Il est toujours extrêmement difficile de nos jours de relever le défi de l’encadrement typologique et de genre des écritures migrantes, diasporiques ou transnationales qui émergent et s’institutionnalisent de par le monde, même si ce phénomène intervient à des degrés divers et selon des modalités et une rapidité qui diffèrent souvent selon la réalité dans laquelle ces dernières sont amenées à s’inscrire. Comme le rappelle si brillamment un des critiques les plus attentifs de ce phénomène, l’Occident est condamné, par son destin historique et par sa méthode d’interprétation, à considérer l’autre pour mieux le soumettre à sa propre volonté dominatrice. Dans le domaine des études francophones, cette attitude est d’ailleurs très répandue et, sous couvert de donner la parole aux écrivains des pays dits émergents, on ne fait qu’enfermer l’écriture migrante dans un ghetto bien rassurant pour l’élite occidentale et bien commode pour la valorisation de la préférence nationale.
La littérature de la migration en langue italienne qui n’est apparue sur la scène éditoriale de la péninsule il n’y a environ qu’une quinzaine d’années, n’échappe pas à ce phénomène planétaire et ambigu. Les premiers écrivains que l’on avait tendance à appeler des » migrants écrivains » (migranti scrittori) et dont aucun n’était de langue maternelle italienne (contrairement à certains écrivains des aires linguistiques plus étendues comme l’anglophone et la francophone qui, parfois, partageaient la même langue que les colonisateurs) nous ont livré le récit de leurs expériences, aidés en cela par des journalistes et des écrivains du » terroir « . Ils sont souvent tombés, à travers le recours aux prix littéraires « communautarisés », dans le piège de l’unicité d’un fait littéraire qui voit sa naissance dans l’agrégation délibérée d’individualités créatrices bâillonnées car diluées dans le stéréotype subliminal du caractère d’étrangeté indistinct et commun à tous les membres de cette soi-disant communauté, réunissant des parcours culturels et des horizons expressifs radicalement différenciés qui devraient, au contraire, être exaltés dans et pour leur diversité. C’est ainsi que naquit la « letteratura italiana della migrazione », écrite par des écrivains étrangers ayant choisi de s’exprimer en italien dans leurs productions « littéraires ». La particularité de cette production éditoriale, à part le fait de voir le jour après celle des aires linguistiques » dominantes « , est de n’être pas reliée au thème du colonialisme (politique, économique et linguistique). L’originalité première tient dans le fait que l’italien n’est la langue littéraire que d’un seul pays, à la différence de l’anglais et du français qui s’expriment dans d’autres traditions littéraires nationales, avec chacune son histoire et dans l’interaction avec ce qui se dit être « le centre » (Paris, Londres et New-York). Dans la littérature italienne de la migration, la langue et la culture du pays d’accueil ne sont pas un héritage du colonialisme et aucun pays d’origine n’est plus représenté qu’un autre pour des raisons historiques profondes. Ainsi, on trouvera des auteurs venus des quatre coins du monde. La première filière sera bien évidemment celle de la littérature du témoignage, dans une Italie encore monolithique et plus habituée à envoyer ses fils à l’étranger qu’à recevoir elle-même des immigrés (la littérature italienne de la diaspora est d’ailleurs un champ d’étude beaucoup plus développé). La volonté des auteurs est de faire ressortir les préjugés raciaux et sociaux qui traversent la société italienne dans son ensemble. La violence, la solitude, la difficile intégration en sont les thèmes privilégiés. Conscients par la suite des limites de la littérature de témoignage écrite à quatre mains et donc, inconsciemment ou pas, récupérée par une forme de colonisation de la culture occidentale du pays d’accueil (jugée d’ailleurs par d’aucuns supérieure), les auteurs passent très vite à une écriture en solo mais qui reste toutefois marquée par un contre canon qui s’oppose au concept littéraire de l’autonomie de l’art prêchée par l’esthétique occidentale qui ne prendrait pas en compte, comme le fait l’écriture migrante, la délocalisation sociale. Hélas, jusqu’au début du vingt-et-unième siècle, ces auteurs qui ont abandonné, à juste titre, la littérature du témoignage ne voient leurs uvres circuler que parmi les spécialistes et les quelques lecteurs attentifs à cette production originale et de qualité. Ce n’est en définitive que lors des premiers salons du livre de Turin, que les grandes maisons d’édition italiennes vont commencer à récupérer cette littérature. Les prix suivront, avec par exemple le très prestigieux prix Montale pour Gëzim Hadjari, poète d’origine albanaise. Depuis lors, les auteurs les plus innovants mélangent les traditions italiennes et celles de leur pays d’origine, faisant sortir la tradition littéraire italienne de ses rails. Un de ces auteurs, Carmine Abate, est même devenu le premier exemple en Italie de cette littérature du « Tout Monde » dont parle, avec justesse et finesse, Edouard Glissant. Aujourd’hui, la critique littéraire italienne serait bien inspirée de jeter un pont entre ces trois traditions : la tradition dite classique et, comme dans toutes les langues du monde, celle de la littérature des italiens à l’étranger en langue italienne et, enfin, celle de ces néo-italiens de « toutes les couleurs ».
