La force du rêve

Entretien de Sylvie Chalaye avec Françoise Lepoix

Université Rennes 2, janvier 2006
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Associée au Théâtre Paris Villette depuis 1999, Françoise Lepoix a un parcours théâtral très éclectique. Elle a travaillé auprès de Jean-Paul Wenzel et de Matthias Langhoff et reste nourrie de ces rencontres. En 2002, elle monte L’Entre-deux rêves de Pitagababa… de Kossi Efoui avec le Théâtre Les Bambous au Lavoir Moderne Parisien et part pour une longue tournée : Afrique du Sud, Kenya, Burundi, Rwanda… L’écriture de Kossi Efoui et l’Afrique seront ainsi deux nouvelles rencontres déterminantes, à l’origine de Io (tragédie).

On pourrait presque dire que le personnage central du spectacle est une marionnette. Pourquoi avoir choisi de travailler autour d’une effigie ?
Anna trouve une marionnette sur le marché et toute la parole antique de Io, cette parole empruntée à Eschyle ou à Heiner Müller, est sur scène montrée et agie par le corps d’une marionnette. Cette marionnette était pour Kossi Efoui une déclinaison de la poupée ashanti qui en Afrique de l’Ouest représente la fertilité. Une tête très solaire, des scarifications, deux seins proéminents et un nombril très ressorti. C’est sans doute la statue la plus commune aujourd’hui, elle est presque devenue banale.
Cette figure est plus une poupée articulée, dégingandée qu’une véritable marionnette.
En fait, les attributs de statuette ashanti ont presque disparu pour une forme beaucoup plus hybride. Avec Anne Leray qui a conçu et construit cette marionnette, nous ne voulions pas faire une marionnette de marionnettiste, il s’agissait surtout de créer un objet scénique à manipuler, une figure qui porte une souffrance. Mais nous voulions aussi que ce corps mutilé, cette image de souffrance passe par une simplification, une stylisation, c’est pourquoi nous avons travaillé par exemple sur les peintures de Picasso, sur des masques aussi. Comment représenter ce corps-douleur que porte la marionnette et que ne porte pas le personnage d’Anna ? Car Anna, cette jeune femme qui tient  » boutique beauté  » sur le marché est une incarnation contemporaine de Io. Anna est le dernier nom donné à Io d’après Ovide. Or je voulais qu’elle ne soit pas atteinte par la souffrance, et que son corps soit resplendissant.
Mais on retrouve les poupées ashanti surtout dans ces espèces de poupées-embryon à la face solaire qu’Anna manipule aussi et suspend sur un fil.
Ces poupées prennent une place au moment où le spectacle évoque l’Afrique coloniale. Elles sont d’autres déclinaisons des Io antiques, ce sont les petites mères, violées, sacrifiées… Elles représentent l’histoire qui travaille après un génocide, ces corps déterrés dont on retrouve l’identité par la couleur des pagnes encore éclatante après des années d’ensevelissement. Les poupées sont la métaphore de tous ces corps.
Sur ce marché il y a aussi une compagnie théâtrale, La Grande Royale, dont les comédiens ont disparu…
Oui. Une compagnie de théâtre qui avait à son répertoire le Promethée enchaîné d’Eschyle. Mais les comédiens sont partis. Hormis celui que jouait Prométhée et Hoochie-koochie-man qui jouait Ephaïstos, tous les autres sont partis dans les phalanges des collines alimenter les factions de toutes les guerres qui ravagent le continent aujourd’hui. On croise l’histoire antique, le mythe, puis la mémoire de la troupe et enfin ce présent d’une Afrique en guerre perpétuelle.
Or Io traverse chacune de ces histoires, comme un mythe fantôme, toujours réminiscent. On suit ainsi tous les avatars possibles de Io.
Masta-Blasta, l’écrivain public, raconte Io. Une légende dont tous les peuples de la Méditerranée se sont plus ou moins emparés, celle d’une vierge que Zeus, l’incarnation du pouvoir a eu le droit de violer, puis d’arracher à son apparence humaine en la transformant en vache. Il l’a ensuite condamnée à l’exil en l’obligeant à fuir pour échapper aux persécutions d’un taon qui harcelait son corps de piqûres. Kossi Efoui est parti de la prophétie, celle que l’on entend dans Promethée et qui présage que Io arrivera aux confins du Nil, pour accoucher d’Epaphos le Noir. Zeus la caresse et elle reprend sa forme de femme. Mais Kossi Efoui déplace Io jusqu’à la région des Grands lacs et fait dire à Prométhée : tu iras jusqu’au lac Tanganyika, au Burundi donc. Io dit l’errance, les populations déplacées.
