La dynamique de la troisième génération est en place…

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La communauté comorienne en France est connue pour son extrême discrétion : pas de vagues, pas d’histoires. A Marseille, son point d’attache par excellence, on l’estime à près de 50 000 personnes. Longtemps obsédés par le mythe du retour, ses membres ambitionnent aujourd’hui de s’intégrer pleinement dans une France multiculturelle, qui n’est pas sans rejet, tout en revendiquant leur différence.

Il aura fallu la mort d’un jeune français d’origine comorienne pour que cette tendance s’amorce au niveau de la jeune génération. C’était il y a quatre ans, dans la nuit du 21 février 95 pour être exact. En courant avec ses potes après le dernier bus, à la sortie d’une répétition d’avant concert, Ibrahim Ali est lâchement assassiné par des colleurs d’affiches du Front National. Un drame que la communauté a su assumer seule, dans la dignité qui lui sied, sans vagues.
Ibrahim avait seize ans. Il faisait partie d’une nouvelle génération : la troisième. Celle qui refuse les status quo d’une communauté fermée sur elle-même et discrète qui vivrait éternellement sur le mythe du retour au pays. Agés de moins de 30 ans, ils affrontent de face les incertitudes identitaires et élaborent des stratégies d’intégration complexes dans cette ville française supposée plus comorienne par la force du nombre. Ils se disent en fait Comoriens à 100% mais Marseillais avant d’être Français. Pour eux, le bled d’origine des parents n’est qu’un ailleurs possible où l’imaginaire noyaute souvent le réel. Les premiers aventuriers comoriens à s’installer sur le vieux port se seraient embarqués comme quartiers-maîtres ou cuistots sur des navires de passage dans les îles vers les années quarante. Depuis, leurs parents ou grands-parents ont suivi. Avec, dans leurs bagages, une culture riche à sangs mêlés qui navigue de l’Afrique au monde arabe, en passant par la Perse, l’Inde, Madagascar…
Dans leurs bagages également : les différents systèmes de division sociale existant au bled. Discrimination entre ceux des campagnes et ceux des villes, mépris des grandes familles envers les petites, racisme évident entre certaines classes sociales, conflits entre les îles, les villages et les quartiers… Un ensemble de codes, qui, aux yeux de beaucoup, divisaient plus qu’ils ne réunissaient. Deux Comoriens qui se retrouvent s’amusent d’abord à trouver ce qui les distingue avant de penser à ce qui les unit. On aime à raconter cette histoire pour mettre en avant les difficultés de la communauté : une sérieuse déception pour cette jeune génération, formatée à l’école républicaine (centralisme, nation française), nourrie ensuite à coups de slogans phocéens (Marseille indépendante, Marseille unie contre tous, Marseille la différente). Leur réaction ne s’est donc pas fait attendre. Ils ont tout de suite pointé du doigt certains mœurs importés du bled par leurs proches. Nous sommes Comoriens mais si les Comores, c’est la division… on devine la suite.
Et c’est là que survient la mort d’Ibrahim. Le minot, comme on dit à Marseille, avait grandi toute sa vie dans ce pays. Et voilà que la haine l’emportait dans la tombe. La dignité et la discrétion légendaire de la communauté n’ont rien pu y faire. Après le drame, la France a fait semblant de découvrir cette facette pas très reluisante d’elle-même. Puis a oublié. Les autorités n’ont même pas daigné offrir une rue à sa mémoire, malgré les démarches entamées par ses amis. Elles l’ont pourtant fait pour un autre gamin, mort accidentellement pour une banale mais violente histoire de quelques francs. Mais pas contre la violence raciste que symbolise Ibrahim. Sa génération s’est mise alors à s’interroger sur elle-même. « Quand la France donne l’impression de vous rejeter, alors qu’on vous matraque tous les jours à l’école que ce pays est votre terre d’accueil, un lieu de fraternité et d’égalité, il y a de quoi se poser des questions« , note Mahmoud. D’où le besoin de se sentir à nouveau Comorien. Mais Comorien d’ici. Pas de là-bas. Il ne s’agit nullement pour cette génération de partir au bled. Leur réalité à eux est française mais leur besoin d’identité propre et de repères plus justes puise sa force dans Marseille pour clamer sa différence comorienne.