Bien que de nombreuses collections comme » Kuma Lettere migranti » des Edizioni Interculturali et » Poetiche » de Meltemi soient utiles et stimulantes pour ceux qui, en Italie, s’intéressent à la littérature et à la migration, cette littérature est encore aujourd’hui fortement marginalisée, surtout par les italianistes eux-mêmes qui continuent à parler « d’écrivains issus de l’émigration », éludant le fait qu’ils sont, comme les autres, des écrivains à part entière et de ce fait installent une forme de hiérarchisation que certains jugeraient philosophiquement » colonialiste » dans un pays qui ne fut qu’un bien piètre colonisateur et qui envoya tant de ses enfants vers des contrées lointaines. C’est d’ailleurs sur ce point que se distinguent les analyses du phénomène italien par rapport aux phénomènes plus connus des aires linguistiques francophone et anglophone. En effet, les premiers critiques, Gnisci et Sinopoli en premier lieu, partirent du constat que l’expérience de l’émigration des populations italiennes sans ressources, pourtant présente dans l’historiographie italienne, était presque entièrement refoulée par le peuple si bien installé dans le confort qui suivit le miracle économique des année 1980. De plus, le mythe des italiens qualifiés de » braves gens « , si présent pour expliquer les caractéristiques de l’expérience coloniale italienne ou pour la justifier, voire peut-être pour en minimiser son échec (?), en tout cas pour la présenter comme plus tolérante et plus humaine, semble découler d’une volonté collective de gommer le phénomène de la colonisation de l’histoire de l’Italie. L’émigration italienne et le colonialisme sont donc, au sens freudien du terme, des refoulements de l’inconscient collectif des habitants de la péninsule, ce qui explique en partie l’absence presque totale des études postcoloniales en Italie. D’où la volonté affichée par Gnisci de » décoloniser l’esprit « . Donc, le chemin qui vise à définir ce que veut dire être italien en ce début de vingt-et-unième siècle, semble long et peu aisé. La littérature italienne s’ouvre ainsi sur un phénomène nouveau et réintègrera, souhaitons le, l’arène de la République mondiale des Lettres.
Seules les revues Kuma (qui signifie d’ailleurs » parole » en langue bambara) et Meltemi (qui est un vent de la méditerranée) jouent aujourd’hui, à l’instar d’Africultures, sur la différence comme ouverture, échange portant à l’enrichissement de soi et des autres. C’est d’ailleurs la collection Kuma qui regroupe dans Diaspore europee e Lettere migranti de Gnisci et Moll les textes littéraires et les essais produits pour le 1er Festival Européen des Lettres Migrantes qui eut lieu à Rome en juin 2002. Quant à la nouvelle revue on-line el Ghibli (un vent du désert), née à l’initiative d’un groupe d’auteurs étrangers qui vivent en Italie, elle a pour but de toucher le plus grand nombre de lecteurs potentiels et de sortir de cette semi clandestinité dans laquelle les auteurs évoluaient. Et pourtant, il ne faut pas s’imaginer que ces auteurs viennent tout juste de débarquer en Italie. Les plus connus d’entre eux vivent en Italie souvent depuis plus de quinze ans et ont une connaissance d’adulte de la société italienne, souvent beaucoup plus importante que de très jeunes auteurs du terroir qui produisent une première uvre. Parmi eux, et c’est le cas par exemple de Nassera Chohra, l’auteur de Volevo diventare bianca (edizioni e/o, 1993), la migration a débuté très tôt. Cette dernière est en effet née à Marseille de parents saharawi, a grandi et étudié en France avant de s’installer en Italie. Il est donc normal de noter une prédominance des thèmes du départ, des premières années difficiles dans la nouvelle réalité, de la nostalgie de la mère patrie chez les auteurs de la première génération. Souvenons-nous d’ailleurs du poème de Hadjari :
» Il pleut toujours / dans ce / pays / peut-être parce que je suis / étranger »
Ce confinement dans une identité figée d’immigré se retrouve également chez les écrivains des générations suivantes auxquels on » interdirait » presque d’être » trop » italien et de parler, comme le jeune auteur sénégalais Jadelin Gangbo, le patois de Bologne et supporter l’équipe italienne de foot et non pas » ces » compatriotes » NOIRS » du Sénégal. Souvenons-nous aussi du scandale provoqué par l’élection en 1996 d’une Miss Italia provenant de la République Dominicaine.
C’est au début des années 80 que naissent en Italie les premières uvres migrantes, avec en particulier celles des deux sénégalais Saidou Moussa Ba (La promessa di Hamadi) de Pap Khoma (Il venditore di elefanti), du marocain Mohamed Bouchane (Chiamatemi Ali) et du tunisien Salah Methnani (Immigrato).
Le statut du lecteur de cette littérature est aussi celui qui a été le moins étudié jusqu’à nos jours, alors qu’il mériterait beaucoup plus d’attention. Le lecteur « moyen », non professionnel, est probablement le chaînon encore manquant de ce phénomène. En effet, les écritures migrantes en langue italienne seraient une interrogation et un défi ouvert en vue de la formation culturelle du lecteur moyen, habitué à méconnaître, voire même à ignorer la production culturelle de nombre de pays et de continents. Il est évident que les acquis culturels préalables, demandés pour la littérature de la migration en langue italienne, sont beaucoup plus nombreux que ceux réclamés par un auteur italien contemporain comme Andrea Camilleri. Quand on pense au terreau ancien et raffiné de la production en vers de matrice moyen-orientale ou à la tradition orale de la textualité africaine avec son corollaire de mythisation complexe des formes et des personnages tel qu’il est présent dans le texte de Ndjock Ngana Yogo et qui fait dire à son auteur camerounais que la lecture devient alors passive et réductrice selon le principe que : « connaître une seule langue/ un seul travail/ une seule coutume/ une seule civilisation/connaître une seule logique/c’est une prison », il convient de préparer, au sein de l’institution scolaire italienne, les jeunes générations de plus en plus multiculturelles aux défis littéraires de la globalisation intellectuelle.
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