Telles les petites mères que les guerres laissent derrière elles, le ventre gros d’un viol qui les bannit loin de leur village.
Les petites mères ont le même parcours que Io. Le lieu du marché a été un centre d’accueil où ces petites de 13 ans ont été accueillies et ont pu accoucher de leur enfant. Le personnage d’Anna a été une de ces gamines arrivées au centre pour accoucher de son fils.
Celui que l’on appelle  » le fils de la mère « …
C’est l’enfant de l’outrage. La pièce s’est d’ailleurs appelée  » l’outrage « . Le fils de la mère, c’est le fils du viol comme Epaphos. Il a tout pour être enfant soldat, suceur de colle, trafiquant de substances venues du Sahara et pourtant ce gosse deviendra le jeune homme qui porte l’histoire de Io…
Le fils de la mère est en somme le dépositaire de la poésie.
Il est celui qui porte la parole poétique, la parole littéraire.  » Sur les traces de l’outrage, une autre histoire peut avoir lieu « , dit Kossi Efoui. Pour lui, ce personnage porte toute l’aspiration à la réparation de l’outrage, il est le garant d’une histoire à venir, une histoire qui n’a de salut que dans la poésie, l’imaginaire, la fantaisie, la création…
L’enfant a été pétri des caresses de la mère qui l’a massé, a nourri sa chair, sa sensibilité tandis que Masta Blasta, l’écrivain public, l’a nourri de littérature. Né du chaos, né d’un chaos, bossu, cabossé, abîmé par le viol, il est accompagné d’un père symbolique et d’une mère symbolique, et par le toucher d’un côté et par la littérature de l’autre, il se reconstruit, soigne ses bosses, sort du chaos… Cette force de renaissance, cette énergie incroyable, cette force du rêve, je l’ai vue en Afrique… En dépit de ses plaies profondes, ce continent n’est pas mort, loin de là !
Io n’est donc pas une tragédie sans espoir…
Les personnages de Kossi Efoui montrent une Afrique dévastée, où la terre est profondément blessée, les gens sont terriblement abîmés. En même temps, ces personnages affirment constamment qu' » ici on est pas fracassé par la situation fracassée « , ils se montrent grands seigneurs.  » On vient se montrer Grande Royale « , comme ils disent : une façon de faire la nique à la mort et d’être brillants. C’est cette énergie qui m’intéresse, la force de l’art, l’énergie de l’art. Ces personnages racontent, se racontent, disent le fracas et le transforment en matière artistique. Il se joue là quelque chose dans cet entre-deux qui précède l’ouverture du marché. L’écriture de Kossi Efoui parle de ce réveil magique et prometteur. Ces personnages sont des prestidigitateurs, et c’est cette magie que nous essayons de rendre par les artifices du théâtre, les costumes, les marionnettes, les objets, les masques… C’est un pari difficile. Car il faut rendre aussi la dimension oratorio, toutes les strates des voix : les voix de premier plan, comme les voix arrière.
Vous avez aussi beaucoup travaillé sur l’éclatement du personnage.
Je crois beaucoup aux effets du théâtre de masque de Kossi Efoui. Dans L’Entre-deux rêves de Pitagaba, nous avions travaillé sur les masques, nous avions masqué les acteurs, puisqu’il était question de carnaval, dans une ville… Les acteurs jouaient avec des masques en latex, ils les enlevaient, les remettaient, et jouaient plusieurs personnages de l’histoire. Dans Io, j’ai travaillé avec des marionnettes, des espèces de sculptures, les créatures improbables venues de la mémoire du temps. Plusieurs corps ont habité ces lieux, et il y a encore des spectres… J’ai aussi inscrit un chœur grossi de ces créatures improbables, porteuses d’une histoire. Ces effigies portent les souffrances passées, alors que les acteurs incarnent le vivant, ils sont en devenir, c’est pourquoi ils rayonnent de beauté.
Cette beauté que vous avez recherchée éclate dans les couleurs du plateau.
Je voulais un sol peint. J’ai beaucoup travaillé sur le corps chez Bacon, et j’avais été très marquée par le rouge de la latérite au Rwanda. Dans ce rouge, beaucoup de sang. Une toile rouge, un peintre, Jean-Paul Redon, une faille… le désert, le viol, et des couches de peintures, de l’écrit, des traces, des écritures qui se mêlent : administratives, archéologiques, mythologiques, légendaires… des écritures venues de loin… On raconte que Io avec son sabot raclait le sol et finit par inventer une écriture… On a tellement parlé de la tradition orale de l’Afrique que Kossi Efoui avait envie d’inscrire au contraire l’écrit au cœur de l’œuvre.

///Article N° : 4518

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