Pendant 13 jours, chaque année, et ce, depuis 71 ans, Belo Horizonte au Brésil est placé sous le signe de la fête et de la spiritualité. Et pour cause, on y célèbre la Fête du Rosaire, hommage aux ancêtres africains déportés sur les côtes d’Amérique du Sud et à leurs spiritualités. Reportage.
La journée commence tôt sur la terrasse de la reine Conga du Minas Gerais. Sa famille, les princes, princesses et les capitaines sont les premiers à se réveiller pour nettoyer l’emplacement, effectuer la décoration, et préparer les repas pour les visiteurs. Bien sûr, avant tout cela, ils ont demandé la bénédiction de Notre-Dame du Rosaire, les saints de la cour céleste, et les ancêtres, les convoquant pour la grande journée de célébration de la fête.
Pendant treize jours, le quotidien se passe ainsi. Treize jours qui marquent, depuis 71 ans, l’histoire du Reinado construit par Dona Cassimira, le Reinado Treze de Maio de Notre-Dame du Rosaire.
En ce premier mai à 18h dans l’accalmie de la nuit qui tombe, nous pouvons entendre le bruit très fort d’un battement de tambour. Peu à peu, ce tapage se répète, suivi par un chant. Des enfants le reprennent en chur. Dans le quartier de Concordia un buf déambule dans les rues.
Le Boi est l’annonciateur de la fête du groupe Treze de Maio. Chaque année, un membre du Reinado revêt ainsi ce costume et sort dans les rues, guidé par un capitaine qui récite des vers pour dire que la fête a commencé, accompagné d’un joueur de tambour. En plus d’inviter le public à participer aux événements qui auront lieu dans les jours qui suivent, le Boi collecte des « offrandes » qui financeront en partie la fête. Pendant neuf jours, la communauté locale se mobilise avec la présence du Boi. Les enfants et les adolescents, eux, jouent à le défier et à l’esquiver.
Selon l’histoire orale, le Boi était présent lors des premières fêtes des esclaves au Brésil, dans les cours des fazendas ou dans les champs. Les captifs ont introduit l’apparition du Boi dans les fêtes pour s’amuser et pour s’enfuir. Cela s’explique par le fait qu’avant les fêtes n’avaient pas le droit d’être réalisées dans les églises, les seigneurs permettaient à leurs esclaves de faire des festivités après avoir fini leur journée de travail. Ainsi endossaient-ils l’armature du Boi et, entre les célébrations et les rituels, ils se relayaient pour s’échapper des fazendas. Selon Isabel Cassimira, « quand ça avait lieu, on ne voyait qu’un tas de pieds de Noirs sous les tissus. (…) Alors, beaucoup en profitaient pour disparaître dans la brousse. »
Les pratiques laissées par les ancestraux esclaves se sont adaptées au contexte contemporain. Aujourd’hui il existe des manifestations avec le Boi dans tout le Brésil. Le Boi du quartier Concórdia frappe à la porte de certains habitants pour demander leur protection pour la fête qui va commencer. Aux côtés de son capitaine, il est en général accueilli avec un petit repas en signe de remerciement et de célébration, puisque le moment est arrivé de commencer la fête de Notre-Dame du Rosaire, tant attendue. Ceux qui ne peuvent pas participer aux festivités en raison d’une maladie, par exemple, reçoivent la visite du Boi, qui le fait pour témoigner de son respect pour eux et pour leur présenter ses vux de santé et de prospérité.
En plus d’attirer la communauté, le Boi traduit un esprit d’insouciance et de gaieté, inhérent à tout événement festif. Il montre que la fête du Rosaire est un moment de prière et d’adoration à Notre-Dame, mais qu’il est également un moment de partage, de joie et d’amusement. Sous cet aspect-là, les fêtes du Rosaire impliquent toute la communauté, non pas seulement les fidèles.
Le défilé du Boi dans les rues est devenu une tradition. En plus de servir d’annonce, il apporte une certaine « vitalité » à la fête, car pendant neuf jours il l’aura préparé et motivé les gens à y participer.