Et quel meilleur moyen de clamer cette différence sinon la culture ? Ibrahim faisait de la musique. Ses potes les plus proches lancent une école, autour de B-Vice, sa formation : le Centre Musical School, chargé d’encadrer les minots des quartiers nord de Marseille qui souhaitent évoluer ou exorciser leurs peurs dans le rap. L’engouement est total. Nombreux sont les jeunes d’origine comorienne qui s’y mettent. Un nommé Mambi en fait partie à l’époque. Deux années plus tard, il monte un nouveau groupe avec un autre jeune issu de la communauté, surnommé Boss. Soutenu entre-temps par IAM, co-produit par Côté Obscur, leur boîte de production, ils sont aujourd’hui en troisième place au top album, le meilleur classement au niveau national français, avec leur premier opus (*). Leur discours est clair : ils revendiquent cette comoriennité relative.
Dans la même dynamique, la FECOM, fédération des associations comoriennes de Marseille, s’est réorganisée. La vieille garde qui régnait sur ce collectif d’associations est reparti au bled ou bien s’est désengagé. La génération d’Ibrahim, elle, n’aime pas le concept des associations de village, de quartier et de région, qui est calqué sur la réalité sociale des Comores. Non ! En reprenant le flambeau, elle s’est mise à créer un tissu associatif reflétant au mieux ses aspirations : s’unir pour mieux s’affirmer et s’intégrer dans cette France multiculturelle mais « si sournoise parfois ». Ils exigent de leurs aînés d’avoir un discours cohérent sur la comoriennité, pas sur la division. Dans la foulée, ils sont quelques uns à monter le premier magazine essentiellement destiné à la communauté installée en France : Comores Mag. Un mensuel. Près de mille abonnés en moins de deux mois, un réseau fiable qui recrute ses fidèles, toutes générations confondues, en faisant du porte à porte et en expliquant à chaque famille que le temps est venu pour les Comoriens de vivre autrement leur quotidien français. Ils jouent surtout la carte de l’ouverture. Ils parlent de la communauté pour mieux se faire comprendre des autres.
A leurs côtés, officie un auteur, Salim Hatubou, publié chez L’Harmattan (Contes de ma grand-mère, Le Sang de l’obéissance). Il vient de lancer sa propre maison d’édition, Encres du Sud. Pour lancer de jeunes talents, aussi bien comoriens que francophones. Et pour contribuer à l’insertion sociale et au discours sur l’intégration. Mais toujours sous drapeau marseillais. Parallèlement à ce projet, il signe une BD sur les cités, « Fastoche, Prince du Béton » avec Fatah Hadji, autre minot de la communauté, qui va être soutenu par le Fond d’Action Sociale (FAS). Et prépare un film sur la mort d’Ibrahim Ali avec des jeunes de son quartier. Chebli, qui a sorti son premier disque l’année dernière chez Média 7, le premier album comorien salué par la presse spécialisée depuis bien longtemps, lui emboîte le pas. Il monte son propre label de production, de distribution et de diffusion. Même credo. Une nouvelle dynamique est donc en train de naître dans la communauté. Et tous ces jeunes étaient au rendez-vous le 21 février dernier en mémoire d’Ibrahim pour une journée culturelle dans l’un des lieux les plus importants de la scène marseillaise, l’Espace Julien.
Projets d’entreprises économiques, engagements sociaux et politiques, en plus du culturel, ces jeunes ne manquent pas de s’inquiéter face à ce qui se passe au pays de leurs parents. La crise permanente qui y règne à tous les niveaux les interpelle. Dernièrement, ils ont organisé des assises réunissant tous les représentants de la communauté en France pour entamer une réflexion sur le séparatisme qui sévit dans les îles. Mais comme l’explique Boss du 3ème Œil, il existe d’autres moyens pour aider les Comores à se relever. En réussissant là où ils vivent, ces jeunes pensent ainsi qu’ils ne peuvent que provoquer des réactions positives par rapport à leur pays d’origine. Leurs compatriotes de là-bas en seront fiers, ils en sont persuadés. Ceux d’ici trouveront enfin des réponses à leurs interrogations identitaires. Et Marseille n’en sera que plus enrichie. La France, autrement dit.

(*) Hier, Aujourd’hui, Demain, l’album de 3ème Œil est sorti chez Columbia/Sony.
Encres du Sud, tél. 04 91 31 64 90.
Chebli 06 03 27 12 70.///Article N° : 784

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