Sociologue et activiste de longue date, Marc Bernardot soulève avec nous les enjeux des politiques de logement qui visent depuis les années 1960 les travailleurs migrants. Depuis la figure du foyer de travailleur migrant, il analyse les mobilités des migrants dans la ville comme un révélateur de notre société urbaine présente et à venir.
Dans l’ensemble de vos travaux vous analysez les politiques migratoires à travers le prisme du logement. En quoi cet angle est-il si éclairant ?
Ma signature est en effet de travailler sur les objets spatiaux, et voir ainsi comment une société se projette sur le sol. Entrer dans la ville par la petite lorgnette du foyer de travailleurs migrants par exemple, regarder comment il est traité et quelles sont les populations qui y vivent permet de regarder l’ensemble de la population urbaine française. Reprenons le fil historique du logement des travailleurs migrants. À la fin des années 1950, l’industrie a besoin d’ouvriers, elle fait venir massivement des centaines de milliers de travailleurs migrants. Elle a aussi besoin qu’ils soient installés à proximité des sites de production. Le foyer est alors la réponse proposée par les pouvoirs publics, qui pousse aussi les entreprises à participer au financement de ce logement. Un autre enjeu est qu’il s’agit de populations qui viennent des colonies et des ex-colonies. Les pouvoirs publics et les entreprises considèrent que la venue de ces coloniaux ne doit pas excéder la période d’utilité économique qu’elles représentent. Leur idée est alors de fixer ces populations par le logement, et le foyer en particulier, de manière à limiter leur circulation autonome dans l’espace métropolitain. Il y a un dernier enjeu politique au foyer. La guerre d’Algérie se déclenche dans cette période. L’afflux des populations ouvrières algériennes est massif. Plusieurs centaines de milliers d’Algériens viennent en France, en tant que sujets coloniaux. Et les usines françaises en ont besoin. Ces Algériens habitent dans des bidonvilles à proximité des usines, et le ministère de l’Intérieur décide de pousser une politique systématique de construction de logements pour ces travailleurs.
Vous dites que les foyers sont un prolongement de la logique des camps d’internement et d’autres formes historiques de contrôle de la mobilité des migrants.
En travaillant sur les foyers pendant plusieurs années, je suis tombé sur un certain nombre d’acteurs, de situations et de lieux qui ont été successivement liés à l’histoire de l’internement et du logement contraint des populations migrantes. Des savoir-faire sont passés du logement forcé dans les situations de guerre, de répression et de déplacements de populations sur des grandes échelles, vers la construction des foyers. Ces savoir-faire ont plus largement servi de point d’entrée dans la ville aux acteurs qui ont construit ces logements. Il s’agissait de profiter de la déconstruction du bidonville puis du foyer pour prendre le contrôle d’un certain nombre de territoires à la fois démographiquement, architecturalement et économiquement. Cela s’est effectué à travers des opérations foncières et immobilières de très grande ampleur qui n’avaient pas comme objectif initial le foyer mais dont le foyer constituait une première marche. À partir de ces territoires acquis les acteurs ont pu se positionner dans des endroits qui n’étaient pas encore convoités. Il pouvait s’agir de centres villes occupés par des petits ouvriers comme à Barbes ou dans le 19e arrondissement de Paris. Mais il y a eu aussi beaucoup de foyers construits dans des marges urbaines. Or ces territoires excentrés dans les années 1960 sont devenus en 2013 les centres des villes nouvelles et des quartiers résidentiels dont la valeur est considérable.
Par extension, on peut trouver des points communs avec d’autres situations nationales ou internationales où le logement est un moyen déterminant d’agir sur la ville et les populations. Par exemple au Qatar, il y a le système des Kafala, ces grands camps où vivent des ouvriers philippins, vietnamiens, bengalis. À une échelle plus gigantesque, la Chine a son système des Hukou qui permet de contrôler par le logement et l’habitat urbain des populations rurales qui viennent dans les villes. On peut trouver la même histoire avec l’apartheid en Afrique du Sud, où le logement des ouvriers dans les townships et leur déplacement contrôlé vers les centres de production était l’instrument pratique, économique, social, policier de l’apartheid.
Alors le foyer, cette manière de gérer institutionnellement le logement des immigrés, n’est pas une spécificité française ?
J’ai longtemps prétendu qu’il l’était, mais le modèle du foyer pour célibataires est plutôt britannique et se diffuse en Italie du Nord, en Autriche, en Allemagne et aux États-Unis avant d’être implanté en France. C’est un modèle qui bifurque vers des politiques différentes selon les pays. En France il va prendre une tournure particulière du fait de la question coloniale. Très vite les expériences d’hôtels pour célibataires nationaux vont se segmenter, avec des premiers foyers ruraux pour les jeunes agriculteurs puis des systèmes pour jeunes travailleurs et personnes âgées. Mais c’est le foyer de travailleurs migrants qui va incarner véritablement la notion de foyer. Loger des coloniaux a une dimension politique qui rappelle les enjeux de l’histoire du logement social en France, avec cette tension entre ceux qui sont favorables à la concentration des ouvriers et ceux qui au contraire craignent que la conscience ouvrière naisse dans ces lieux. On retrouve les mêmes types de faille entre ceux qui sont pour l’expansion coloniale et ceux qui disent on n’a rien à faire là-bas. Les acteurs favorables au logement collectif sont souvent aussi pour la colonisation.