Pour Gabriel et Vaqueiro, qui sont aussi musiciens pendant la fête, préserver le Boi est un devoir tout autant que préserver la fête. « Les plus âgés, ayant accompli leur mission sur Terre, ils s’en vont, mais nous, on assure toujours la relève, on ne laisse pas tomber ». En même temps que le Boi est dans les rues du quartier de Concordia, un groupe des fidèles se réunit pour prier les saints patrons de la fête, principalement ceux considérées comme les protecteurs des Noirs : Notre Dame du Rosaire, Saint Benoît et Saint Iphigénie. Les prières, qui durent 8 jours, sont faites par des chants. Maria Cassimira a appris à ses enfants comment prier en chantant, et depuis plus de 70 ans ils les font de cette façon.
Les prières sont une façon de rendre hommage aux saints, mais aussi de convoquer spirituellement les ancêtres pour que la fête vienne. D’ailleurs, à chaque fois qu’ils parlent des ancêtres et aux ancêtres, ils demandent pardon, ils les remercient d’être présents, et à la fin ils les saluent, en les renvoyant « chez eux ». Les rites de la fête sont spécialement conduits pour montrer aux ancêtres que la vie est possible grâce à leur héritage, leurs efforts en construire une vie digne et juste, et que cela a été possible grâce à la foi en Notre Dame du Rosaire, la Reine des esclaves.
Après avoir annoncé la fête dans la communauté locale, et avoir convoqué les ancêtres, les rituels de la fête commencent le 9 mai. Cette fois, le Boi sort de la scène, et les groupes de danseurs et musiciens arrivent avec leurs instruments musicaux, et vont en cortège à la maison du « majordome », la personne qui sera responsable de garder les drapeaux de la fête jusqu’au 13 mai, quand la fête se termine. Le soir les groupes se réunissent à la maison principale, où la fête se déroule, pour hisser l’étendard de l’année 2015, aux sons des feux d’artifice.
Le 10 mai, la journée commence tôt. Avant que le jour se lève, à 5h du matin, les musiciens sortent avec leurs tambours dans les rues, avec une grande concentration pour les rituels qui vont venir. À 9h du matin, le même cortège, conduit par le « majordome », les musiciens et les danseurs, va à la maison des dévots qui sont travestis de leur propre saint de dévotion. C’est le moment où les gens ordinaires se montrent comme des entités, des rois et des reines de la « Cour Céleste ». En effet, ils ne deviennent pas de divinités. Dans la cosmovision de chacun, ils incarnant ces représentations quotidiennement, en donnant de sens à leur vie, leurs travaux, leurs relations avec les autres et avec le monde. Comme Margarida Cassimira, intégrante du Treze de Maio à déclarer :
La fête en elle-même est juste une partie spectaculaire d’une manière d’être, de vivre et de s’affirmer dans le monde, pour un groupe de personnes. Les raisons de la fête ne sont pas uniquement dans les rapports objectifs et concrets avec la vie quotidienne ; ce qui compte finalement, ce sont les liens tissés avec ceux qui participent. Ce sont les divinités les véritables invités de cette fête. Ce sont pour elles qu’on tourne et qu’on consacre toute l’attention et le temps. En ce sens, la fête constitue le scénario de mise à jour d’un système religieux plein des relations humaines et des échanges, bien qu’extra humaine et sacré.
Dans ce cortège qui arrive le 10, 11, 12 et 13 mai, on voit également la Reine Conga et le Roi Congo, représentants des rois et reines africains, couronnés au Brésil. Comme ils le racontent fréquemment, Chico Rei, une personnalité importante dans l’histoire de l’esclavage au Brésil, aurait dit : « Roi en Afrique, Roi ailleurs. » C’est pour cela que, indépendamment de leur position sociale et de l’époque, ils sont responsables de la mémoire de l’histoire de leur peuple, en lui donnant de la valeur et de la signification.
Au long de la journée, d’autres Reinados arrivent pour amplifier la résonance des tambours, et réunir un ensemble de dévots. Ce sont différents musiciens, instruments, chants, danse et couleurs. Un univers onirique, commun. En même temps que tout est rapide, on distingue avec légèreté, chaque détail, chaque expression des danseurs. Il y a de la concentration et de la prière, on voit aussi la gaîté et la fête.
