèmes qui les concernent, en l’occurrence les droits d’auteur et le piratage. Et à agir en conséquence, bien entendu.

///Article N° : 2960

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