Peut-on dire que la politique de logement spécifique par le foyer est aujourd’hui révolue ?
On pourrait considérer que le foyer est le résidu d’une époque passée. C’est une sorte de grotte troglodyte qu’on ne peut plus réhabiliter. En dépit du bon sens on a fait une sorte de mausolée aux travailleurs migrants. Le décret instituant le passage des foyers à un modèle de résidences sociales date de vingt ans et aujourd’hui on continue à parler de chaque avancée comme d’un grand départ à zéro. Une partie des foyers a été valorisée dans le cadre des nouvelles politiques sociales, très sociales et humanitaires en devenant des résidences sociales accueillant des populations précarisées. Mais les autres foyers qui n’ont pas pu être réhabilités en résidence sociale ne le seront plus. Si nécessaire, un statut dérogatoire leur sera trouvé pour les trente prochaines années. Les foyers sont un lieu d’observation exceptionnel du changement des politiques sociales. Aujourd’hui on fait de la politique de logement pour les classes moyennes, on les répartit dans les quartiers valorisés et ensuite on fait des politiques quasi humanitaires d’urgence pour les pauvres, dont les travailleurs. Si on regarde le principe qui pilote le logement social ou le logement ouvrier, on retrouve les mêmes logiques, les mêmes acteurs avec des discours et des moyens équivalents. Il s’agit de dispositifs qui visent à « remettre en mouvement » une partie de la population, notamment les populations qui posent problème à la vue. Il faut qu’elles bougent, il ne faut pas qu’on les voie.
Certains foyers ont tout de même été tout à fait appropriés par les résidents et sont devenus des lieux centraux pour les communautés migrantes ?
C’est vrai que le foyer est un lieu décisif de l’autonomie de la classe ouvrière immigrée. C’est un lieu décisif aussi pour le transnationalisme, c’est un lieu d’accueil, d’information, une tête de pont, une interface décisive avec le pays d’accueil. C’est un lieu politique : beaucoup de campagnes électorales s’y déroulent et beaucoup de questions religieuses y sont traitées. La question du développement se pense aussi en partie depuis les foyers. Mais une bonne moitié est peuplée de gens de plus de 65 ans dont l’univers social s’est beaucoup réduit depuis le départ du travail. Ils ont des problèmes de santé parce qu’ils ont été poly-exposés aux maladies professionnelles et aux accidents de travail, et ce sont eux qui ont été les moins suivis par la médecine du travail.
La sociologie française manifeste-t-elle un regain d’intérêt pour ces questions de mobilité des migrants dans la ville ?
J’ai beaucoup déploré l’absence d’intérêt dans le milieu scientifique sur les foyers de travailleurs migrants. En revanche, le nombre de collègues qui se sont penchés sur les questions de logement a explosé ces cinq dernières années. Même au-delà des chercheurs spécialisés, il y a une sensibilité, une expérience qui s’est constituée autour de ce sujet et qui me paraît importante car la question du logement est une question centrale. Pendant très longtemps on a négligé l’étude des villes, elles étaient devenues des sortes de belles endormies, elles n’étaient plus au cur des mouvements essentiels. Et puis ces questions de fixité ou de mobilité des travailleurs est devenue une question absolument centrale. La marche du monde est faite par les migrants et les villes, par les migrants dans les villes et vers les villes.
Comment lisez-vous cette surmédiatisation récente autour de la « question rom » ?
J’y vois le signe d’une pathologie avancée de la société française. Cette hystérie anti-rom nous dit beaucoup sur la société française et ses névroses répétées. Mais elle ne nous dit rien sur les Roms, si ce n’est qu’on peut de manière métaphorique prendre le Rom comme le citoyen précaire de demain et figure constitutive de l’imaginaire européen, comme les Kurdes pourraient l’être pour l’Asie mineure. Je pense que les Roms et les vieux travailleurs migrants peuvent nous enseigner le savoir-faire qu’ils savent mobiliser dans des climats d’hostilité. Ce fut le cas pour moi, j’ai appris une partie de mon activisme en passant beaucoup de temps dans des foyers pendant des années, en tant que chercheur et en tant que militant. J’y ai vu mes limites, mes peurs, mes angoisses, mes incompréhensions, j’y ai vu ma famille aussi, lorsque des papis me parlaient comme à leur petit-fils avec affection, avec attention. Je suis devenu un sociologue beaucoup plus humble.
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