Des jeunes, des adultes et des vieux. Des capitaines qui font des « batailles » musicales, des chants improvisés, et d’autres avec des paroles venues d’un autre temps. Tout est structuré dans un rituel, qui, comme on pourra le voir dans le discours de Margarida, est beaucoup plus qu’une fête. Même dans la production du disque commercial du groupe Treze de Maio, le moment de la fête est à la fois imprévu, mais particulièrement respecté par une organisation très complexe :
C’est parce que la musique de la fête fait partie d’une cérémonie à laquelle on intègre un rituel très complexe : tout a son moment propre et lieu approprié, et doit être exécuté pour une personne désignée. Mais des choses que l’on ne s’attend pas et ce qu’on ne contrôle pas, sont dans ce disque. Aussi les choses qui pourraient être insignifiantes ou impures. C’est parce même dans les fêtes il y a des failles, des lacunes, des voix rauques, des bruits des chiens et enfin le rythme exhaustive répétées qui balaie tout, mais, même ainsi, cela est soumis à l’influence de la créativité, de la gravité, de la grâce, de l’imprévu. Par conséquent, l’action et le contexte qui sont derrière ce disque devraient également être pris en considération lorsque vous entendez, cher auditeur, puisque rien, dans l’ambiance de fête, ne se produit de manière isolée.
À 15h30 du 10 mai, tous les Reinados présents vont en marche à l’Église Notre Dame de la Grace, dans le quartier du Concordia. Ils font le « Cortège Impériale du Rosaire », et réalisent, devant l’Église, la « Lamentation des Noirs », un rite où un Capitan du Treze de Maio récite un vers, en demandant au prêtre permission pour rentrer dans l’Église :
Oh le 13 mai, une assemblée a travaillé :
« Soulevez votre tête, Noir. La captivité est terminée »
Dans la captivité le M. Blanc est celui qui donné des ordres,
Lorsque M. allait à la messe, c’est le nègre qui le portait.
M. Blanc rentrait dans l’Église et dehors le nègre restait.
M. Blanc rentrait dans l’Église et dehors le nègre restait.
car si le noir revendiquait d’entrer, il était fouetté.
Le Noir ne prie que dans la Senzala (dortoirs des esclaves).
Le Noir ne prie que dans la Senzala.
et il demandait au Dieu Zambi du ciel d’avoir de la peine pour leurs âmes,
et pour les Noirs captifs, qui y sont morts dans les Senzalas.
Écoutez, Père, ouvrez la porte. Les Vieux Noirs veulent entrer,
pour entendre la messe, qui vous allez célébrer.
Écoutez, Père, ouvrez la porte. Les Vieux Noirs veulent entrer,
pour entendre la messe, que vous allez célébrer. »
Ainsi, Frei Chico, un Prête Franciscain, ouvre la porte de l’Église, et salue les dansants et les musiciens, un par un. Ils rentrent avec leurs tambours, et font acte de présence avec des chants aigus. Les murs résonnent d’un bruit très fort, affectant, envahissant, perturbant, qui change complètement la quiétude de l’Église.
À chaque battement c’est la convocation des Noirs d’aujourd’hui et d’hier, des ancêtres qui se rencontrent dans l’endroit du culte, sur cette scène sociale, avec leur propre rite. Les promesses, les remerciements, et l’actualisation de la lutte sociale pour l’égalité et la reconnaissance.
Nous sommes à Concordia, au Minas Gerais, mais aussi à Bahia, au sud et nord du Brésil, et dans tous les ports où les esclaves sont arrivés. Nous sommes dans les bateaux, nous mourrons avec eux, lors de la traverse. Nous sommes aussi en Afrique, lors de la capture, de leur calvaire, de leur torture. On reproduit leur vie, leurs rites, leurs croyances, leurs valeurs. On comprend que nous nous transformons en eux, grâce à eux nous rendant la vie d’aujourd’hui possible, pleine de sens et de spiritualité.
La Messe Conga, qui est réalisée au Minas Gerais depuis 1977, se poursuit avec un culte spécifique. Le Prêtre découronne la reine et le roi, les musiciens et danseurs conduisent les chants, l’homélie parle toujours des esclaves, des ancêtres, et de l’importante de sauvegarder ces manifestations, en suite les dévots communient, et à la fin la Messe, la Reine et le Rois sont couronné par le Prête. Ils s’organisent en file, et en battant les tambours et en chantant, les Reinados rejoignent la rue de nouveau.
La Messe Conga a été durement réprimée au Brésil, c’est pour cela qu’elle est absente d’une bonne partie du pays. Tout en exposant la lutte des Noirs pour leur reconnaissance sociale, l’entrée des danseurs et des musiciens des Royaumes dans l’Église est révélatrice d’un univers culturel propre au Brésil. Depuis que « l’option pour les pauvres » a été promue par les institutions ecclésiastiques, les frères du Rosaire, en tant que représentants de la religiosité populaire, ont investi l’église en tant qu’espace public. Ces transformations sont propres au contexte socioculturel brésilien car, comme Frère Chico le signale, il est très peu probable que ce genre de rituel soit accepté dans d’autres pays. Le Prête franciscain Francisco Poel l’explique :
Ni en Chine… ni en Afrique, ni en Inde, ni dans n’importe quel lieu, ni aux Pays-Bas : les tambours, ça ne rentrait pas dans l’église. C’était une des exigences de cette culture unique que l’Église a imposée par la contre-réforme à Tridentina, et qui est arrivée au Brésil… Aux Pays-Bas, non. Aux Pays-Bas, il n’y a que des gens aux cheveux blancs et… il y en a qui viennent à l’église, il n’y a plus rien. (…) Je suis très heureux qu’au Brésil le peuple ait été capable, capable d’être créatif… de modifier ça.
Le 11, 12 et 13 mai, à partir de 10h, tous les Reinados invitées se réunissent dans la maison de la Reine Conga, et vont, de nouveau, en cortège dans le quartier de Concordia, en passant dans la maison de quelques dévots. Ce sont les derniers jours de fête, les moments où la communauté reçoit le plus de public. Pour cette année lors du dimanche 10 mai, le Reinado Treze de Maio parle d’environ 1200 personnes, entre les groupes invités, la communauté et le public de passage.
Tous les aspects de l’organisation de la fête sont révélateurs de l’univers mystique et de la réalité concrète autour de la préparation d’une festivité. La sphère religieuse est confrontée aux besoins financiers, en d’autres mots, on compte surtout et inconditionnellement sur l’aide de Notre-Dame du Rosaire pour l’obtention des ressources qui permettront la réalisation de la fête, mais on compte aussi sur le soutien de la communauté et, plus largement, sur le financement public. Pendant les jours de visite à d’autres gardes, à savoir les trois derniers jours de fête, la fraternité qui organise l’événement est responsable de l’accueil des groupes en provenance d’autres villes et doit leur offrir des hébergements et de l’alimentation.
Pour la journée de clôture, Le 13 mai, à partir de 17h, le Prête Franciscain Chico célèbre de nouveau une nouvelle messe, cette fois-ci dans la maison du Reinado Treze de Maio. La messe est un hommage aux âmes des esclaves, avec la participation des musiciens et toute la communauté. Après la messe, cette année, il y a eu un événement spécifique. Les groupes sont utilisés par la première fois les tambours de Candombe, qui selon eux, ce sont les instruments les plus sacrés de communication avec les ancestraux.
À la fin de la nuit du 13 mai, avec une ambiance plus intime, moins de public et plus des dévots, les tambours de Candombe ont était pris par les musiciens. Ce moment particulier, rarement ouvert à la participation d’autre communauté sauf leurs danseurs et musiciens, où les prises de photo et de vidéo ne sont pas permises, la Reine Conga, la matriarche du groupe et la mère de plein d’autres dévots, à clôturer la fête de 2015 en disant : « Qui s’est affirmée, est affirmé. Qui n’est pas affirmé, ne s’affirmera plus ». Et ainsi le cycle des célébrations c’est terminé. Le restant des participants s’est dispersé, et la maison de la Reine a fermé ses portes, en sachant qu’a partir de ce moment, le Reinado Treze de Maio pense qu’à la fête de 2016.
Quelques jours après, le 2 juin 2015, la Reine Isabel Cassimira est morte d’un accident cardiovasculaire. Tous les Reinados sont revenus de nouveau à la maison du Treze de Maio pour les rituels de passage de la grande représentante des Reinados du Brésil. Ils ont réalisé pendant deux jours des cérémonies, le découronnement de Maria Cassimira das Dôres, et des demandes en suppliant pour qu’elle puisse, en d’autres lieux, continuer à guider le pas des afro-descendants brésiliens, pour quils continuent à trouver leurs places dans la société actuelle. La dernière phrase de cette femme sage reste encore très vive dans la mémoire : « Qui s’est affirmée, est affirmé. Qui n’est pas affirmé, ne s’affirmera plus ». Elle, oui, elle a affirmé sa présence dans le monde. Comme femme, comme mère, comme médiatrice, comme une vraie Reine de tous les danseurs et musiciens qui fêtent la présence éternelle de leurs ancêtres africains.
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